Heurs et malheurs de la jeune Eur

Michel Goldblat,

Toute cette histoire a commencé par l’enlèvement, suivi du viol, de la jeune Europe par Zeus, le dieu qui se croyait tout permis.

On frémit à l’idée de ce qu’il fit subir à l’innocente jeune femme. Chaque soir, dominateur et jaloux, il retrouvait Europe sur sa couche et elle souffrait les derniers outrages.

Heureusement, Europe n’était pas du genre à se laisser faire longtemps. Une nuit que Zeus offrait à toute l’Olympe réunie un festin de quarante bœufs bien gras, Europe profita de l’ivresse générale pour prendre la poudre d’escampette.

Dès le lendemain, malgré sa gueule de bois, Zeus remua ciel et terre pour la retrouver. Mais Europe restait introuvable, parcourant le continent du nord au sud et de l’est à l’ouest, vivant de rien, dormant dans des granges et même des grottes. Elle attendait que le dieu se lasse.

Or non seulement Zeus ne lassa pas mais il décida de se venger. Il chargea Ares de châtier tous ceux qui, du nord au sud et de l’est à l’ouest du continent, avaient aidé Europe à lui échapper.

Le dieu de la guerre fit donc ce qu’il faisait le mieux. C’est-à-dire la guerre. Et c’est là que les catastrophes ont commencé à s’enchaîner.

Il ravagea d’abord son pays natal, puis le bassin méditerranéen. Et ce furent la guerre du Péloponnèse, la guerre de Corinthe, les deux guerres puniques, les guerres de Macédoine, les guerres gallo-romaines. Et on vous épargne les guerres civiles entre Marius et Sylla et entre César et Pompée.

Mais Europe restait invisible.

L’arrivée de Jésus sur la terre apporta un peu d’espoir. Mais pas pour longtemps. Conformément aux prophéties, il n’apporta pas la paix mais le glaive.

Et donc rien ne s’arrangea. Au contraire même. Ares cherchait Europe avec toujours plus d’obstination et, ne la trouvant pas, déchirait le continent de guerres toujours plus cruelles.

Ainsi, c’est au zèle d’Ares que l’on doit la guerre des Goths, les guerres saxonnes, les guerres novgorodo-suédoises ainsi que la conquête musulmane de la péninsule ibérique.

Il cherchait Europe à l’ouest et ce fut la conquête normande de l’Angleterre avec sa mortifère bataille de Hastings. Il cherchait Europe à l’est et ce fut l’invasion mongole qui déferla. L’histoire se répétait avec toujours plus de morts et toujours plus de désolations.

La ténacité d’Ares nous valut ainsi la guerre de Cent Ans, la guerre de Treize Ans, la guerre de Quatre-vingts Ans et la guerre de Trente Ans. Les Polonais faisaient la guerre aux Suédois, les Français aux Anglais, les Anglais aux Néerlandais, les Russes aux Polonais et les Turcs aux Autrichiens.

Mais toujours, Europe, en fuite, restait introuvable. Et les années et les siècles passaient, toujours aussi sauvages, toujours aussi meurtriers.

Même le siècle des Lumières fut obscurci par la persévérance du dieu de la guerre. On compta une grande guerre du Nord, une guerre russo–turque, une guerre de Sept Ans ainsi qu’en 1784, curiosité historique, une guerre dite de la Marmite.

Et pas d’Europe.

Rendu à moitié fou par ses échecs successifs, Ares décida alors de frapper un grand coup. On allait voir ce qu’on allait voir. Et ce qu’on vit, ce fut la Grande Guerre. Lorsque les canons se turent, on comptait 10 millions de morts et 20 millions de blessés. Le dieu de la guerre avait de quoi être satisfait.

Mais de son gibier, d’Europe, aucun signe, aucune trace, rien.

L’échec était patent.

Dans ses moments d’introspection, Ares se demandait s’il était encore le même dieu invincible auquel Zeus avait fait appel. Peut-être qu’il devenait un peu vieux pour tout cela.

Mais il n’allait pas abandonner sans un dernier coup d’éclat. Alors, dans un formidable effort, Ares déclencha la deuxième guerre mondiale. 62 millions de morts. Il n’avait jamais fait mieux. Et il ne ferait jamais mieux. Il attendit pour voir si, effrayé par l’ampleur du massacre, on allait enfin lui livrer sa proie. Mais rien ne se passa.

Seule une voix se fit entendre. Une voix humaine, calme et assurée, qui lisait une déclaration solennelle. On était le 9 mai 1950. La voix était celle de Jean Monnet et il invitait tous les pays intéressés à poser les premières bases concrètes d’une fédération d’Europe. Cette déclaration sonna aux oreilles d’Ares comme la proclamation de son échec.

Il la voyait maintenant, Europe. Elle était là dans ce champ de ruines. Droite. Debout. Plus jamais elle ne laisserait violer par qui que ce soit, homme ou dieu. Elle réclamait la paix et était prête à la construire.

Ares décida aussitôt d’abandonner la chasse.

Et on ne l’a plus vu en Europe depuis près de 75 ans.

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