Il se demande s’il va en reprendre une. Il est étendu sur sa paillasse de plage, les jambes un peu écartées, ses épaules rouges, son ventre ballottant avec des poils blonds, son short ouvert pour la digestion, son genre je-promène-mes-couilles-il-faut-bien-qu’elles-prennent-l’air. Celui-là, je l’ai vu tout à l’heure au bar, il discutait avec un de ces pourvoyeurs de gamines que j’ai appris à repérer depuis seulement dix jours que je suis ici. Je sais qu’il en a eu une dans la matinée. Toutes les couvertures, tous les prétextes sont bons : l’adoption, le parrainage pour la scolarisation, la candidature au mariage même, avec les plus âgées. Cela finit dans un endroit variable, mais toujours par la même séquence lourde, cadeaux dérisoires, sourire gêné ou résigné de la fille, préliminaires hâtifs et puis il la gobe comme un œuf en soufflant comme un bœuf, plus elle est jeune et plus elle est étroite, il aime avoir la sensation qu’il la force un peu, cela dure à peine cinq minutes et déjà il s’excuse presque, il la console et cela fait encore partie de son plaisir, les pauvres petites comme il les aime il voudrait bien les consoler toutes, ce pays, cette pauvreté, pas d’avenir, ce sont comme ses enfants, des enfants pas encore perverties par nos contraintes occidentales économiques vestimentaires judéo-chrétiennes féministes et j’en passe: presque des animaux, et dociles avec ça, mais quel regard profond, on s’y noierait. Il m’a dit ça au même bar hier où il commande ses consommations de tous ordres, les tequilas et les fillettes, après le cinquième mojito j’ai cru qu’il allait me proposer de l’accompagner. On s’y noierait… je vous dis… on s’y noierait…

Elle en est sûre à présent : elle a oublié de fermer l’eau en partant. Elle sait qu’elle n’osera même pas évoquer la question avec son mari qui repose à côté d’elle sur sa paillasse de plage, les jambes un peu écartées, ses épaules rouges, son ventre ballottant avec des poils blonds, son short ouvert pour la digestion, entre les canettes que le boy ramassera, les tubes d’huile solaire, les romans de l’été, le porte-portable en plastique rose fluo gonflable offert par son magazine préféré pour les vacances, le sac de plage bourré de kleenex, de peignes, d’échantillons de crèmes de jour, de tampax, d’aspi-venin, d’anti-moustiques, de monnaie, de prospectus de boîtes de nuit, de souvenirs pour les petits-enfants, les fillettes aiment tellement les bracelets de corail. Elle a oublié de fermer l’eau, et la femme de ménage ne viendra pas avant la veille de leur retour, vendredi prochain. Elle prend son portable, tapote un message à l’intention de sa fille, en sautant des lettres pour gagner du temps : g oublie 2 ferme lo vrifi ? Elle ne se fera jamais à ce langage. Par acquit de conscience elle enverrait bien le même message à sa voisine, mais elle n’a pas son numéro de portable et puis elle serait obligée de taper tout en toutes lettres ou alors de lui téléphoner. Dans un grand effort intellectuel, elle se demande si le coût de la communication serait plus ou moins élevé que le coût de l’eau qui doit couler là-bas et tout à coup elle ne voit plus que ça sur cette plage ensoleillée de vacances, à l’abri des arbres et vautrée sur son transat, l’eau qui coule l’eau qui coule inexorablement la chasse d’eau le robinet du troisième la vanne de la cave l’évier la baignoire qui déborde.

Zoom avant. C’est étonnant. La petite vendeuse regarde la grosse dame qui prend son portable, tapote un message à l’intention de sa fille, en sautant des lettres pour gagner du temps. On dirait une minuscule mangouste qui considère un gigantesque naja. Elle tient à la main des bouquets de fleurs de papier coloré qui me rappellent celles qu’on vendait sur les plages de la mer du Nord quand j’étais petit. Elle se demande si elle va oser l’interrompre pour lui proposer sa marchandise, elle sait que si elle en vend dix dix seulement sur la journée elle aura rempli son contrat gagné sa nourriture et son logement. Entre deux rêveries tout à coup vaguement éveillé, le type à côté de la femme la regarde la flaire je bondis intérieurement non ne lui vends pas tes fleurs et je la photographie dans cet instant où elle hésite entre deux moments entre deux vies dans la fluidité du destin dans son maintien de gamine et son aisance de future femme de future mère de future vieille de future morte. Son visage large est comme contenu dans ce rectangle encore inédit encore non enregistré non sauvegardé qui flotte et bouge et tremble avec un glissé photographique et humain dans les limbes de l’instantané un océan de pixels dont tous la définissent et pas un ne la retient.

Zoom arrière. Ça y est, je les tiens tous dans le même petit rectangle. Je voulais juste un angle plus large pour l’introduction du reportage et je me rends compte que j’hésite comme la gamine qui tient à la main des bouquets de fleurs de papier coloré qui me rappellent celles qu’on vendait sur les plages de la mer du Nord quand j’étais petit. Bien sûr que moi aussi je finirai par essayer de leur vendre ma camelote. Je reviendrai avec des valises pleines à craquer d’images et des textes plein la tête et plein le carnet à couverture de cuir que Cécile m’a offert à Florence au marché central. Bien sûr qu’ils invoqueront la crise la concurrence tous ces reportages d’excellente qualité qu’ils reçoivent en même temps que le mien les tarifs prohibitifs de la Société des photographes tu ne crois tout de même pas que tu vas obtenir ça ni chez nous ni ailleurs ? Alors je lève le pouce ou plutôt l’index je m’octroie le temps de la réflexion je focalise question de point de vue juste une mise au point hé hé et tant pis pour l’investissement le reflex numérique à cinq mille euros sans parler des optiques.

Zoom avant. Tiens, je ne l’avais pas vu tout de suite, celui-là. Il est derrière un paravent orange qui tranche grotesquement sur sa peau pâle. Plongé dans un livre qui doit faire au moins huit cents pages. Je zoome je zoome. Souveraineté d’Uruk… Épopée… de… Gilgamesh. Éditions du Cerf. Faut faire dix mille kilomètres pour lire ça au bord de l’eau. Je me demande ce que ça raconte, l’épopée de Giga… de Gilgamesh. Le gars de Gilgamesh, en tout cas, il doit savoir. Je rêve ou il a un crayon sur l’oreille ? Je pensais que ça n’existait plus que dans Le nom de la Rose. Il relève le nez, il va peut-être regarder autour de lui et sourire, non, il tourne la page et se replonge. OK, man, excuse-moi si mes pensées t’ont interrompu, je te laisse couler à pic dans tes histoires ! Il relève le nez, encore, il regarde dans ma direction, il se replonge dans sa prose, les pensées pleines à craquer d’images et des textes plein la tête. Non, man, je joke, je te jure que c’était pour rire. Il fait un peu triste, ici. Qu’est-ce que je fous sur cette plage paradisiaque avec tous ces clowns alors que Cécile… et les petits…

À l’extrême droite de la plage, juste avant la forêt qui cache les bungalows, entre la tache bleu clair de la piscine (une piscine au bord de la mer non mais je rêve…) et la ligne brun sombre du bar en bois de balau ou keruing (je ne sais jamais lequel des deux est utilisé pour les châssis, sous nos latitudes, en tout cas ici au moins c’est du bois indigène), il y a un bateau, un vrai bateau, c’est étonnant qu’il ne fasse pas partie du décor je veux dire du décor des touristes, non c’est un bateau de pêche qui sert vraiment à aller à la pêche. Je le sais, j’ai discuté hier en quelques mots avec le pêcheur, il disait I go fish, this my boat, sa fille se carrait contre lui, poussant sa tête contre sa hanche, en souriant de toutes ses dents ou presque, sept ou huit ans à tout prendre, this my little girl et comme j’espère que le gros de tout à l’heure ne la prendra pas, mais le père avait l’air de la tenir à l’œil, il la regardait avec une tendresse sévère, c’était tout simplement étonnant ce père et cette fille cette fille et ce père pas contaminés ou presque et qui avaient l’air de vivre seulement de vivre I go fish, the sea big but I know the fish, I know the sea. Lui aussi presque toutes ses dents et une espèce d’indestructible jeunesse. Il est là, comme hier, avec sa fillette qui tourne autour de lui comme un petit satellite et lui il la toise sans rien dire.

Elle, bon, c’est ma protégée, je ne sais pas, j’ai presque pas envie d’en parler, elle me fait peur et elle m’attire, elle est assise face à la mer et donc face à moi qui la regarde à travers mon objectif comme si je la pointais du doigt, elle en a du cran d’être là crâne rasé à l’ombre des arbres, enfin pas crâne rasé mais crâne chauve crâne dépeuplé de cheveux échevelé lisse comme une fesse de bébé dégarni de ces longs poils doux qu’on caresse avant d’y mordre déserté par la vie chevelue la puissance végétale de la sève capillaire bref elle en a du cran d’affronter la foule balnéaire avec la seule peau de sa tête et le cancer qu’il y a dessous quelque part ah oui c’est ma préférée ma protégée je la couve dans l’optique de mon 75-300 mm avec sa tête lisse et son cancer qui couve aussi je sais qu’elle est en rémission en rémission et moi je suis en mission elle me regarde sans me voir de ses yeux sans cils et sans sourcils sans sourciller elle me regarde elle prend un foulard et se lève dans le soleil se couvre le tête ça y est elle est une femme ordinaire en maillot peut-être juste trop mince trop plate pas moche oh non juste un peu trop transparente.

Zoom arrière sur un troupeau de jeunes. On peut les transposer n’importe où : à la mer à la montagne, en maillot ou dans la neige, buvant des batidas ou du chocolat chaud avec un trait de chartreuse. Ils sont interchangeables. Ils sont partout chez eux, à leur place, ou bien ils ne se doutent même pas qu’ils pourraient être ailleurs, peut-être au soula- gement des autres. Ça braille, ça jappe, ça secoue ses rastas de blanc, ses foulards de moudjahid à vingt euros de chez Esprit, ça glose sur la qualité des vagues pour le surf, ça jacte sur les canons qui se déhanchent dans le périmètre, ça dégoise les rombières, ça s’étend sur le sable avec une insupportable volupté, en tendant les orteils et le reste aussi visiblement, sur des serviettes qui ont déjà servi à tout alors qu’on n’en est qu’au troisième jour du séjour. Il est dix heures, ça va dormir un peu pour cuver le petit-déjeuner de coca et de cigarettes. Je les shoote en rafale comme une compagnie de pingouins qui batifolent. Je checke les prises, c’est tout à fait ça, des pingouins. Mon irradiée passe devant eux, dans son splendide isolement de malade, son tchador noué sur son absence de chevelure, et ils hésitent un peu devant sa nonchalance où ils reconnaissent une des leurs qui aurait oublié d’être sexy par nature. Ils frémissent comme des huskies couchés au passage d’un autre attelage. Je me demande soudain si j’arriverais à temps pour la défendre mais elle passe, elle passe devant eux, elle va nager, elle vient vers moi et c’est moi qui recule, qui me détourne, qui fuis.

Amiruddin c’est le patron de l’hôtel, il est tout jeune il a à peine vingt-cinq ans. Il vient de terminer la construction de la grande terrasse devant la véranda. Cela fait huit mois qu’il a ouvert, juste à temps pour le début de la saison, et la véranda a pris du retard à cause de ses propres retards de paiement. La mafia locale a attendu qu’il ait commencé à rembourser avec les premières rentrées de devises. Elle a attendu juste assez longtemps, comme l’hyène impatiente la tombée du jour, comme l’aigle jouit de tomber au moment même, comme le serpent s’absorbe avec une passion froide devant le terrier d’un mulot fataliste. Il trouve d’ailleurs que les frères auraient pu attendre un peu plus encore, car en même temps que la prospérité Dieu leur a envoyé un garçon et il dort mal à cause des pleurs et des tétées nocturnes. Il se dit avec un sourire que le racket est un signe extérieur de richesse, les voisins et les gens de son village ne s’y sont pas trompés ils le saluent avec respect depuis qu’ils savent que son petit microcosme hôtelier est à la merci d’un refus ou d’un retard, que sa femme et son fils pourraient payer en brûlures et en violences à peine bâillonnées la moindre mauvaise volonté financière d’Amiruddin. Bien. Il n’est pas question de mauvaise volonté. Le jeune patron regarde la mer et sourit, content d’être né dans un monde que les riches touristes viennent voir de très loin et pour beaucoup d’argent. Pas lui qui s’en irait sur les vagues se tanner la peau à tirer des filets, à barboter dans l’écume ! Je le connais, tel qu’il est il regarde les vagues et il remercie Dieu, dans sa chemise jaune pastel à manches courtes et son short vert. Je l’entends me dire hier en servant ses grillades de poissons, « Ici, tout nous est toujours venu de la mer ».

La petite fille du pêcheur vient de prendre congé de sa copine. L’autre est maussade, elle n’a pas reçu la permission de rester sur la plage avec son amie. Elle s’en va en haussant les épaules vers l’entrée du village, s’accrocher à l’antique autobus crachotant et puant, plein de vieilles, de caisses et de volailles, qui la ramènera dans la colline où elle habite. Son père est fermier. De temps en temps, pour arrondir ses revenus, il va dans la forêt capturer des varans jaunes qu’il vend sous le manteau à des trafiquants de reptiles. Il me les a montrés l’autre jour. Il est obligé de les séparer parce qu’en captivité ils se mutilent, se dévorent les pattes et la queue, s’entremordent à pleine gueule. Il les nourrit un à un et avec grande prudence. Ce sont de très gros lézards calmes, jaune-vert, d’un mètre environ, placides, ils ont l’air avisé d’un courtier en bourse qui flaire la hausse. Quand ils sont au repos, on peut les caresser sans problème en passant la main sur leur tête et leur cou lisse où on sent rouler les écailles sous le dos de la main. Mais il ne faut surtout pas les toucher quand on les nourrit. Il m’avait prévenu, alors j’ai armé le reflex et j’ai regardé à travers l’objectif. Il leur donnait des grosses larves ou des chenilles, je ne sais pas. Rien qu’à les voir, ils sont restés interdits, museau en l’air, puis ils ont commencé à cogner les grillages de leurs cages comme des taulards en pleine émeute. Il a laissé tomber les chenilles par le dessus du grillage: elles n’ont même pas eu le temps de se trémousser en l’air, les varans les cueillaient au vol. C’était fascinant. Ils en ont gobé chacun au moins une dizaine. C’est la petite qui va les capturer sous les larges feuilles des arbres. Elle revient avec un panier d’herbes tressées débordant de gros insectes, et elle sourit de mes grimaces mal maîtrisées. Une fois repus, les varans se sont calmés, le ventre rebondi, et ils ont disparu dans les recoins de leurs cages tapissées de feuilles mortes. On aurait pu croire qu’elles étaient vides. En regardant bien, je vois des tronçons de corps écailleux, des doigts crochus de vieillard, des espèces d’oreilles qui palpitent lentement, des yeux noirs de fille chauve. Je photographie, je suis absent, il n’y a que mon Nikon qui shoote, qui shoote ces saletés antédiluviennes.

Zoom arrière. Je regarde la gamine aux chenilles qui s’en va, déjà loin, au milieu du demi-cercle de la plage pointant vers le village, avec à gauche le gros salaud et sa femme enduite de crème pianotant sur son portable, maladroitement, à deux pouces, et la petite vendeuse de fleurs en papier, et à droite ma queen malade, sur la plage au bord de la mer, passant en revue, comme un dictateur fatigué, le tas de manchots affalés sur le sable, juste devant la terrasse couverte de claies et noyée de clair-obscur où Amiruddin souriant regarde dans ma direction, c’est-à-dire regarde la mer. Ses yeux s’écarquillent, il a un mouvement de recul, il se penche en avant, il regarde. Il appelle le garçon de terrasse, me montre du bras. Non, ce n’est pas moi qu’il montre. Derrière moi, la mer roule et gronde, pas comme d’habitude. Un à un, ils se mettent à me regarder, tous en chœur, avec une grande bonne volonté, comme pour une photo de famille. Je shoote, je shoote. Derrière moi, la mer roule et gronde, pas comme d’habitude.

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