Bien sûr, il ne s’appelait pas comme ça. C’est moi qui avais imaginé cette transposition. Il était améri-cain, notre premier contact avait été facile. Il avait la fierté naïve de son pays gigantesque, je souriais moi-même de l’amoureuse exiguïté du mien. D’où tu viens ? Oh ! Cool. Fascinating. Il était pianiste. J’étais informaticienne. Il rêvait de composer sur ordinateur, je rêvais de ne pas avoir abandonné le piano à dix-huit ans. En général, on situe une rencontre en écrivant : quand je l’ai vu pour la première fois. Moi, je l’ai entendu. Il jouait je ne sais quel morceau de Toots Thielemans, en faisant traîner le piano comme un harmonica. La fibre nationale a dû jouer. Il avait l’air disponible, éveillé, pas stone : plutôt sable et eau. Lire la suite


Ah, c’est comme ça, ils nous coupent le gaz, terminal méthanier terminé ? On n’a qu’à leur couper l’eau, on détourne la Meuse…

— On ne peut plus aller à Middelkerke, les routes sont barrées ? Ben, alors, fini le ski de fond dans les Ardennes…

— Plus une crevette flamande pour du jambon wallon ! Lire la suite


Une

Ils sont complètement pétés. Elle a bu, il a probablement fumé, en plus. Ils se tournent le dos, je devrais dire ils se tournent les fesses. C’est en tout cas plutôt l’impression que ça donne. Et pourtant ils dansent. Et ils sourient, surtout elle. Lui, il essaie. Il a l’air, au choix, de sortir d’un immeuble en feu, de réchapper de la noyade ou alors de jouir, mais après beaucoup d’efforts. Lire la suite


Ta ta ta taaaaaan. Ta ta ta taaaaaaaan.

Moi la musique classique faut pas m’en parler. La grande musique quoi. J’aime pas. C’est pas pour moi… tous ces beaux costumes, ces tralalas, ces duchesses à l’opéra, non merci. C’est pas ça qui va me faire vendre mes poireaux et mes salades. À côté de mon étal il y a Youssouf qui vend des disques arabes. Eh bien franchement je préfère ça même si je comprends rien. Ça balance, c’est gai… Quand il fait moins cinq comme aujourd’hui ça réchauffe… et quand je regarde passer les trains au Midi, en écoutant, ça me prend comme ça, des envies de voyage… d’enlèvement… alors je demande à Youssouf de passer Khaled, et il le fait mais pas longtemps parce que les jeunes n’aiment pas ça ils préfèrent le rap, et après – pourtant je suis pas du sérail, wouâââââh ! – il va nous chercher deux verres de thé à la menthe brûlant et très sucré, je lui dis choukrane et il répond inch’allah et on se marre ça nous fait passer la matinée parce que quand il fait froid comme ça les clients ils se bousculent pas… Lire la suite


Avec un grognement de satisfaction, Frederick Craig descendit de son Chevy deux-tonnes. Un modèle cabine avancée, un des premiers du genre, flambant neuf, d’un rouge luisant, avec des chromes impeccables et même des enjoliveurs sur les roues, comme sur les voitures. Il s’en était foutu pour cinq ans de remboursements et, depuis quatre mois tout juste qu’il était au volant d’une telle merveille, balançait régulièrement entre l’angoisse de ne pas arriver à payer les traites et la joie enfantine d’être le propriétaire d’une si extraordinaire machine. Lire la suite


Il se demande s’il va en reprendre une. Il est étendu sur sa paillasse de plage, les jambes un peu écartées, ses épaules rouges, son ventre ballottant avec des poils blonds, son short ouvert pour la digestion, son genre je-promène-mes-couilles-il-faut-bien-qu’elles-prennent-l’air. Celui-là, je l’ai vu tout à l’heure au bar, il discutait avec un de ces pourvoyeurs de gamines que j’ai appris à repérer depuis seulement dix jours que je suis ici. Je sais qu’il en a eu une dans la matinée. Toutes les couvertures, tous les prétextes sont bons : l’adoption, le parrainage pour la scolarisation, la candidature au mariage même, avec les plus âgées. Cela finit dans un endroit variable, mais toujours par la même séquence lourde, cadeaux dérisoires, sourire gêné ou résigné de la fille, préliminaires hâtifs et puis il la gobe comme un œuf en soufflant comme un bœuf, plus elle est jeune et plus elle est étroite, il aime avoir la sensation qu’il la force un peu, cela dure à peine cinq minutes et déjà il s’excuse presque, il la console et cela fait encore partie de son plaisir, les pauvres petites comme il les aime il voudrait bien les consoler toutes, ce pays, cette pauvreté, pas d’avenir, ce sont comme ses enfants, des enfants pas encore perverties par nos contraintes occidentales économiques vestimentaires judéo-chrétiennes féministes et j’en passe: presque des animaux, et dociles avec ça, mais quel regard profond, on s’y noierait. Il m’a dit ça au même bar hier où il commande ses consommations de tous ordres, les tequilas et les fillettes, après le cinquième mojito j’ai cru qu’il allait me proposer de l’accompagner. On s’y noierait… je vous dis… on s’y noierait… Lire la suite


Peut-être que quelque chose nous dérange en Eminem, nous blancs. Cela même qui, dans une Amérique découvrant le rock, dérangeait les contempteurs d’Elvis Presley, surnommé « Elvis the Pelvis » parce qu’il se déhanchait, sur scène, de manière… obscène. « Vraiment que ces sauvages fassent leur musique de sauvages mais que les blancs ne s’en mêlent pas ». Si cela était ce serait pire que du racisme, si c’est possible.

 

Alors l’emploi – très fréquent – du mot niggaz (nègres) chez les rappeurs blacks : autorisé au nom d’une espèce d’autodérision cyranienne (« Je me les sers moi-même avec assez de verve »)  mais censuré si c’est d’un blanc qu’il émane – très rarement, par exemple dans la chanson « Rock City », et d’ailleurs pas en tant qu’insulte. Alors l’homophobie – banale à pleurer – stigmatisée, le sexisme – affligeant comme partout – pas pardonné, comme si on demandait plus à Eminem qu’aux autres rappeurs sous prétexte qu’il est blanc. Avec un paternalisme plus que douteux, on laisserait passer les outrances verbales des noirs au nom d’une espèce de fragilité, d’irresponsabilité, « car ils ne savent ce qu’ils font ». C’est bien ce que je disais : pire que du racisme. Lire la suite