Deux femmes du peuple

Luc Dellisse,

Le cahier

Parce qu’elle avait les joues creuses, parce qu’elle était pleine de silences et d’arrière-pensées, elle ranimait ma curiosité romanesque toujours à l’affût, et je multipliais les ruses pour rester un moment seul chez elle, tandis qu’elle vaquait dans son cabinet d’aide sociale. Ainsi j’allais d’une pièce à l’autre sur la pointe des pieds, au passage frôlant des tiroirs enfoncés à bloc.

Elle sortait du peuple, parlait du peuple, d’une voix comme un souffle, un peu faubourienne, que je la soupçonnais d’avoir inventée. Elle avait adopté une tenue populaire, des vêtements amples et noirs, qu’elle portait comme un uniforme, variait peu, et changeait sournoisement, car elle en avait toute une collection, dans un placard défoncé. Elle n’était pas très minutieuse dans la vie quotidienne, et son mépris pour la bourgeoisie et les femmes d’intérieur lui permettait de vivre dans une propreté douteuse, et dans un désordre effrayant.

Il m’arrivait de balayer, de laver le sol, de ranger la vaisselle retournée sur l’égouttoir. Je faisais marcher le lave-linge, noir sur noir. J’ouvrais largement les fenêtres, je réparais le fauteuil de bureau. Je lui disais qu’elle était une grande bourgeoise privée de ses domestiques, que les vraies prolétaires, les femmes du peuple certifiées, faisaient de leur intérieur un bijou. Elle riait un peu, une sorte de ricanement. Elle n’était pas laide, encore moins sotte, mais elle aimait trop les idées pour s’intéresser aux choses et aux gens.

La découverte de son cahier secret a changé ma vie. Pas seulement le regard que j’ai jeté sur elle, ensuite (mais je ne l’ai plus revue que deux fois). Aussi mon regard sur les autres femmes, et sur l’autre monde jouxtant le monde apparent. Je crois que c’est à cette époque que je suis devenu dissimulateur. J’avais lu son cahier, je n’en laissais rien voir.

Elle devait aimer les ratures et les beaux manuscrits, sans se soucier de leur aspect pratique, car son cahier n’était pas lisible, mais il éclatait de gribouillis et de couleurs. Les monuments en ruine, le parlement en feu, les corps déchiquetés n’avaient d’esthétique que la haine, comme la grimace ou le spasme d’une militante qui jouit malgré elle.

Elle a surgi soudain derrière moi. Elle était rentrée sans bruit. Elle a essayé de me frapper avec une bouteille. J’ai eu de la chance. Ma maladresse m’a servi, j’ai glissé. La bouteille a éclaté sur le coin de la table avec un terrible contre-ut.

La dernière fois que j’ai fait l’amour avec elle, debout, appuyé contre la lourde table, les semelles dérapant un peu dans la flaque de lait et dans les tessons, de grands traits de rouge, de noir et de glauque dansaient devant mes yeux, dessinant l’arabesque changeante du plaisir. À Amsterdam, longtemps après, sur un pont, je l’ai croisée. Elle n’a pas répondu à mon petit signe de tête. Elle était rancunière. Elle n’était pas douée pour l’action directe, sexe compris. Elle avait perdu la confiance de ses chefs. Elle avait raté sa cible, comme elle m’avait raté moi.

La barrière

Une jeune femme, mince et menue, que j’avais vue par la fenêtre d’une petite maison maritime, en train de faire son ménage, et je l’avais observée en passant, sans ralentir, enregistrant son existence comme celle d’un être magnifique et inaccessible. Je m’étais empressé de l’oublier.

Les fenêtres sont des écrans plats. Inutile de fantasmer sur les fictions qu’elles proposent. Déjà la mer, la mer favorise les mirages, à cause de l’enfance qui y est restée.

Mais cette femme était faite pour moi. Le sort s’est joué de ma prudence. Il l’a remise sur mon chemin. Imméritée, irréelle.

Elle était si petite que lui répondre, même sans esprit de suite, était tout un parcours. Je m’étais assis sur le piquet de la barrière, pour gagner, c’est-à-dire pour perdre, une tête ou deux. À hauteur d’homme, son visage fulgurant, sans cesser d’être timide, mangeait le mien : par sa lumière, par sa douceur, par sa blondeur, et les questions qu’elle me posait, sur le garage à vendre, sur la transaction, touchaient par leur humilité.

Elle était le peuple revenu, après une longue absence : ma famille, ma vraie famille, avec ses toiles cirées, son jambon en conserve, ses voitures allemandes bas de gamme, son puritanisme sexuel, son ignorance des langues mortes, sa peur de manquer, ses prix fixes, ses études d’instituteur, ses vêtements mal coupés, sa tendresse, son audace au bord du chemin. Heure creuse, jamais plus après, une seule fois sans suite, les sous-vêtements gaufrés, la peur terrestre, et Dieu sur terre, et le terrible éblouissement.

Tout cela en flamand, bien sûr, en pleine hypnose, et je me souviens de mes deux genoux écorchés sur le lin, de l’extrême blancheur de ses cuisses repliées comme des crans d’arrêt.

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