Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ?

Laurent Grison,

Ubu roi est une pièce de théâtre d’Alfred Jarry (1873-1907) publiée en 1896 dans la revue Le Livre d’art puis dans un volume édité au Mercure de France. Ce « drame en cinq actes en prose, restitué en son intégrité tel qu’il a été représenté par les marionnettes du Théâtre des Phynances en 1888 » (c’est le sous-titre exact de l’édition originale) est créé en décembre 1896, à Paris, par la troupe du théâtre de l’Œuvre, dirigée par le comédien Lugné-Poë.

Jarry situe l’action de sa pièce dans une Pologne fictive. Ubu est un autocrate sans foi ni loi, il incarne la figure décivilisée du tyran aveuglé par son propre pouvoir. Détenteur de l’autorité suprême à la suite d’un coup d’État, Ubu est violent, cupide, lâche aussi. Dépourvu de tout sens moral, il est destructeur et non bâtisseur. Il opprime ses sujets, entité collective manipulée, dégradée, avilie. Il affirme la nécessité du « décervelage » d’un peuple perdant, de facto, sa valeur, voire son identité. C’est par la soumission imposée avec brutalité que le peuple devient métaphoriquement « cet inconnu », pour reprendre l’expression choisie avec perspicacité par Jacques De Decker. « Inconnu » peut signifier simplement « qui n’est pas connu ». Je préfère toutefois ici – en prenant la liberté de glisser du masculin au féminin et inversement – le sens mathématique de valeur que l’on doit déterminer, de quantité que l’on cherche pour résoudre un problème. Ainsi le peuple, « cet inconnu », ne serait pas un problème mais la solution d’un problème. Je place ma réflexion, bien entendu, dans le champ politique, en donnant à ce terme son sens historique le plus profond qui réfère à la polis – la cité en tant que société organisée – et à l’État.

En 1923, seize ans après la mort d’Alfred Jarry, Max Ernst (1891-1976), artiste allemand alors engagé dans le mouvement Dada, peint Ubu Imperator (musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris). C’est un portrait en pied. Une toupie anthropomorphe à cuirasse rouge et gaufrée, les bras serrés et pliés contre le buste, ouvre de grandes mains avec un feint étonnement. Sa tête casquée, légèrement penchée vers l’arrière, a la forme d’une tour ronde. Sorte de demi-armure sans jambes, cet objet cylindrique à grosse « gidouille » – mot rabelaisien employé par Jarry dans sa pièce – repose sur une pointe acérée. La toupie dispose, à sa gauche, d’une longue pointe fine et verticale, à la base courbe comme le « crochet à Nobles » d’Ubu : cette arme serait une sorte de sceptre, un attribut du pouvoir complétant le verdâtre faux drapé à l’antique qui couvre inélégamment les épaules du personnage. Portrait en pied, Ubu Imperator est aussi un portrait en pointe. La chose tient étrangement debout, en arrêt sur le sable jaune orangé d’un lieu désert et plat qui retient son ombre écrasée. Les lois de la gravitation semblent ne pas s’imposer à lui alors qu’un ciel nuageux pourrait devenir menaçant.

La toupie est un jouet traditionnel, généralement en forme de poire, qui tourne sur une pointe de fer dont il est armé. La toupie peut aussi avoir un sens symbolique – notamment dans la tradition juive, à l’occasion de Hanoukka – dont Max Ernst pourrait avoir eu connaissance. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1835 précise qu’une « toupie d’Allemagne » est une sorte de jouet creux et percé d’un côté qui fait du bruit en tournant. C’est peut-être à ce jouet évocateur de son enfance allemande qu’Ernst pense en peignant Ubu Imperator. En choisissant de représenter un tel objet, il associe le portrait d’Ubu au jeu et à la dérision, retrouvant ainsi l’esprit de Jarry. Bon lecteur de celui-ci, il s’inspire du Véritable portrait de M. Ubu, gravure que Jarry réalise pour l’édition de sa pièce. Provocateur, Ernst tourne aussi en ridicule les codes picturaux académiques qui sont ici désacralisés. Subversif, il raille l’autorité comme le fait Jarry, à la fois facétieux et irrévérencieux. Combinant des éléments hétéroclites et inattendus dans une image à la signification énigmatique, il annonce le surréalisme dont le manifeste paraîtra un an plus tard, en 1924, sous la plume d’André Breton. C’est certainement la raison pour laquelle la toile est acquise très tôt par Paul Éluard, poète surréaliste particulièrement attentif à la production artistique de son temps.

Ubu est un pleutre mais cruel chef de guerre. À ce despote adepte de la violence, Ernst attribue, avec dérision, le brevet d’Imperator destiné à : « Touts chefs d’armes, qui avoyent ce tiltre ou par l’ordonnance du peuple, ou par l’authorité du Senat, ou par une joyeuse acclamation de leur armee apres avoir faict quelque beau faict de guerre sur les ennemis » comme l’indique le Dictionarium Latinogallicum (1552) de Robert Estienne. Dans une figure rhétorique d’amplification, le Père Ubu devient l’inconcevable et parodique treizième empereur romain dont l’épopée s’ajouterait aux Vies des douze Césars de Suétone. « Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée », dit la Mère Ubu (Ubu roi, acte III, scène VIII). On peut sûrement rire de ce personnage grotesque qui garde la pose devant le peintre. Son auguste portrait pourrait être vu comme un pastiche de celui, en majesté, de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud (1701, musée du Prado, Madrid).

On peut aussi trembler devant Ubu, maître absolu prêt à tout pour jouir du pouvoir et de ses privilèges. Sa bêtise et ses armes – « crochet à Nobles » ou encore « croc à merdre » – le rendent très dangereux, comme tous les tenants des régimes totalitaires qui tourmentent l’Europe dans l’entre-deux-guerres. L’année de la réalisation du tableau, 1923, est celle du putsch raté d’Hitler à Munich (8 et 9 novembre), en une période d’instabilité où la violence et la terreur germent avec les SA (Sturmabteilung : « sections d’assaut »), escouades paramilitaires brutales. Le contexte politique allemand est très présent dans l’esprit de Max Ernst, né en Rhénanie, qui observe avec inquiétude l’évolution de son pays depuis la France où il vit et travaille. On peut voir, dans le tableau, une analogie entre Ubu et Hitler, deux dictateurs féroces, nourris de haine.

Ubu est un monstre. C’est ainsi que Jarry le présente et qu’Ernst le représente. À leur suite, en 1936, Dora Maar (1907-1997), artiste antifasciste proche du mouvement surréaliste, intitule Portrait d’Ubu (musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris) la photographie d’un fœtus de tatou, mammifère édenté xénarthre dont le corps, recouvert d’une carapace de lames cornées et articulées, se roule en boule. Le monstre en annonce d’autres : si le XXe siècle a engendré de terribles dictateurs, notre début de XXIe siècle voit surgir de nouveaux rois Ubu, alors que, naïvement, on croyait l’espèce disparue. « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la chose immonde » écrit Bertolt Brecht (1898-1956) en 1941, alors en exil pour échapper aux nazis.

 

Vous, apprenez à voir, au lieu de regarder.

Bêtement. Agissez au lieu de bavarder.

Voilà ce qui a failli dominer une fois le monde.

Les peuples ont fini par en avoir raison.

Mais nul ne doit chanter victoire hors de saison :

Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la chose immonde.

Bertolt Brecht. La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Épilogue. 1941

 

« Agissez au lieu de bavarder » ajoute-t-il dans l’épilogue de sa « farce historique », selon sa propre expression. Le personnage central de la pièce, Arturo Ui, personnage génétiquement issu d’Hitler, d’Al Capone et d’Ubu, est « une chose immonde » qui réussit à accéder au pouvoir. Jarry, Ernst, Dora Maar et Brecht, dans des contextes historiques différents, cherchent tous les trois « à voir, au lieu de regarder », en éveillant les consciences pour dépasser la bêtise, la médiocrité et la lâcheté face à l’injustice, la dictature et la violence.

« Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ? » dit le capitaine Bordure dans la scène VI de l’acte II à Ubu (Alfred Jarry, Ubu roi, 1896). Un « avènement », c’est l’élévation à une dignité suprême. Si Bordure évoque l’accession au pouvoir d’Ubu, sa réplique peut aussi laisser entendre au lecteur que le « joyeux avènement » pourrait, à la fin de la fable comique et cruelle de Jarry, politiquement subversive, ne pas être celui d’Ubu mais du peuple lui-même qui aurait raison de celui-ci. Dans le tableau d’Ernst, la toupie ne tourne pas ou, plus exactement, ne tourne plus. Réduire le tyran à l’immobilité et au silence avant que le peuple ne le chasse serait donc possible. En dépit des nuages qui s’accumulent dans le ciel d’un monde bleui par la peur de l’autre et sans doute de lui-même, l’espoir est donc permis, même si « nul ne doit chanter victoire hors de saison ». Ainsi « le peuple, cet inconnu » serait, par sa valeur même, enfin reconnu.

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