Sainte-Justine-en-Ardenne, le 21 juillet 2004
Ma toute blonde,
Il pleut sur Sainte-Justine-en-Ardenne. Pas un petit crachin du genre breton, mais des seaux, que dis-je, des citernes d’eau grise. Ma seule consolation est qu’il paraît qu’il pleut aussi à Knokke. Les Flamands sont donc arrosés deux fois : chez eux et dans cette Ardenne qu’ils envahissent, en nombre égal, me semble-t-il, de celui de leurs frères ennemis, les Hollandais, dont la portion femelle se signale ici par des cuisses remarquablement épaisses et des coiffures démodées qui évoquent les bigoudis des permanentes faites à la maison dont abusait ma tante Élise. Il pleut, dis-je. Dans cet hôtel plutôt cossu, je regarde tomber la pluie sur le plateau ardennais, sur la rivière par-delà la route nationale, sur l’église au clocher d’ardoise. Peux-tu comprendre ce que signifie un doux désespoir ? Maintenant que tu es si loin de moi, il pleut aussi dans mon cœur, comme dirait l’autre. Je profite de l’absence de Judith et des gosses, occupés à s’empiffrer de gâteaux dans la pâtisserie d’à-côté, pour t’écrire ces quelques mots en vitesse. J’ai prétexté une note de lecture à rédiger et puis, il y a bien longtemps que je suis parvenu à faire croire aux miens que je n’aime pas les gâteaux. Tu sais que ce n’est pas vrai, pas plus qu’il n’est vrai que je n’aime pas les blondes, alors que je n’ai jamais été aussi amoureux que de toi, qui es la seule vraie blonde que j’ai connue. N’ajoute pas « jusqu’à présent ». Je compte bien faire durer mon présent avec toi jusqu’aux contreforts de l’éternité.
J’ai ouvert la petite radio portative que tu m’as offerte (j’ai inventé que c’était un cadeau de mes collaborateurs au labo) et qui ne me quitte jamais quand je suis en voyage. Musiq3 (c’est ainsi que cela s’écrit à présent, il y en a qui, comme on disait quand je portais l’uniforme, ne sont pas vite rouges !) diffuse de la musique du dix-huitième siècle. Pour le moment, c’est le Deuxième Brandebourgeois, celui avec le solo de trompette, que nous avons entendu ensemble dans la cathédrale de Cracovie, quand j’étais à ce colloque où un collègue grec t’avait fait un gringue tellement éhonté que j’avais fini par ne plus être flatté. C’était l’an passé, pour moi c’était hier et c’est aussi, dans ma tête, un peu demain. Peu m’importe alors, si sûr que je suis que cette promesse sera tenue, que ton mari t’emmène cette année à Salzbourg. Cela dit, j’espère que tu y feras une ample provision de Mozart, on n’est jamais assez rassasié de ce genre de nourriture là.
Pour commencer, puisque tu es coupée du monde avec ton mari et tes enfants sur ton île de naufragés de luxe, je t’envoie une petite chronique des choses qui se passent chez nous. À table, au restaurant de l’hôtel (très convenable, le chef a fait ses classes à Lyon), on parle beaucoup de l’affaire Dutroux. Le procès en était hier à son cent quarante-deuxième jour, si je compte bien. La défense de Dutroux a découvert que Nihoul aurait échangé quelques mots avec le chef de gare de Sainte-Justine, qui n’est éloignée de Bertrix que de quelques kilomètres. Elle demande que ce témoin soit entendu, car qui dit chemin de fer dit réseau, et qu’il ne faut, paraît-il, négliger aucune piste. On dit que l’homme en question est en vacances à Ténériffe. On attendra. Le président de la cour d’assises a rappelé qu’on avait tout son temps. Hier encore, Dutroux s’est présenté à l’audience avec des béquilles. Il prétend qu’un des policiers qui l’escortent lui a fait un croc-en-jambe dans je ne sais quel escalier.
J’ai vu à la télévision Condoleeza Rice expliquer que Bush était sincère quand il prétendait que Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive et que c’était en tenant compte de cette sincérité qu’il fallait approuver sa décision d’entrer en guerre en Irak. Je rêve de voir la photo de cette femme, à poil sur le dépliant central de Playboy. La mienne, de femme, dit qu’elle a une sale gueule. C’est peut-être cela qui m’attire en elle : avec une gueule pareille, on ne peut avoir que des nichons en béton. Moins beaux que les tiens, évidemment, mais presque.
As-tu suivi les péripéties des derniers jeux de télévision-réalité sur TF1 et M6 ? M6 a commandé une série d’émissions dans lesquelles six couples sont amenés à s’échanger selon les simples caprices du hasard. La caméra s’intéresse ensuite à leurs activités intimes. Le patron de TF1 a publié un article dans Le Monde pour condamner ces exhibitions contraires à la morale conjugale. Quelques jours plus tard, la même chaîne lançait une émission basée sur un principe semblable à la différence que les couples, cette fois, étaient homosexuels, des deux genres. La vis comica doit être fournie par la surprise que devraient éprouver deux nouveaux partenaires de genres différents. Pour les responsables de TF1, la morale conjugale est sauve, puisque tous les couples recrutés sont dûment pacsés, alors que sur M6, certains couples n’étaient pas mariés. Tout cela me semble plus bête que méchant, et j’avoue que j’ai pris quelque plaisir à suivre les péripéties de ces shows, qui devenaient ainsi le sujet des conversations entre ma femme et moi, ce qui nous dispense d’en trouver d’autres.
C’est aujourd’hui, tu ne dois pas l’avoir oublié, le jour de la Fête Nationale. De quelle nation s’agit-il encore au juste ? Je ne sais plus bien ce que signifie être un Belge, sauf à l’étranger – surtout en France – quand je me fais traiter de « con de Belge ». Hier, toujours à la télé, Sa Majesté notre bon Roi a prononcé le discours de circonstance. Plat et convenu : tous ensemble pour mener à bien le processus ardu mais stimulant du fédéralisme d’union, etc. Le genre : « Wallons et Flamands ne sont que des prénoms, Belges est notre nom de famille ». Tout cela dit avec cet accent Beulemans bien de chez nous qui est sans doute plus ridicule que risible, à moins que ce ne soit l’inverse. On a aussi découvert dans les gazettes les noms de la fournée d’anoblis de cette année : du côté francophone, Justine Henin, Philippe Geluck et Annie Cordy, pour citer les plus connus ; du côté flamand, Kim Clijsters, évidemment, Willy Vandersteen (l’inventeur de Suske en Wiske, en version française : Bob et Bobette) à titre posthume et Helmut Lotti. Plus quelques banquiers, quelques artistes et quelques universitaires de moindre importance. Cela ne me déplairait pas, à moi, d’être baron. Mais que tu ne puisses pas être ma baronne rend ce rêve beaucoup moins attrayant.
En Irak, on a tous les jours notre ration de cadavres, indigènes et allogènes. La République de San Marino a décidé de retirer ses deux brancardiers. Colin Powell a regretté ce geste, mais a réaffirmé que ce qui restait de la coalition – les Amerloques, les Engliches et les Ritals – était plus déterminé que jamais à ramener la démocratie dans le pays qu’elle occupait. Évidemment, il n’a pas dit « qu’elle occupait », mais bien « dont elle assurait la sécurité ».
Le Pape, qui tremble, aurait dit ma mère, comme un chien qui chie (en wallon, cela sonne mieux : « comme on tchîn qui tchêye »), a béatifié en une seule foulée deux cent soixante-quatre nonnettes vierges et martyrisées (donc dévirginisées) quelque part en Afrique centrale. Et aussi Léon Degrelle et Paul Touvier, pour avoir gardé inébranlable leur foi alors que leurs vies passaient par de très éprouvantes épreuves. Il a aussi canonisé Savonarole, tant qu’on y était, pour sa contribution à la défense de la vertu au sein d’un monde de débauche.
Le reste des nouvelles, tu dois les connaître, les lauréats du Concours Reine Élisabeth et les premiers vainqueurs de l’Eurofoot du Portugal. Et aussi les résultats des élections régionales et européennes. Tu sais sans doute que dans le gouvernement de Bruxelles-Capitale on a admis Johan Demol, tête de liste du Vlaams Blok, afin, si j’ose dire, de débloquer la situation. Il paraît que l’homme n’est pas si moche que cela, la preuve est qu’il s’est contenté d’un strapontin de secrétaire d’État, aux robinets qui coulent ou quelque chose de ce genre.
Il paraît aussi que Philippe Sollers met la dernière main à un éloge de Mussolini, que Mel Gibson prépare un film sur le martyre de sainte Blandine, avec un vrai lion affamé et beaucoup de fausse hémoglobine (Nicole Kidman tiendrait le rôle), que Catherine Millet va entrer dans les ordres, que le père Gilbert va épouser Sœur Emmanuelle, que Tarik Ramadan va recevoir le prix Nobel de littérature, que Jean-Marie Le Pen va se convertir au judaïsme, que George W. Bush s’est remis à boire, que Fabiola est la maîtresse de Mgr Léonard, qu’Albert Frère va léguer toute sa fortune à MSF, que je t’aime à la folie (non, cela n’est pas de l’ordre du paraître, mais de celui de la vérité toute nue, pure et dure).
Je m’en vais rejoindre ceux qu’on appelle les miens au salon de la pâtisserie. Mon absence a trop duré, elle pourrait engendrer des soupçons. Si j’en ai la possibilité, je continuerai pour toi ma chronique des choses dont on parle dans notre monde d’estivants transis. Putain, comme dirait le père Gilbert, il ne cesse pas de pleuvoir. Dis-toi que toutes ces gouttes sont les larmes que je verse de devoir vivre séparé de toi.
Je te serre sur mon cœur, ô ma toute blonde, et te dis tant et tant de mots d’amour que je m’écroule complètement hors d’haleine.
Ton vrai homme