C’était à Coronmeuse, faubourg de Liège, dans le jardin de mon père fleurissait une tulipe. Nous étions en mars, le mois de la guerre chez les Romains. Mars 1940, on attendait la ruée de l’armée allemande dans la grande trouée de la Meuse, comme en août Quatorze. J’aurais voulu retenir l’été, qu’il ne vienne pas.

J’aurai bientôt dix-huit ans. Je savais allumer un feu de bois sous la pluie, pêcher la truite à la main comme on vole les baisers des filles et les pommes de leur corsage. Je lisais mon premier Ramuz et André Bâillon. J’aimais ma ville, ses quais et ses jardins, la Meuse et, fou d’Ardenne, l’Ourthe était mon paradis des vacances.

Un matin de mai d’un bleu insolent les avions à croix noires imposèrent silence au pépiement des moineaux. Le lendemain, à l’abri du mur d’une ferme où hurlait un chien abandonné, je me demandais pourquoi ce jeune Allemand dans son Stuka voulait me tuer. Je ne lui avais rien fait, moi, à ce sale con ! L’après-midi au sortir de Charleroi je courais dans un labour sous la mitraille : « Couche-toi petit ! Nom de Dieu ! couche-toi ! » Le lieutenant de spahi bleu comme le ciel était debout au milieu de la route où des tirailleurs sénégalais en chéchia rouge saignaient. Je me suis couché et bien d’autres fois jusqu’aux portes de la Normandie où je me saoulais de cidre. J’ai appris la guerre juché sur mon vélo sur les routes de France. Parvenu à Perpignan, les vacances les plus imprévues de ma vie m’attendaient en espadrilles. En juin, la bataille de France était perdue. Stupéfaction et lâche soulagement. Après les vendanges, je revins à Liège. Le vin était tiré.

Mai 1944. Ils vont débarquer. Où ? La guerre revenait chez nous. La liberté avait son prix. Dans le ciel de ce printemps-là et tout l’été, les avions U.S. bombardaient chaque jour. Que faites-vous quand une bombe de 500 kg tombe du ciel avec un bruit de locomotive ? Il n’y a pas de bombes amies. Pour un pont, trois quartiers de Liège furent rasés. Combien de morts ? On ne le sut jamais.

Un soir de septembre au cœur de Liège, une patrouille de G.I. parvint jusqu’à la place de la Cathédrale. Je n’oublierais jamais ces sept hommes bottés de silence, carabines Ml au coude. À l’aube, la rive gauche était libérée, des tireurs allemands balayaient les rues perpendiculaires au fleuve. Cela fit quelques morts vite emportés au cœur de la fête. L’armée américaine dégringolait par les rues pentues. Deux tanks allemands sautèrent aux portes de la ville, en Hocheporte et à Fontainebleau. Devant une boulangerie, on comptait des douzaines de morts. On dansait sur des airs de Glenn Miller et chaque tank U.S. était une fête : baisers, fleurs, chocolat, chewing-gum et parfois un mort sous les chenilles. Qu’importait, la guerre était finie, gagnée. Illusions formidables. Ce fut l’été finissant de la liberté. Avec l’hiver et l’Allemand revenu en Ardenne la ville fut la proie des VI et des V2. Fin mai le retour des rescapés des camps, inimaginable horreur en attendant Hiroshima, le monde entrait dans une nouvelle ère. Je renonce à compter les guerres : Indochine, Corée, Moyen-Orient…

2004. Merci la vie, encore un printemps. Le merisier neige sur la pelouse. J’écoute à la radio la funeste nécrologie des morts en Irak. L’histoire va-t-elle à reculons ? Il y a les Croisés, les Juifs, et puis eux, les fous d’Allah. L’été sera-t-il apocalyptique ? Comme en 40, j’aimerais arrêter le temps. On a vu ce que cela a donné…

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