Sol, la, do, ré… Les quatre notes rituelles viennent de retentir et déjà obturent l’espace sonore de la salle du Grand Conseil.
« Les travaux d’été de l’Assemblée des Sages sont ouverts », déclare le Grand Majordome lorsque l’accord de quarte s’éteint, faisant place au silence. Un peu à l’étroit dans la Loge des Scribes, initialement prévue pour accueillir six porteurs de calame, mais qui en compte deux fois plus depuis le nouveau découpage du Monde, mes collègues et moi sommes prêts à consigner les dires des Sages, tous leurs dires et rien que leurs dires, ainsi que nous l’assigne notre mission.
Après les formules de bienvenue et les remerciements d’usage, le Supersage s’adresse à ses pairs, en ces termes : « Mes Très Chers Amis en Sagesse, l’été sera chaud !… du moins, est-ce ce qui se dit partout sur la Terre, en cette fin de printemps. Vous tous, ici présents, savez de quelle profonde affection à l’égard des Hommes, je suis pétri – comme vous l’êtes, d’ailleurs –, mais je ne vous cacherai pas que leur propension à faire des déclarations intempestives qui ont tout de la prescription créatrice m’inquiètent au plus haut point. Que je sache, c’est nous, vous et moi, qui sommes en charge de l’avenir, de leur avenir, en particulier, et je m’alarme de constater cette tendance qu’ils ont à prendre leur destin en main comme si… et je pèse mes mots sur la balance dorée, comme si nous n’existions plus ».
Une rumeur d’acquiescement parcourt l’Assemblée. Le Supersage en profite pour faire une pause, il observe et écoute ses auditeurs, puis reprend : « Je m’interroge sans relâche sur les raisons de cette dérive humaine lourde de conséquences des plus négatives aussi bien pour eux que pour nous. Oui, je suis extrêmement inquiet au vu de la tournure que les choses humaines prennent et je ne peux écarter de mon esprit cette question qui fonde toutes celles qui m’assaillent : où avons-nous failli ?… Car, enfin, lorsqu’ils disent, l’été sera chaud, ils ne font pas qu’annoncer leur ferme intention d’acheter un climatiseur – dont les ventes ont déjà atteint des sommets affolants avec les effets nuisibles sur la qualité de l’air que ces engins à gaz réfrigérants provoquent –, ils disent aussi, parce qu’ils connaissent l’usage de la métaphore, que demain sera pire qu’aujourd’hui… On se croirait revenu au temps des prophètes apocalyptiques ! Il ne se passe de semaines sans qu’une nouvelle annonce de drames ne vienne renforcer le climat d’angoisse régnant. Non contents de se comporter de manière particulièrement calamiteuse, les hommes ne cessent de proclamer la venue imminente de nouvelles catastrophes. De quel droit, je vous le demande, s’enferrent-ils de la sorte dans le désastre ?
« Lorsque notre Grand Ancêtre, Atrâhasis-le-Supersage, créa les hommes et les femmes à partir du limon des Deux Fleuves, il édicta que les humains assureraient notre intendance – le boire, le manger, la confection de nos vêtements, l’entretien de nos résidences, notamment –, et qu’en contrepartie, les Sages veilleraient à leur bien-être et guideraient leur destin aussi longtemps que le jour succédera à la nuit. Ne nous voilons pas la face, ce programme tout empreint de sagesse et de solidarité, ne fonctionne plus. Les hommes prétendent tout savoir, ou presque, et ce qui leur est encore inconnu, ils pensent le découvrir sous peu. Ils se mêlent de tout, y compris du futur, bref, ils se prennent pour… nous ! Mais, où allons-nous ? L’avenir nous appartient-il encore ou sommes-nous, à leurs yeux, une bande de fantoches tout justes bons à faire tapisserie ?
« Interrogeons-nous, je vous en prie : de quelles erreurs sommes-nous responsables ? N’avons-nous pas été à la hauteur de la mission sacrée que nous confièrent les Anciens ? Nous sommes-nous montrés ingrats ou insuffisamment reconnaissants eu égard aux services rendus par les Hommes ? Ou bien, et je pencherais en faveur de cette dernière hypothèse, ne sommes-nous pas devenus, au fil du temps, trop indulgents à leur égard, comme emportés par notre admiration face aux progrès de tous ordres dont ils témoignaient ? Peut-être, est-ce le respect que nous inspirait leur évidente créativité qui nous incita à excuser trop facilement leurs erreurs, échecs et autres déconvenues ? Avons-nous péché par laxisme, au nom de la liberté dont nous voulions qu’ils fassent aussi l’apprentissage ?…
« Mes Très Chers Conseillers et Amis, vous me trouvez, ce jour, tel un fétu de paille sur un océan démonté par la tempête, traversé de questions qui me poussent à hue et à dia, avec pour seule certitude que cela ne peut continuer ainsi. J’en appelle à votre sagesse séculaire pour débattre de concert de cette situation alarmante. L’heure est grave et le temps presse ! Mais, il n’est pas trop tard pour redresser la barre de ce vaisseau pris dans la tourmente de la folie humaine qui a pour noms : guerres, génocides, attentats terroristes, jihad, prises d’otages, tortures, violences racistes, dénis des libertés et des droits imprescriptibles, profanations et deuils.
« Notre connaissance de la Tradition nous enseigne que le passé a déjà eu à connaître de semblables conjonctures ; souvenons-nous des Déluges et des missions confiées à Deucalion, et après lui, à Noé, deux sages parmi les hommes sages. Si j’évoque ces Grands Anciens, ce n’est pas en référence à une quelconque injonction divine à laquelle certains d’entre nous croient et d’autres pas, c’est en tant que figures de constructeurs, ou de reconstructeurs, de la planète des hommes. À la rage mortifère qui étreint aujourd’hui les habitants de cette malheureuse planète, opposons l’image emblématique de l’Arche construite de mains d’hommes de bonne volonté, ce vaisseau duquel l’Oiseau Blanc prit son envol pour rejoindre la terre ferme et y construire son nid en attendant que les hommes fassent de même et redeviennent des êtres… de Vie.
« La folie meurtrière n’a pas contaminé tous les humains ; il en est encore quelques-uns qui résistent aux imprécations de violence et de mort. Certes, ces hommes-là ont peur et se terrent dans le silence comme le font les animaux qui se sentent menacés par un prédateur. Adressons-nous à eux : restaurons leur confiance en eux-mêmes, rappelons-leur que la peur est mauvaise conseillère et incitons-les à devenir des messagers de la paix, nos émissaires. Qu’à leur tour, ils parlent, écrivent, enseignent, s’engagent dans une croisade contre la violence protéiforme. Qu’ils fassent entendre leurs voix d’hommes et de femmes libres et sages qui refusent de se laisser mettre aux fers de la peur et de l’intimidation comme des esclaves. Qu’ils démontent le discours de haine que les fanatismes de tous poils, l’intolérance et l’ignorance fécondent, qu’ils stigmatisent les falsifications dont ces funestes discours fourmillent et dénoncent, preuves à l’appui, l’iniquité dont ces odieuses manipulations relèvent. Grâce à eux, le message de vie et de paix se répandra de par le monde comme l’eau se propage dans les champs dès qu’on lui permet de sortir du lit de la rivière et de s’écouler librement dans les canaux d’irrigation qui forment réseau.
« Cela, vous et moi, nous pouvons, sinon le faire, du moins l’initier ; telle est, sans conteste, notre raison d’être. Attelons-nous sans délai à cette tâche, ne ménageons pas nos efforts et, le cas échéant, faisons mentir sans vergogne l’origine du mot canicule, féroce comme une harde de chiens sauvages. Si l’été doit être chaud, qu’il le soit chaleureusement !
« Je vous remercie de votre attention. »
Il s’ensuivit un long échange de vues. Les douze Sages prirent successivement la parole ; certains stigmatisèrent les erreurs et lacunes commises par les Conseils successifs, d’autres revinrent sur l’urgence de la situation et sur la nécessité d’agir sans retard, quelques-uns regrettèrent que le Grand Conseil n’ait pas été saisi plus tôt de la question, mais tous, sans exception, se déclarèrent en faveur d’une action immédiate et promirent solennellement de s’y consacrer dès leur retour dans leur région respective. Le Supersage les en remercia et proposa, afin de laisser à chacun le libre choix des moyens les plus appropriés à mettre en œuvre, de ne pas acter les interventions qui suivirent son exposé.
Ainsi en est-il.
Selon l’usage, l’accord de quinte, fa, si, la, si, ré, retentit marquant la clôture des travaux de Grand Conseil des Sages réuni en Assemblée saisonnière.