Diagnostic de Bruxelles

Jean-Baptiste Baronian,

Bruxelles est le fantôme d’une ville qui s’appelle Bruxelles et qui a traversé les âges sans jamais prendre la peine de se faire une beauté.

De loin en loin, comme pour distraire de son inélégance, elle s’est pourtant laissée séduire par d’étranges bâtisseurs. Les uns ont construit des églises et des palais, les autres des buildings et des maisonnettes, les autres encore des places publiques, des fontaines, des écoles, des abris, des artères souterraines, des jardins d’enfants, des perspectives cavalières. Chacun à sa façon. Chacun selon son caprice. Chacun n’en fit qu’à sa tête, même quand il l’avait à l’envers.

Il y a eu des sages et des nerveux, des placides et des intrépides. Il y a eu des frileux et il y a eu des mégalomanes.

Cela a donné, au fil du temps qui passe, une maison du peuple qu’on ne voit nulle part, des halles aux poissons qui ont pris un triste jour la poudre d’escampette avant de se réincarner en ministères, des gares qui ont changé d’air et de voisinage, des statues qui ont filé à l’anglaise au British Museum, des cinémas dont l’écran immaculé a viré au noir, des vélodromes où poussent des pâquerettes et des pigeons obèses qui meurent sur les jards des lignes de tramway.

Cela a donné aussi

un gamin pissant sans arrêt,

deux saints pour une seule et même cathédrale,

trois tilleuls rabougris,

quatre bras sans carcasse,

cinq bonniers inconnus,

six jetons dénués de valeur,

sept fontaines taries,

huit heures conjuguées du soir et du matin, neuf spoutniks à bretelles et zéro de conduite.

Cela a donné des sens uniques équivoques, des allers sans retour, des lanternes magiques tricolores au coin de rues vides et silencieuses.

Sans oublier un grand abattoir ensoleillé, un jardin botanique où les plantes sont des tableaux de maître et les fleurs des chansons langoureuses, une caserne de pompiers pleine de bries, de bracs et de breloques et, derrière des ruines et des terrains très vagues, un Manhattan de pacotille.

Sans oublier non plus les surprises de tous les chefs réunis : frites et caviar, foie gras et Mort Subite, cervelas et champagne millésimé.

Bouillante d’histoire et de culture, la ville n’a aucun héros tutélaire. Anvers se décline avec Rubens et Elskamp, Liège avec Grétry et Simenon, Namur avec Rops et Michaux, Gand avec Maeterlinck et Jean Ray, Ostende avec Ensor. Elle, Bruxelles, elle n’a personne, si ce n’est des ombres furtives qui pourraient s’appeler Horta, Ghelderode ou Tytgat, si ce n’est des hôtes de passage dont les noms victorieux brillent pourtant au fronton des dictionnaires : Hugo, Marx, Baudelaire, Dumas, Verlaine, Rimbaud, Puccini… Mais quel fantôme ?

Brouhahas, douleurs et chuchotements.

Ici, tout se cogne et se bouscule, tout fusionne et se dilue. Incernable.

Et tout qui change sans cesse. Avec la rapidité, la voracité, la violence de l’éclair. Ce qu’on a aimé un jour n’est plus le lendemain. On était hier au théâtre en compagnie de Goldoni ou de Beckett, on est aujourd’hui au milieu d’un chancre. Un soir on avait bu une gueuze sur une jolie terrasse en plein air, on se retrouve une semaine plus tard, exactement au même endroit, dans les gravats et dans la boue.

Impossible de se répéter, fût-ce avec un guide, un vieux Baedeker, un Bleu encore intact, un Futé dernier cri. Ou alors pour se perdre, s’égarer, se réveiller au bout d’un rêve dans un site improbable.

Ville obsolète. Ville bâtie parmi des leurres.

Où qu’on regarde, à gauche, à droite, en haut, en bas, elle vous trompe. Palissades sur palissades. Chantiers. Travaux. Travaux à foison. Ralentir : métamorphose.

Depuis des siècles et des siècles, Bruxelles, la ville grise, trie des ombres.

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