Et si on disait que là-dessus il n’y avait rien à dire, que toutes ces histoires n’étaient que foutaises, le bilinguisme, la nation, la capitale, la noblesse, l’académisme, la littérature, Bruxelles donc, et tout ce qui va avec, parce qu’après tout – ou avant tout, peut-être ; question de sincérité – combien y aurait-il d’habitants dans cette ville si nous n’étions pas forcés d’y habiter ? pas sûr qu’on pourrait parler de pluriel, resterait peut-être juste le Manneken Pis ou Albert avec ses faux enfants (les naturels, qu’on ne déclare pas ; les artificiels, qui dépriment parce qu’on les a déclarés ; et les héritiers, pas mieux lotis qu’Helmut, avec leur dotation et leur tête pour boîte à biscuits), en tout cas, faudrait déjà faire sans les fonctionnaires de l’Europe, sans les zozos de l’OTAN, sans les navetteurs flamands, sans les lobbys à huit bras, sans les représentations commerciales et les ambassades consulaires, sans les clandestins, sans les sans-papiers, sans les jeans usés qui se traînent en training et attendent la fin des mois, sans les petits de et leurs troupeaux de particules, parce que tous ceux-là, s’ils avaient le choix, ils seraient déjà ailleurs, loin de cette ville contrainte et forcée, qui ressemble bien trop au travail pour être honnête, ils seraient retournés dans leur Brabant qui pue le golf et la chasse, dans leur Flandre marécageuse, dans leur camping de bord de mer, dans leur bout du monde natal, dans leurs comptes en banque et leurs cotations boursières, dans leurs cigarettes roulées et leurs pils à douze francs la canette, dans leurs fusils et leurs canons (pas la peine de dire qui pour quoi, tracez les flèches, vous verrez se dessiner le Pentagone et le Ring zéro), resterait plus grand monde dans la capitale de l’Europe, à peine un ou deux trams jaunes, précédés de leur ding-ding à clochettes, une marchande de dentelle édentée, une pralinée écrasée sur le front, deux drapeaux bleus à étoiles jaunes réduits en lambeaux par le vent de panique et, peut-être, la Gare centrale, avec ses odeurs de gaufre et de hamburger écœurant, il ne resterait plus grand monde, c’est sûr, il n’y aurait plus grand-chose à dire non plus, ni de la belgitude, ni de l’abruxellisation, sans parler de la bruxellosité, plus rien à dire de ces excavations du cerveau et du cœur qui tiennent lieu d’identité bon marché, et il n’y aurait plus de honte ni d’être né ici ni d’être né ailleurs, ni d’avoir la mauvaise couleur ou le bon pedigree, encore moins de vivre dans toutes ces autres villes qui bougent et ne sont pourtant la capitale que d’elles-mêmes, qui ne se poussent ni du col ni du cul, qui ont leurs hauts et leurs bas, qui grouillent et évoluent, sans qu’on doive les sacrer clochers culturels pour que quelque chose leur arrive enfin (et que ce quelque chose se résume à la fin du compte à l’inflation galopante des salaires des cadres culturels), il n’y aurait plus de honte ni de gloire, plus de capitale ni de province, on garderait de Bruxelles ce qu’il y a de sincère (faites le tri, vous n’aurez pas besoin de vos deux mains) et de spontané : quelques bouquinistes sur les boulevards pour racheter les services presse dédicacés, quelques restaurants tout simples (du couscous au parvis de Saint-Gilles, des pâtes à Ixelles derrière la Porte de Namur, des pizzas et des pâtes à l’Altitude Cent, des petits os et des pizzas turques dans quelques coins reculés), on rouvrirait le Croissant Doré, on achèterait des sandwichs chez Bruno et on ne se tracasserait plus de savoir quel quota de quelle minorité a eu quelle portion du budget, Bruxelles serait une ville comme les autres, avec ses avantages et ses inconvénients, quelques beaux bâtiments un peu pompeux, des brouettées de magasins, un métro fort pratique, et on pourrait, on ne sait jamais, décider de venir s’y balader par plaisir, sans prétention ou presque, et l’on pourrait enfin retrouver le goût d’une ville libre, débarrassée définitivement de ce qui la pourrit : son arrogance de coq qui, du haut de son tas de fumier, croit réinventer l’œuf et la poule d’un seul mouvement de croupion.

Et si on avouait au bout du compte que, contrairement à ce que les budgets et les pouvoirs publics cherchent à fabriquer, il n’y a tout de même pas grand-chose d’intéressant qui soit vraiment et singulièrement de Bruxelles, que tout ce qu’on y trouve de réussi, en définitive, c’est du produit d’importation, du jus de cervelle entré en contrebande dans le secteur qui paie le mieux, dans la surface circulaire qu’arrose l’urine de quelques ministéreux, ceux qui modèlent l’art à l’image de leur imagination : concentré, uniforme, centralisé, pourrissant, en voie de disparition.

Et si on concluait tout ça en se disant que la vraie créativité et la vraie vie, celles qui résistent et qui ne se laissent pas sponsoriser si facilement, ce n’est ni à Bruxelles au singulier ni à Bruxelles au pluriel qu’il faut les chercher : c’est tout simplement ailleurs.

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