Je l’aperçus du coin de l’œil, au milieu des arbres. Ma voiture filait sur une étroite route de campagne. Au moment où je traversais une forêt, sa présence me choqua. La vitesse à laquelle m’entraînait mon véhicule ne me permit pas de l’observer réellement ; pourtant, en une fraction de seconde, une multitude de détails me frappèrent : l’oiseau était malade, il se tenait à demi caché derrière les feuilles comme un mendiant humilié. Son plumage, au lieu de l’envelopper, lisse et serré autour de son corps pour le protéger du vent, donnait l’impression d’avoir subi l’outrage d’une forte tempête ; des plumes noires émergeaient çà et là de ses ailes, prêtes, eût-on dit, à être arrachées. Il respirait comme un homme essoufflé, épuisé, la tête penchée vers l’avant dans une attitude qu’aucun oiseau, jamais, n’a pu afficher. Ses yeux même me blessèrent par le terrible effroi qu’on y lisait. Les oiseaux ont-ils des paupières ? Il me sembla que les siennes étaient à moitié baissées, dans une triste somnolence.

Avais-je pu noter tout cela en un temps si court ? Je filais toujours, m’interrogeant sur la véracité de la vision. Finalement je freinai et fis marche arrière pour soulager mon esprit. Il était bien là, tel que je l’avais vu. Un oiseau de grande taille. Un héron ? Une cigogne ? Un rapace ? Jamais je ne m’étais soucié de l’espèce des oiseaux. Ils passaient anonymes dans le ciel, je gravitais soucieux et inquiet sur le sol, et tout devait continuer comme cela. Mais aujourd’hui, cette bête aux pattes disgracieuses, au corps sale et ébouriffé, me troublait par sa curieuse apparence. J’éteignis le moteur et me dirigeai vers l’apparition. J’avais peur mais ne pouvais faire autrement. Plus aucune voiture ne passait maintenant sur la route ; le silence à l’orée de la forêt aurait dû m’inciter à davantage de prudence, malgré tout je m’approchai. Comme les oiseaux sont étranges vus de près. Il me regardait, incapable, du moins en laissait-il l’impression, de s’enfuir tant son état de faiblesse était grand.

— Pourquoi t’es-tu arrêté ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas. Tu es une bête étrange.

— Prends garde, je suis mauvais.

— Tu es laid ! ne pus-je m’empêcher de lui dire.

— Je le sais. Ma fatigue est immense, sans quoi je te ferais du mal. Je me suis enfui de l’endroit où l’on m’enfermait. Je vivais dans une maison avec des humains. J’avais désappris de voler, je me suis accroché les ailes aux arbres, cogné le bec contre les poteaux, ai subi les morsures d’un chien.

— Des gens ont vraiment accueilli chez eux un animal aussi disgracieux que toi ?

— Oui. Ils m’aimaient. Ils croyaient en ma bonté. La femme a donné naissance à des jumeaux. De ce jour, je n’ai pu me cacher à moi-même la haine dont mon être était rempli. Le couple me laissait seul avec les nouveau-nés. Je les ai dévorés. Mon gosier s’est dilaté, dilaté ; et l’un après l’autre, je les ai avalés. Je suis mauvais, je suis mauvais.

L’animal tremblait. Le vent soulevait ses plumes. Jamais je n’avais vu un oiseau trembler. Mais que connaissais-je des oiseaux ?

— Cache-moi chez toi ! me dit-il.

— Pourquoi ? Tu me fais horreur.

— S’ils me retrouvent, ils me tueront, et je tiens tant à la vie.

— Mais tu te méprises toi-même !

— Oui, je n’en ai pas moins un ardent désir de survivre. Cache-moi chez toi, je t’en prie ! Je suis répugnant ; en accueillant un fugitif tel que moi, tu cours un grand risque, mais si tu m’enfermes en une quelconque arrière-pièce, je ne serai pas en mesure te nuire ; et quand les parents de mes victimes auront cessé de battre les bois à ma recherche, tu me chasseras. Ma présence te sera devenue à ce point insupportable que tu appuieras ta décision d’un grand coup de balai sur mon dos. Ainsi je pourrai t’exécrer et m’enfuir sans la moindre gratitude.

J’ouvris la porte arrière de ma voiture. L’oiseau avança, claudiquant. Sa tête m’arrivait à la taille. Je m’écartai pour ne pas gêner sa pénible ascension sur la banquette. Je repris ma place au volant et m’élançai droit devant.

Une odeur répugnante flottait dans l’habitacle. Des miasmes de charogne, de bête immonde. Je ne baissai pas le carreau, je voulais endurer mon mal. À l’arrière, la respiration rauque de mon passager ne cessait pas. Quand je ne l’entendrai plus, il sera mort ! me disais-je. Mais cet espoir, ne se réaliserait pas, j’en étais persuadé. Comme j’ai bien fait de vivre à la campagne, me dis-je encore, loin de voisins et de témoins de toutes sortes. Jamais je n’aurais supporté qu’on me découvre abritant un être de cette espèce. Mais que vais-je en faire ?

Et la route se déroulait devant moi.

Le soir tombait. Je manœuvrai pour placer mon véhicule le plus discrètement possible dans la cour, derrière ma maison. J’habitais un lieu isolé, je n’en rapprochai pas moins ma voiture très près de l’entrée. Ainsi, même d’un pas lent, il ne fallut pas longtemps à mon visiteur pour rentrer dans ma demeure. Un dernier coup d’œil derrière mon épaule – personne ne traînait –, et je le suivis.

À l’intérieur, l’oiseau emboîta mon pas docilement jusqu’à la cave. Avant de refermer la porte sur lui, je lui demandai ce qu’il désirait manger.

— Des canetons ! répondit-il.

— Tes hôtes de naguère t’offraient-ils des canetons à chaque repas ?

— Je n’aurais jamais osé le leur demander. Ils me jetaient du pain et le fond des saladiers. Plus je mangeais leurs ignobles restes, plus la haine grandissait en moi. Pourras-tu, toi, assouvir mon appétit et me redonner un peu de force ? Un évadé mérite la nourriture qu’il réclame. Regarde comme je suis défait.

— Étais-tu libre chez eux, avant ton acte ?

— Non, non. Ils me tenaient enfermé. À présent je suis vengé et loin d’eux. Nourris-moi, je t’en prie, nourris-moi de jeunes oiseaux !

— Je n’ai rien d’autre que du pain, moi aussi. Ta vue m’inspire un tel dégoût. As-tu toujours dégagé une pareille odeur ?

— C’est vous, les hommes, qui puez !

Je lui lançai quelques croûtes. Il n’y toucha pas ; mais à dire vrai, c’était sa faiblesse qui lui interdisait de se pencher vers son offrande. Je fermai la porte de la cave à double tour. Je fis de même dans ma chambre.

En plein cœur de la nuit, je me réveillai, en proie à une grande nervosité. Ma raison m’interdisait de me lever, mais cela fut plus fort que moi : je descendis vers la cave et l’ouvris d’une main fébrile. J’allumai, pris du désir impérieux de parler à mon sinistre visiteur, comme si j’avais une révélation importante à lui confier.

L’oiseau n’était plus là.

Les croûtes avaient presque toutes disparu. Après son pauvre repas, il avait eu la force de se hisser jusqu’au soupirail pour s’enfuir à nouveau.

Je restais seul. Je n’y trouvais aucun soulagement. Et je savais pourquoi. Un jour, en été, je dormirais la fenêtre ouverte ; alors il reviendrait, l’oiseau putride, ayant repris des forces. Il reviendrait régler ses comptes avec moi.

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