À table, citoyens !

Patrick Virelles,

En hommage à Benjamin Rabier, dessinateur de grand talent

à qui l’on doit une illustration malicieuse

des « Fables » de La Fontaine

ainsi que le museau hilare

de « La vache qui rit »,

à Jean Cocteau, qui fit autrefois les beaux soirs du « Bœuf sur le toit » et à Jean Dubuffet qui a mis à brouter des vaches folles

dans tous les musées d’Europe et d’ailleurs.

 

Fermiers, bouchers, équarrisseurs,

les voilà tous qui se lamentent :

Le peuple renie ses fournisseurs

Et veut qu’on le mette à l’amende.

Veaux, vaches, cochons, couvées,

Comme les poissons de la marée,

Sont boudés au marché.

« Que sert de mettre le couvert Dans ce monde à l’envers Et nous vanter l’euro Si la chère est réduite à zéro !

Les pommes sont véreuses,

Les huîtres sont douteuses,

Le hareng a vilaine mine,

La côte à l’os se débine,

Le grain de maïs s’effrite,

Et quant au “moules et frites”,

Celles-ci sentent le pétrole

Et celles-là affolent

Le taux de mon cholestérol. »

Oh ! Holà, citoyen ! Fais ton marché en paix. Jamais, depuis que l’homme a choisi la position verticale, tu n’as vécu si longtemps et en si bonne santé.

Certes, notre société de consommation effrénée a entraîné quelques dérives et en entraînera sans doute encore d’autres, la vigilance reste de mise – mais, s’il te plaît, ne tombe pas dans le piège de la sinistrose !

« — Voulez-vous du champagne ?

— Des bulles sur mes ulcères !

— Ou une Super des Fagnes ?

— Merci pour mon cancer !

— Du beaujolais nouveau ?

— Je ne bois que de l’eau ! »

Il y a quinze ans, on ne voyait guère plus de coquelicots dans notre pays, sinon dans nos musées où Monet et Renoir en assuraient la survie. Ils sont revenus, nos chaperons rouges des champs, plus pimpants que jamais. Et les hannetons de mon enfance, que je croyais disparus, l’été dernier ont vibrionné à qui mieux mieux dans mon saule pleureur… Ainsi de l’homme, citoyen, qui toujours se relève pour aller plus avant. Laisse ton eau, goûte au vin. Vis !

Fais ton marché en paix, citoyen. Mais fais-le intelligemment. Renifle le cul du melon, tâte le cœur de la salade, éprouve la fermeté de la tomate. Vérifie les dates de péremption, ne tombe pas dans le piège des publicités trompeuses, refuse d’acheter un chat dans un sac, préfère le fruit de saison dans sa juste saison – agis en citoyen conscient.

Et surtout, méfie-toi des médias qui, au casino de l’information, misent toujours sur le noir.

Je ne te convaincs pas :

« Que de fléaux aujourd’hui nous environnent ! » t’exclames-tu dans une envolée racinienne, ajoutant dans un pathos de magazine à deux sous « et comme, au bon vieux temps, nos arrière-grands-parents vivaient bien ! »

Citoyen, le coup du « bon vieux temps », tords-lui le cou !

Tes arrière-grands-parents se suicidaient à table. Les égarements que nous connaissons aujourd’hui sont mineurs à côté des égarements que les acteurs de ce « bon vieux temps » mettaient eux-mêmes en scène.

Lis le menu qui suit, daté de 1849, qui appartient à la collection de la Société archéologique de Namur et figure au Musée des Arts anciens du Namurois. Il ne s’agit pas d’une carte, mais bien d’un menu : tous les plats y étaient bien présentés aux convives. Et si ce menu est divisé en deux services, c’était parce qu’il y avait une pause vers les cinq heures pour que les fermiers puissent aller traire les vaches et les notables aller honorer leurs maîtresses. Après quoi, on se remettait la serviette « à la cravate ».

Menu

1er Service

Potage à la tortue

Croquettes de riz de veau

Saumon à la hollandaise

Filet de bœuf à la Godard

Volaille en demi-deuil

Côtelettes de mouton à la Soubise

Riz de veau à la Financière

Macaroni au jambon

Aspic de filets de soles

2e Service

Poulets rôtis

Cochon de lait rôti

Choux-fleurs

Salade – Petits pois

Roulade d’anguilles

Pouding à la Victoria

Macédoine aux fruits

Massepain – Croquants

Jambon d’Ardennes

Galantine truffée

Pâtés de foie gras

Homards

Glaces aux fruits et à la vanille[1]

Le macaroni au jambon entre les riz (sic) de veau et les soles, comme les homards entre le massepain et les glaces aux fruits, ça ne te tourneboule pas l’estomac ? Et ce « pouding à la Victoria » que précède un écheveau d’anguilles, ne te chavire-t-il pas le cœur ?

Au bon vieux temps que tu évoques, on ripaillait gras, on sauçait sans mesure, on buvait des vins lourds, mon arrière-grand-père plâtrait le saindoux sur ses tartines, la « goutte » et l’obésité n’épargnait que les miséreux.

Bref, l’expression est de l’époque et la signe, « on creusait sa tombe avec ses dents ».

Fais ton marché en paix, citoyen. Mais avec vigilance. De telle façon que tes arrière-petits-enfants puissent rêver que ton « aujourd’hui » a été l’authentique « bon vieux temps »…

Cependant, quand tu les feras sauter sur tes genoux, tes « chères arrière-petites-têtes blondes », n’oublie pas de leur raconter ce qu’en ce « bon vieux temps » qui est le nôtre, dans nos pâtures où paissaient tranquillement le « bleu-blanc-belge », les vaches regardaient avec inquiétude leur horizon balafré par des trains roulant à une allure si folle que…

[1] Ce menu, richement illustré et bellement calligraphié, figure en tête de la Nouvelle anthologie gourmande que Robert Delieu a mitonnée avec la complicité de Baudouin et Luc Massart, et le soutien de la Province de Namur (Maison de la Poésie, 1998).

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