Débrouille land

Chantal Boedts,

Débrouille land

La nuit est triste, je n’ai pas de contrat ce soir. D’habitude je danse, je danse nue. Ce soir je suis triste. Quand je ne danse pas, je suis triste. Toujours aimé danser. Ne voulaient pas de moi sur les scènes d’Opéra, fini par danser dans les bars…

Me suis fait larguer, supportait pas mon métier, le jaloux. C’est pas si courant stripteaseuse. J’adore me montrer, rien à expliquer. « Clara, tu manges la glace », dit maman. Ma mère est prof, prof de danse. En rythme, dans la tradition ballets russes. Elle n’adore pas ce je fais ma mère, elle vient jamais me voir. Papa non plus, il ne dit rien. Il regarde ses godasses. Pourtant je laisse traîner mes cartes de visite, mes dépliants d’animatrice, enchaînée, le cul en fonction poster, les extensions en dégringolade jusqu’aux reins. Papa regarde le vide, ou son Sacré-Cœur en tilleul. Parfois il grimpe au grenier, je l’entends chanter quelques portées de grégorien, un ou deux airs de Schubert…

L’ancien temps, bon, j’ai appris tout ça, le solfège, les cinq clefs, la couleur et le mouvement, les danses d’Europe centrale. Mais ça ne nourrit pas. J’avais envie de la mélodie de la belle vie, champagne et vacances en club, manucure et lipstick. J’ai changé mon fusil d’épaule…

Finis les carêmes interminables, les exercices à vous crisper les mollets sur Emmanuel Chabrier, les vocalises quotidiennes devant le lutrin. Je m’en fous, je m’en fous, je réponds aux demandes. Quelques coups de fil et hop, in the pocket ! Le quotidien.

Et ça rapporte, ça rapporte… J’ai commencé la gratte. J’adore. Me paie des cours de guitare avec mes contrats au noir. J’aimerais devenir chanteuse, passer à la télé, devenir star…

En attendant la gloire, ce soir, moral dans les tongs… Bah, j’ai ma gratte et quelques airs en tête…

Sortie du Milk, boulevard du Triomphe, les camions reprennent la bretelle du ring, repus de leur courte nuit. La course folle de disco bars en dancing ce vendredi exaspère l’envie de sexe de Flora.

Elle avait maté un grand blond, véritable piège à filles qui attendait la quadra avec désinvolture. Jean ouvert sur le genou, yeux verts délavés, torse moulé sur cotonnade cul de bouteille…

Sur les platines, un air de jazz mixé, un truc du genre Shake Everything You Have Got de Maceo Parker : www.youtube.com/watch?v=ABLwmYI09Lw

Elle tanguait sur ses boots, sans écharpe dans l’aube brouillardeuse, les cuivres raisonnaient dans ses tympans gourds, les basses lui travaillaient le bas-ventre, les poids lourds passaient comme des zombies vers les aires d’autoroutes aux pissotières aigres de l’espace Schengen.

Dans l’aube givrée, un doigt se mit à lui caresser la nuque. Elle ferma les yeux. Dans son dos, le piège à filles, le mec du Milk. Ses yeux sexy en clin d’œil, dévoreur de minous de filles, des yeux farceurs, des yeux pour l’amour… Flora sentit sur son épaule nue une pointe Stabilo. Elle essaya de deviner le numéro de portable qui s’inscrivait sur sa peau, laissant couler le temps comme une promesse idéale. Quelques minutes plus tard elle ouvrit les yeux et se retourna sur une silhouette vaguement chaloupée qui prenait la tangente vers l’infiniment petit.

0444 61 37 61. Elle s’en alla en titubant sur ses pointes aiguilles retrouver son studio ordinaire et sa jeunesse envolée… 0444 61 37 61, 0444 61 37, 0444 61, 0444…

Elle rêvait de casse-croûte dans les dunes de Bredene, de main agile sous la culotte, de baisers ice-cream en full cinémascope. Elle se sentait colline ondulante, visitée par le passage des trains comme une caresse vertébrale. Elle se déformait comme une flaque miroir de printemps écrasée sur le macadam. Elle se fabriquait des confitures d’enfance aux arômes de prune de Louvain.

Depuis quelques jours, Flora hébergeait Clara en fugue, le studio était dramatiquement bordélique, le chien, Satan, déféquait sans vergogne sur le tapis coco. Flora revint brusquement sur terre. L’odeur canine mêlée à la transpiration des vêtements de scène synthétiques lui sauta aux narines. Elle lança une poignée de croquettes au chien qui fixait le vide comme un loup affamé et ouvrit la fenêtre avec vue sur jardinet propret. En équilibre précaire sur ses tiges, elle faucha quelques kleenex sur la console et entreprit de démerder la situation. Elle canarda les dernières productions molles et tièdes par la fenêtre. Des papillons blancs orduriers s’élevèrent dans un splendide ralenti avant de choir honteusement aux pieds du nain de jardin impavide. Armée d’une éponge et d’un litron de lessive Saint-Marc fraîcheur pin des landes, l’énergie décuplée par l’effet conjoint des boissons énergétiques et de l’instant magique sur le boulevard, Clara entra en fonction ménagère. Dans ce charivari matinal ponctué par les aboiements repus de Satan enfin distrait de sa solitude, on pouvait percevoir quelques borborygmes qui s’échappaient de la pièce annexe. Clara encaissait sa énième rupture avec le Comte de L.

Au début, Flora avait été éblouie par la nouvelle coqueluche de sa sœur. Le gaillard ne manquait pas de relief. Il étalait son pedigree parisiano-polonais comme une fanfare du dimanche, distribuant à la cantonade ses bristols d’eurocrate. Offrant des tournées générales et généreuses dans les bars à gogo girls de Bruxelles. Au volant d’un bolide jaune banane, il invectivait à tour de bras tout ce qui entrait dans son champ de vision. Les automobilistes de la rue de la Loi lui cédaient le passage, estomaqués par la véhémence de ses gestes et la verdeur de ses invectives. Son comportement outrageusement provocateur suscitait une sorte de haussement bougon et lassé sur son passage, ce qui ne manquait pas de le flanquer hors de lui. Il entrait alors dans des rages écumantes où le monde entier se voyait voué aux rigueurs sibériennes et à la désintégration nucléaire. Son aspect avait quelque chose de frappant et pathétique tout à la fois. Démarche matamoresque, faciès crispé, violence du regard, coupe de cheveux paramilitaire. « Il est toooo much », roulait des yeux Clara, rose d’excitation : « Un vrai martien. » Flora se remémora le récit de la fatale rencontre.

Un soir de juin, harassé par les deux heures de tapis roulant quotidiens qu’il s’imposait de manière stricte et immuable dans un club de sport sélect de la capitale de l’Europe, le comte de L. sorti de son carrosse banane le nez dans ses songes de guerrier fatigué.

Le réveil fut brutal. Il heurta de plein fouet le cerisier du Japon planté à quatre mètres de l’entrée de son domicile. Sonné, hébété, il se remit sur ses quilles en hurlant « Putain, bordel de merde ! » La situation était cocasse, le comte avait explosé ses lunettes contre le tronc. Un énorme hématome se mit à lui pousser sur le front, ornementé du négatif de l’écorce. Il fit une grimace de douleur en contemplant dans sa paume sanglante les restes tordus et fragmentés de ses verres correcteurs. C’est à ce moment précis que Clara, escortée de Satan, fit son apparition. Elle passa devant lui comme un bolide. Le comte, tétanisé sous son cerisier, imprima une opulente chevelure ébène et un arrière-train parfait dans un fuseau de satin rose. Son portable sonna. Il fourragea à l’aveugle de sa main ensanglantée dans le revers de son blazer croisé à boutons dorés. Il beugla un piteux : « Oui maman, je t’écoute » qui fit sursauter l’adolescent qui glandouillait sur le trottoir d’en face perdu dans les morceaux choisis de son iPod…

Mon nom est Roger, je suis prof à la retraite dans le secondaire. J’ai loué pour mon malheur un studio deux pièces à une jeune femme belge qui avait un travail convenable dans un magasin de chaussures orthopédiques pour dames, une fiche de salaire en ordre et des parents dévoués pour le déménagement. Le problème c’est la sœur. Ingérable. Pauvres gens, qu’est ce qu’ils ont fait au Bon Dieu pour avoir une fille pareille ! Une vraie pute comme dit Ghislaine. Ghislaine c’est ma femme. Pourtant j’avais bien fait gaffe, pas de noirs, pas d’Arabes, pas d’annonces dans les toutes boîtes. Juste une annonce chez le libraire du coin. Même entre Belges on ne peut plus se faire confiance. Le jardin est plein de crottes de chien qui fondent dans des kleenex. C’est dégueulasse. Elle ne sait pas faire chier son chien dehors comme tout le monde ? Les parcs, ce n’est pas fait pour les chiens ? Quand je pense aux taxes qu’on paie à Bruxelles Propreté, aux sacs de tri sélectif qui encombrent le balcon. À mon âge. Devoir ramasser des crottes dans le jardin. Qu’elle se paie un baise-en-ville dans la périphérie, chez les Flamands. On va voir ce qu’on va voir. Elle va devoir faire une croix sur son CPAS. Faut pas se fiche du monde, je me suis renseigné. ELLE TOUCHE. Si elle s’incruste chez sa sœur, je la dénonce. Je dormirai plus tranquille.

Lundi soir, le Platinium, un bar interlope, fraîchement restauré à grand renfort de capitaux albanais. Maître Ignace traîne son désœuvrement. Sous de fallacieux prétextes professionnels auxquels il ne croit plus lui-même, il hante les boîtes à filles du quartier Louise. De temps en temps il glane une cliente, pas toujours solvable. L’ambiance lui permet de nouer des contacts inattendus et plus si affinités. Il lui arrive alors de proposer ses services juridiques pour s’attirer confidences et bonnes grâces. Le pro deo n’a jamais nourri son homme, désormais en Haut Lieu on parle d’un précompte professionnel pour les avocats. Personne ne sera épargné sous le règne de la Râpe à Fromage…

Armand,

Au début des années 1980, j’étais encore jeunot, je suis allé chez Arletty, dans son appartement de la rue Rémusat, un logement social du XVIe arrondissement. J’étais accompagné d’un jeune réalisateur de France Culture, Bruno Sourci, et coproduisais des émissions pour les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein. J’ai été surpris de la sobriété de l’appartement, aucune photo d’elle, rien du logement de poupée de vieille star. Malgré un goitre un peu prononcé, elle était splendide, assise droite, les cheveux courts, blancs, des lunettes fumées à verres épais, un maillot de marin rayé bleu marine et blanc, des pantalons blancs. Elle m’a fait asseoir auprès d’elle et, après m’avoir demandé si j’étais accompagné d’une jeune fille, le réalisateur avait les cheveux longs et je me suis alors dit qu’elle n’était pas complètement aveugle, j’ai pu poser ma première question. La série d’émissions que je préparais avait pour titre : « Le bonheur, avez-vous dit ? »

À la question : « C’est quoi, pour vous, le bonheur, Arletty ? », elle m’avait répondu, de sa fameuse voix gouailleuse : « Pour moi, le bonheur, c’est d’en donner aux autres ! » J’avoue que j’ai pensé in petto : « Même aux officiers allemands pendant l’Occupation ? » J’ai un peu insisté pour qu’elle développe son propos, mais elle répétait toujours la même phrase. J’ai alors ajouté : « Mais c’est pas un peu féminin, cette conception du bonheur ? » Elle s’est mise en colère et m’a dit : « Mais puisque je vous dis que le bonheur, pour moi, c’est d’en donner aux autres, c’est pourtant clair, vous comprenez ou pas ? !! » Beau moment de radio, j’étais ravi et je suis passé à d’autres questions. Je me souviens de son « Née à Puteaux et élevée à Courbevoie ». Je lui ai demandé pourquoi on ne la voyait plus sur scène. Nouvelle colère : « Mais vous voyez bien que je suis aveugle !!! » Je lui ai répondu que ce n’était pas une raison. Sarah Bernhardt ne jouait-elle pas avec une jambe de bois ? Elle m’a aussi avoué que dès les premières feuilles des platanes, dans la rue Rémusat, contre son balcon, elle allait les caresser et leur parler. Un souvenir de grande dignité et de verve inchangée. Inoubliable. Ensuite je suis allé poser la même question sur le bonheur à des religieuses dans un couvent parisien. Une des bonnes sœurs était la tante du réalisateur. La première chose qu’elles ont voulu savoir, c’était ce qu’Arletty avait dit ! De vraies midinettes. Amusant, non ? Euh, pour la même série, j’avais aussi interviewé un masochiste : « C’est quoi le bonheur pour vous ? »

Jacques Barrozi

http://tomblands-fr.blogspot.com/2009/04/le-decadent-vu-de-pile-par-willy.html

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