Amélie entre dans la pièce. Sa démarche serait presque sexy, ne serait-ce cette détestable et ostensible habitude de traîner les pieds. Elle salue d’un hochement sec les messieurs assis autour de la table ovale. Tasses de café, bouteilles d’eau plate. Celui qui préside sourit vaguement à la jeune femme. Les autres, sur le quant à soi. Ils sont de noir vêtus, chemise blanche impeccablement repassée.

Ils pensent : « Et c’est cette bonne femme, habillée comme Fifi Brindacier, qui va nous pondre notre campagne ? »

Reconnaissons que l’allure d’Amélie (ah, ce prénom précieusement désuet, qui trahit des parents nés à la fin des sixties !) peut chambouler le confort intellectuel de quadragénaires dont le souffle culturel n’a jamais franchi les portes des Conrad, Hilton et Marriott que dans le sens limousine-lobby.

Amélie a les cheveux rouges d’où surgissent des mèches outre-mer qui ont donné beaucoup de mal à son coiffeur visagiste. Très satisfait de sa prouesse, il a demandé à la jeune femme l’autorisation de la photographier sous tous les angles afin d’exhiber son art devant sa clientèle. Elle a dit oui, sobrement flattée. Mais Mamadou, son copain sénégalais, lui a conseillé d’attaquer en justice « ce gars qui viole ton droit à l’image ». En affaires et en toutes circonstances, l’Africain sait se montrer de bon conseil. Pour preuve, Amélie venait de s’empaler sur son sexe arqué comme une promesse de feu d’artifice, quand Mamadou avait évalué à voix haute les compensations financières à la forfaiture d’un coiffeur.

Autour de la table, les hommes en noir ne soupçonnent pas qu’Amélie pense à appeler Xavier, l’avocat qui l’a débarrassée de Liliane, épousée sur un coup de tête et après plusieurs coups de Bombay Sapphire mâtinés de pilules aux propriétés fort peu médicales.

Leurs regards se transforment en billes de pinball divaguant entre deux bumpers en furie électronique. Théâtre ?

Comment détacher les yeux de cet accoutrement grotesque ? Des bottines comme en porte la Goulue sur les affiches de Toulouse-Lautrec. Des collants vert pisseux surmontés d’une jupette qui aurait pu être taillée dans un rideau taché par du café, du jus de concombre et des fraises écrasées — un cache-fesse, tout au plus. Une brassière noire laissant le ventre à l’air, tandis que, noué à la taille, un pull fait de chutes de laine certifiée bio. Le béret vert clair, trop petit dont l’exploit consiste à rester en place. L’outrage du fard sur des paupières trop lourdes achève un bariolage évoquant de loin le décor d’un juke-box.

Amélie porte une besace en bandoulière. D’un geste habile mais disgracieux, elle l’expédie sur la table, en rejette le rabat, plonge dans le compartiment principal et en extrait une gerbe de crayons de couleur.

Assis en bout de table, d’où il préside la réunion, le CEO de l’agence de publicité adresse une grimace vaguement fataliste et bienveillante à ses clients en habit noir. Le match « rictus figé » contre « mines renfrognées » est engagé.

Ignorant le tumulte cervical autour d’elle, Amélie aligne ses crayons l’un à côté de l’autre, sveltes soldats d’exacte même taille, ce qui tendrait à conclure qu’ils n’ont jamais servi. Un hochement de tête approbateur, les lèvres pincées sur un sourire espiègle : Amélie rayonne d’autosatisfaction. Théâtre ! Théâtre !

Un rien suffirait pour que les messieurs indiquent qu’ils n’ont nulle intention de jouer les instituteurs Fröbel, prompts à accepter tous les caprices d’un chérubin sapé comme un œuf de Pâques.

Le CEO de l’agence a senti venir le coup : « Je vous ai déjà parlé d’Amélie, je ne dois donc plus vous la présenter. Qu’il me suffise de vous rappeler qu’elle est à l’origine de la théorie du “Alors”, qui a dynamité le discours publicitaire pour le transformer en récit médiatique : “Madame Michu n’est pas satisfaite du blanc des chemises de son mari, ALORS…” et pas DONC. Alors, c’est l’ouverture vers les possibles, la vie devient une aventure et… »

En s’empressant de retarder l’explosion, le CEO n’est parvenu qu’à la rendre plus dévastatrice. Alors, un homme en noir lui jette au visage : « J’espère que ce n’est pas Madame Michu qui va nous retourner l’opinion en faveur des Ukrainiens et contre Poutine ? »

Amélie semble ne pas entendre. Elle dodeline de la tête, effleurant ses crayons, comme si elle devait leur rendre sourires et amabilités. Pour un peu, la pièce se muerait en amphithéâtre universitaire ; de futurs psychanalystes y observeraient une maniaco-dépressive, dont le traitement devrait valoir une valeureuse communication dans le Journal of Psychiatric Research.

Ahem, fait le CEO.

« Je suis devenue complètement vegan, car je ne tolère plus aucune souffrance animale. Quelle est votre attitude vis-à-vis de la mentaphobie ? »

AHEM, fait le CEO, qui n’aime pas du tout ce début d’amorce de préliminaire d’intention du plus âgé des hommes en noir de se lever et d’improviser une sortie fracassante.

« La mentaphobie, c’est le refus d’accorder une conscience aux animaux. Le rejet de ce qui est évident, quoi. J’ai inclus ça dans la campagne anti-Poutine que vous attendez. Démonstration. »

Amélie replonge dans la besace et en extrait une chemise en carton-fabriqué-à-partir-de-bois-provenant-de-forêts-gérées-durablement. Telle Marie Curie manipulant une barre d’uranium, elle dévoile une photo de grand format.

« Nous avons pensé, s’empresse de dire le CEO, que…

— … J’ai pensé que le meilleur moyen d’émouvoir le bourgeois, c’est d’y aller avec des enfants, achève Amélie, peu désireuse de se voir ravalée au rôle d’exécutante des idées d’un autre. »

Malicieuse et mutine, coquine et facétieuse, en un geste théâtral accompagné d’un « Tadaam ! », elle révèle à l’assistance l’image d’une Mater dolorosa tenant un enfant nu. L’ensemble, plutôt sobre, évoque Le Titien.

Regards exaspérés des hommes en noir. Proche de l’apoplexie, celui qui semble les diriger, le plus âgé, entend remettre le B-52 au centre de l’escadrille.

« Encore des histoires de lardons ! Vous savez, les enfants, on les a mis à toutes les sauces. Embrochés, pour la première guerre du Golfe. Découpés et recousus, à Timisoara, pour renverser Ceausescu. En Afghanistan, emballés morts comme des sacs à couscous pour vilipender les Talibans. Crevant en direct télé pour bouffer les dollars des généreux donateurs. Assez de gosses, nom de Dieu ! Je vous rappelle que notre ami Karel De Gucht, commissaire européen, a déjà fait sa part de boulot, quand il a présenté Poutine comme un gars sombrant dans la folie. Tout le monde a gobé, mais pas une voix n’a dit : “Allons dégager ce dingue !”. Nos amis de Standard & Poor’s viennent de dégrader la Russie pour l’amener à la dernière marche avant la cote “économie pourrie”. Je peux vous dire que ça n’a pas été facile de les convaincre de nous pondre ce rapport encore plus factice que celui qu’ils avaient rendu pour prouver la bonne santé de la Grèce, en 2004. Depuis qu’un imbécile a supprimé le + aux trois A des États-Unis, je peux vous dire que Standard & Poor’s passe pour un stand de tir à la foire de Duluth. C’est ce qu’a compris Poutine : il n’a même pas réagi à cette mauvaise nouvelle. Vous, tout ce qu’on vous demande, c’est de porter le coup de grâce. Les esprits — si on peut parler de ça avec la bande de connards qu’est devenue l’humanité —, les esprits sont chauds. Ce qui nous manque, c’est la cuillère à soupe de wasabi qui vous décroche les amygdales, et…

— … C’est bien ce que nous avions compris », interrompt le CEO.

Et d’expliquer que la Mater dolorosa ne pourra que marquer les esprits en ces temps de retour à l’identité religieuse.

Mais surtout, surtout… Avez-vous bien regardé le tableau, Messieurs ? Ici, nous n’avons pas une mère qui pleure son fils. La victime, c’est la mère. Regardez bien ! Le trou dans la tempe, le filet de sang. La mère est morte ! Et son fils, hébété, reste dans ses bras ; il ne comprend pas ce qui se passe.

Nouvelle mutation. L’amphithéâtre redevient une officine de la pensée perverse. Le pili-pili.

« Qu’en pensez-vous, Thorpe ? », lance le chef des hommes en noir, le plus âgé d’entre eux.

Thorpe n’a rien à dire. Ce n’est pas une absence d’avis. Tout bonnement, il n’ose pas les exposer, de crainte qu’ils ne correspondent pas à celui du patron des hommes en noir. Voici Thorpe livré aux sarcasmes de son maître et aux ricanements serviles de la petite meute, toute réjouie de n’avoir pas été sollicitée. Avec un peu de chance, Thorpe ne fera pas plus partie du cercle avant la fin de la semaine.

« Nous retournons le concept de la Mater dolorosa. C’est le coup de génie de notre Amélie. J’ai, de mon côté (“Ah, le salaud”, rumine Amélie), suggéré la Baseline : “Laisserez-vous Poutine tuer aussi l’enfant” ». Nous n’offrons plus les morts en pâture, mais nous focalisons sur les vivants. Ce sont eux qui vont devoir vivre l’après Poutine. »

Le CEO retrouve le lyrisme extatique d’Urbain II, prêchant la première croisade au concile de Clermont.

Question de reprendre l’initiative, Amélie se lance dans un vaseux développement sur la mentaphobie, ne manquant pas de rappeler combien l’homme n’est qu’un animal et qu’à ce titre, il ne faut pas le croire insensible au second et même au 47e degré.

Thorpe : « Je dois reconnaître qu’une mère morte tenant son enfant dans les bras… Néanmoins, je crois qu’il faudrait remplacer le nourrisson par un très jeune soldat blessé — peut-être même un combattant civil —, écrasé de fatigue et de douleur, se réfugiant, tel un enfant, dans les bras de sa mère. Un retour à l’état fœtal au milieu d’un monde rendu barbare par Poutine. »

Brillant, Thorpe ! Vous m’épatez. Face à l’écran de mon ordinateur, je n’aurais jamais cru que je vous aurais permis un tel retournement de situation. Sans doute avez-vous sauvé votre tête. Vous m’excuserez donc de ne pas décrire les feulements approbateurs de votre boss et la déconfiture du chœur des sycophantes. À ce stade du récit, je ne sais quel sort je vous réserve.

Je vous verrais bien prendre la place du CEO de l’agence de pub, sur suggestion de votre boss. Car il faut le dire : le CEO (pour l’identifier, je n’ai rien trouvé de mieux : Valère Martin) est un abyssal imbécile, pétri d’ambition vaniteuse et sans aucune conscience de sa vacuité. Tout au plus ferait-il la bénédiction d’un romancier avide de régler ses comptes avec tous les Valère Martin qu’il a côtoyés, les années de vaches maigres, quand accepter les rewritings gommait les impayés et entretenait l’illusion d’appartenir à une horde intellectuelle toute-puissante, prête à investir les arcanes du pouvoir, en dépit d’une fascinante disposition à foncer, tête la première, dans les victoires vaincues.

Finalement, cela ne s’est pas trop mal passé. Ces messieurs ont semblé conquis – pas trop, car il faudra bientôt parler budgets. Tout en grignotant une barre de céréales enrobée de sirop d’érable, Amélie a accepté de remplacer le bébé par un ado (« Cela réfère à la Syrie et dans cette campagne, c’est essentiel de mettre en avant le multiculturel, l’universel de la souffrance, au-delà des clichés de la race, de l’origine, de la couleur de peau ») et rassemblé ses crayons en une gerbe multicolore.

Elle s’est levée sans prendre congé. Le CEO l’a suivie, gratifiant ses invités/clients d’une moue « C’est pas toujours facile, les artistes ».

Il l’a attirée rageusement contre lui et lui a roulé une pelle à vous amputer le cortex. « Tu as été… — Ne parle pas maintenant. Rien à foutre de tes compliments. — On se voit ce week-end ? — Seulement si tu m’emmènes au Negresco, comme tu me le promets depuis des siècles. — Mon bébé… — Arrête avec ces mon bébé. Negresco ou rien. Et merde à ta femme qui soigne ses ovaires à Nice. »

Ils se sont quittés. Valère Martin retourne auprès des hommes en noir, conscient que l’avenir de la planète se joue en ce moment (voir plus haut mes appréciations sur Valère Martin).

Amélie ne sait pas encore qu’en rentrant dans son loft, rue Antoine Dansaert, elle va découvrir Mamadou besognant une copieuse Africaine, à quatre pattes sur le coffre que grand-maman disait tenir de sa propre grand-mère. Les injures racistes vont pleuvoir, et Mamadou va rosser Amélie. Après quoi, il s’habillera et partira, suivi de « sa gosse », comme il dit, qui n’aura pas un regard pour sa rivale déchue et ne s’excusera même pas quand elle lâchera un pet long comme l’agonie d’un moteur V8 mal réglé.

Amélie ne sait pas encore qu’elle découvrira son compte en banque en négatif, proprement vidé par Mamadou à qui elle avait confié le code secret, un jour qu’il venait de lui crevasser l’anus et qu’un poisson rouge, frétillant dans son vagin, joignait ses efforts désespérés de survie à la houle atone d’un plaisir chagrin.

Amélie croira se venger de Mamadou en s’acharnant sur Poutine, en salissant sa réputation, en le métamorphosant en Raspoutine que la haine des médiocres, les gâteaux à l’arsenic, la poudre des pistolets, le plomb des balles et les congères de la Néva, en un hallucinant ensemble, ne parviendront pas à arracher à la postérité.

Amélie ne se doute pas que sa Mater dolorosa à la tempe perforée n’aura besoin ni d’arsenic, ni de poudre, ni de plomb, ni de glace pour sombrer dans le néant de la médiocrité.

Amélie apprendra qu’il est des moments dans l’histoire de la déshumanité où les détenteurs du vrai pouvoir (l’industrie, la finance, les banques…) savent désamorcer les plus émouvantes gesticulations belliqueuses.

Pour des raisons sans doute aussi absurdes que celles qui l’auraient déchaînée, une conflagration mondiale n’est pas à l’agenda. Pas en cet âge-ci. Le moment venu, nul sera besoin d’une Vierge flinguée pour entendre s’envoler les péans par-dessus les toits. Avec la rage d’une colonie de termites, les hommes se rueront vers le gouffre. Et ils fêteront le feu dévorant.

Divadlo… Petite marionnette trouvée dans une boutique à souvenirs de Prague… Bille de bois en guise de tête, bout de bois figurant le torse, sans côtes et sans cage thoracique, mais pourtant, un cœur invisible.
Tes paupières lourdes de fard, ton regard bienveillant et ton sourire doucement narquois. Tes cheveux rouges aux mèches bleues débordant d’un chapeau mou, vert frais. Ton habit grotesque et si beau. Une lavallière disproportionnée, des bretelles accrochées aux deux énormes boutons cousus en haut du pantalon en tissu à carreaux.

Je t’ai donné le nom Divadlo, aperçu sur des affiches et la marquise de façades Art Nouveau, avant de savoir qu’il désignait, en tchèque, le théâtre. Merveilleux patronyme pour les ateliers du rêve ! Et comme il te convient à merveille.

Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que mon empathie pour toi participait de la même croix d’attelle. Et la torsade des fils qui s’en échappent mènent à Poutine, Amélie, Valère, Obama, Thorpe, Louis Pergaud, De Gucht, Mamadou, Jan Palac, des millions d’hommes de plus en plus en noir, cette mère qui nous manque, Leos Janacek, ces reflets photographiques dans les ossuaires, ces visages pixélisés dans le souvenir qui s’éteint, Edward Snowden, les monstres dont on ne dit plus les noms, Gandhi, Jan Kubis, Albert Schweitzer, Charles M. Schulz, Florquin, Antonin Dvorak…

En ce vieux monde, il est trop tard pour démêler l’écheveau dans lequel un nœud défait révèle une grappe de nœuds trapus. Théâtre, théâtre…

Mais toi, les fils impriment à tes mains et pieds de gracieuses volutes qui te font planer, libre comme un chat dans la lune. Et ton ombre funambule rend sa mesure au décor de ce castelet absurde que sont devenues les villes modernes en attente d’une nouvelle guerre totale.

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