“And we could solve this by having capitalist luxuries?” Putin sneered.

“A true Marxist is objective, Comrade Political Officer.” Ramius chided, savoring this last argument with Putin.

“Objectively, that which aids us in carrying out our misson is good, that which hinders us is bad. Adversity is supposed to hone one’s spirit and skill, not dull them.”

Tom Clancy, The Hunt for Red October, 1984

« Et nous pourrions résoudre ce problème en ayant du luxe capitaliste ?, ricana Poutine.

— Un vrai marxiste est objectif, camarade commissaire politique, le réprimanda Ramius, savourant cette dernière discussion avec Poutine.

— Objectivement, ce qui nous aide dans la réalisation de notre mission est bon et ce qui nous gêne nous est mauvais. L’adversité est censée affûter l’esprit et l’habileté, pas les émousser. »

Tom Clancy, Octobre rouge, 1984

Connaissez-vous l’Alaska ? Les plaines arctiques, les grandes forêts, les marécages et les champs de glace, les volcans et les lacs, la montagne vertigineuse et les îles, ces innombrables îles ? L’Alaska, en vérité, c’est l’intimité du giron de Mère Nature, c’est-à-dire la solitude face à l’immensité, l’obscurité percée par la Grande Ourse, l’œil impavide de l’étoile Polaire et la respiration lente, sibilante de Sturdy Washington au volant de sa grande tirette — big puller —, sa Cherokee lancée en vitesse de croisière le long des derniers milles terrestres de l’AK-1. Connaissez-vous ce Sturdy Washington, un gaillard rude et solide à la peau usée ? Dans le rétroviseur, ses yeux encoignés derrière des paupières trop étroites, l’iris brun crevé d’une petite pupille pas tout à fait ronde, et ses mèches courtes et denses vous rappelleraient ces têtes de cormoran dont les voyagistes ornent leurs brochures. Taciturne mais toujours fidèlement attentif au moindre des propos de Kayl, ce Sturdy. La Kaylie à la voix suave, délicieuse, sa seule compagnie lui rend avenante la morne Route 1 et il en vient souvent à désirer qu’elle ne finisse jamais. Kayl, elle, ne s’arrête pas, installée à côté de lui dans la jeep capitonnée : toujours quelque chose à raconter et quand elle s’en lasse, un petit air à vous faire gigoter derrière la barre, puis elle reprend ses histoires — d’où les tient-elle ? Hier, c’était les barabaras, des maisons souterraines qui abritaient les Aléoutes au temps où ils vivaient comme des Aléoutes. Toute la soirée, Kayl était intarissable et Sturdy ingurgitait ses paroles. Il s’imaginait lui-même tapi au fond du trou en dessous des vents fouettant la terre, à tendre des peaux de phoque trempées dans l’urine fermentée sur une charpente de bois pour se construire un nouveau kayak, plutôt qu’aux commandes de sa grande tirette. Connaissez-vous seulement les Aléoutes ? À l’origine, ils habitaient les îles volcaniques qui s’étirent entre le Kamtchatka et le sud-ouest de l’Alaska. Avec les Inuits, leurs cousins, ils ont investi le sous-continent après les Amérindiens mais longtemps avant que les Yankees viennent piller l’or, le pétrole et même le cuivre à Kennecott. Et maintenant ? Maintenant ils sont perdus, les Aléoutes. Sturdy, par exemple, lacère son Alaska d’est en ouest et du sud au nord en charriant de la « matière sensible » — sensitive stuff. Il est loin le temps où ses aïeux chassaient le narval au harpon, où ils vendaient des peaux de loutre aux marins russes. Alaska elle-même, l’Alaska états-unienne, porte encore son nom aléoutien, Alakshak, qui d’après Kayl signifie le grand pays. À la bonne heure ! Mais lui, les clients l’appellent Sturdy : c’est de l’américain et ça veut dire vigoureux, comme ils disent d’un cheval. Big deal !

Aujourd’hui, Kayl lui raconte la révolte des Aléoutes contre les négociants russes en 1784. Les Russes tenaient un petit comptoir sur Amchitka, une île au bout du cil de l’Alaska — regardez la carte : vous y remarquerez ce pointillé curviligne qui prolonge la terre dans l’océan ; ce n’est pas sans connotation que les météorologues situent là la dépression aléoutienne. La querelle de 1784 a éclaté autour du troc entre les produits russes et les peaux de loutre. Comme le courroux mène à la colère, les Russes ont assassiné la fille du chef des Aléoutes. Ceux-ci se sont alors approchés des maisons de ceux-là, qui ont ouvert le feu, mettant les indigènes en déroute. Le ballet s’est répété le lendemain et le surlendemain. Lassés de voir les Aléoutes s’approcher et s’enfuir au moindre coup de feu, les Russes ont kidnappé les femmes et les enfants aléoutiens pour que les hommes se rendent et pour en finir, ils ont assassiné pour l’exemple quatre nobles aléoutiens. Maudit mois de mai 1784.

Sturdy et Kayl s’enfoncent ensemble dans les ténèbres glacées. Kayl pousse la chansonnette et revient pour lui sur l’édifiante histoire d’Amchitka : les Aléoutes ont quitté l’île après leur révolte et quand les Américains l’ont achetée en 1867 avec le reste de l’Alaska, elle était aussi déserte que les mines de Kennecott le sont aujourd’hui. Quelques avancées technologiques plus tard, c’est l’île d’Amchitka que ses nouveaux propriétaires ont élue pour leurs essais nucléaires souterrains. Figurez-vous que c’est ainsi que Kayl balise la route sur laquelle la conduit Sturdy : quatre-vingts kilotonnes en 1965, une mégatonne en 1969, cinq en 1971. Eh là ! Est-ce vraiment une aurore boréale qui se profile devant eux ?

En effet, l’obscur firmament semble s’allumer d’une étrange brillance. Y reconnaîtriez-vous la danse envoûtante de l’âme d’une loutre de mer ? Elle se lève, s’étire, violette puis verte, scintillante. Majestueuse, elle se retourne et tourbillonne lentement, puis elle accélère sa course gracieuse. Elle se résout en jets vers le zénith puis se réduit à une fournaise qui s’écrase sur l’horizon juste devant lui. Elle lance alors à nouveau des gerbes colorées, jaunes, rouges, sanglantes et aussi violettes. L’âme de la grande loutre regarde droit dans celle du descendant des Aléoutes. Le cœur de Sturdy se contracte comme un poing énervé mais le moteur de la Cherokee poursuit son feulement régulier tandis que la vieille Kayl, imperturbable, continue de le doucher méticuleusement d’Amchitka et de radiations ionisantes. Combien de temps dure cette transe céleste ? Nul ne pourrait l’estimer : c’est l’Alaska.

Savez-vous que Kayl, la volubile et la généreuse, entretient à peu près la même relation avec chacun des autres membres du groupe, que ce soit au café, dans leur tirette ou même, pour certains, dans leur chambre à coucher ? À force de leur parler, elle est devenue leur conscience historique, voire leur conscience nationale. Grâce au « K », vous savez que Kayl est une station de radio émettant à l’ouest du Mississippi. La Federal Communications Commission impose en effet à chaque station de porter un sounder de quatre lettres qui l’identifie. KAYL alias kay-ay-why-el, leur fusionnelle compagne, est une radio publique indépendante émettant en permanence en ondes moyennes à partir de son studio de Homer des documentaires et des débats à thématique historique locale et internationale. À chaque heure au moins, elle est tenue de décliner son identité à l’auditeur, Sturdy et les autres : « This is KAYL, Homer. »

Les autres c’est surtout Mark, le leader. Il tient cette position car il est le mari de la propriétaire du Nancy’s Café, l’établissement isolé situé à la jonction entre l’AK-1 et l’Eagle Trail. Devinez-vous ses spécialités ? Le Grizzly burger et le lait malté. Après un tel lunch — pour à peine 16,75 dollars américains plus taxes — quiconque est déjà à moitié alaskien. Mais bien que la région ne soit pas enregistrée comme « sèche » — dry — au regard de la loi, la vente de boissons alcoolisées y est interdite. Pourtant, Mark — c’est sans doute ce qui lui garantit le rôle de leader — gère discrètement un stock de bière, de cidre et de liqueurs : c’est une partie émotionnellement importante de la « matière sensible » que transporte Sturdy. C’est ainsi que Mark est devenu la conscience politique du groupe, au point de le structurer en un parti clandestin, qu’il préside, secondé par Jeff Minrow. C’est Jeff, directement inspiré par Kayl, qui a trouvé le nom du parti : Allíthuh, un mot aléoutien censé signifier la communauté. Les autres membres d’Allíthuh sont Sol et Ivan.

Sol, le « juif des nations », aléoutien par son père, communiste par son arrière-grand-mère en lignée matriarcale, on entend encore qu’il a vécu à Manhattan — connaissez-vous Woody Allen ? Imaginez-le dans un réfrigérateur : c’est à peu près ça. Sol, c’est la théorie du complot, l’idée compulsive que les émules de Ben Laden confondent son état avec al-Aksa, « l’éloignée », en référence à la grande mosquée édifiée sur le rocher que Mahomet atteignit en un voyage nocturne afin d’y découvrir des merveilles. Pensez-vous reconnaître là l’effet sur Sol des stocks secrets de spiritueux de Mark ? Ce serait bien trop simple. En fait, Sol tire la substance de ses craintes de lectures intempestives qu’il ne peut s’empêcher de surinterpréter. Par exemple, si son auteur favori est Tom Clancy, virtuose des romans d’espionnage situés au cœur de la guerre froide, il n’a pas manqué de remarquer que l’anagramme le plus lumineux de Clancy n’est autre que Yanccl, la version communiste de Jacob. Et alors ? Pourquoi cet obscur jeu de mots annoncerait-il un dénouement funeste ici même à la longue rivalité entre Russes et Américains ? Si vous pouviez répondre à celle-ci, alors vous connaîtriez Sol.

Reste Ivan Cannikin, nommément trésorier d’Allíthuh alors que l’administration des maigres deniers du parti revient exclusivement à Mark, ou plutôt à Nancy. Les autres prononcent son nom I-van, comme I-Pad et compagnie. Il parle le russe — non pas juste niët-niët-da-da-da comme vous et moi — il l’a vraiment appris au cours d’un séjour en prison non loin de Iakoutsk, en Sibérie. Mais Ivan ne parle que lorsqu’il a bu suffisamment et pas trop.

Je vous présente tous ceux-là alors que Sturdy fend la nuit sur la Route 1 pour les rejoindre au Nancy’s Café. Il vient de s’élancer sur la portion que l’on appelle le raccourci de Tok — Tok cut-off — à la hauteur de Gakona. Si vous essayez de le suivre sur la carte : 62° 18’ 17” Nord – 145° 16’ 24” Ouest. C’est Mark qui a convoqué cette réunion extraordinaire et il a chargé Sturdy d’amener de la « matière sensible » en suffisance. Il a aussi demandé à Nancy de dégrafer le drapeau américain et de le remplacer par celui de l’Alaska, dessiné en 1927 par un Aléoute alors âgé de treize ans : un fond bleu comme le ciel en journée frappé de la casserole de la Grande Ourse et de l’étoile polaire en haut à droite. En outre, il a placardé les murs d’affichettes reprenant sa demande expresse à l’adresse des membres d’Allíthuh : « INPUT WANTED ».

« INPUT WANTED » — c’est que l’heure est grave : comme Jeff l’a indiqué à l’ordre du jour, « 1) Vote sur la sécession ; 2) Autres idées d’avenir ; 3) Divers ; 4) Cocktail dînatoire et fin de la discussion. »

Sans attendre Sturdy, les autres votent le premier point à l’unanimité sans aucune discussion. C’est que Mark ne pardonne pas aux autorités reconnues par Washington de ne pas accorder à Nancy la licence de boissons fermentées et/ou distillées. Jeff, par tradition, vote comme Mark. Sol, lui, est convaincu qu’il vaudra mieux être neutre au moment de la grande confrontation. Quant à Ivan, sa sobriété l’empêche de participer au débat : il se contente de lever la main avec ses camarades. C’est ainsi que l’Alaska accède officieusement à l’indépendance.

Arrivés au point deux, celui des autres idées pour l’avenir, Mark n’a pas grand-chose à dire, Jeff se concentre sur la préparation du procès-verbal de cette réunion historique et Sturdy a à peine progressé d’un trentième de degré de longitude vers l’est. Sol, par contre, déborde d’idées : la première est de proposer aux États-Unis de les rejoindre à nouveau, arguant d’une « partie d’histoire commune », à condition d’être exemptés de taxes. Sol se dit prêt à accepter le statut d’État libre associé : une sorte de Porto Rico du grand Nord. Ivan lui donne la réplique en frappant du poing sur la table. C’est Kayl, comme à l’accoutumée, qui vient à la rescousse : Mark rappelle une de ses émissions consacrée à ce qu’il appelle l’infâme loi de réparation de 1988 — Aleut Restitution Act — par laquelle le gouvernement américain a quand même dédommagé les Aléoutes à hauteur d’un million et demi de dollars puis jusqu’à trois fois autant pour en avoir déporté quelques centaines dans des camps d’internement en 1942. Si vous voulez en savoir plus, Kayl propose une baladodiffusion — podcast — de ses émissions. Mais Mark exige le doublement de la somme, afin de dépasser le montant déboursé par les États-Unis pour acheter l’Alaska en 1867. Ivan martèle de plus belle. Au milieu de la cohue, Jeff propose l’adhésion au Canada mais personne ne l’entend. Le calme revient soudainement quand apparaît Nancy : elle a déniché quelques bouteilles — c’est juste ce qui manquait pour disposer cette bande de machistes indolents à l’écouter.

Le désir d’indépendance — « I mean, leave me alone ! »refait brièvement surface mais la suite du débat s’avère extrêmement confuse car les membres présents du parti plus Nancy entreprennent avec sérieux et solennité de comparer leurs propres principes à ceux des Américains, poussés par Sol, ou ceux des Russes, à la suite d’Ivan. Ils attribuent ainsi les valeurs de tradition et d’auto-expression — self-expression — aux USA ; les valeurs de la laïcité, la rationalité et la survie à la Russie ; la recherche du bonheur et des satisfactions aux premiers mais pas aux seconds ; l’impérialisme aux deux. Et leurs propres valeurs, direz-vous ? Quel est le moteur de leur printemps alaskien ?

Entre-temps, le moteur de la Cherokee suit son régime stable alors que la dette en degrés Fahrenheit à l’extérieur de l’habitacle atteint un bon dix, soit moins vingt-trois degrés centigrades. Loin des arguments rattachistes d’Ivan qui souhaite que l’Alaska « redevienne russe », Sturdy est fasciné par le programme que propose Kayl depuis trois quarts d’heure, intitulé en version originale : What’s not to like in a country famous for its chocolate and beer ? Quel étrange royaume de conte, celui que décrit Kayl : tout un pays fédéral sur un territoire soixante fois plus petit que l’État d’Alaska et neuf cents fois plus densément peuplé, au point de favoriser l’avortement et l’euthanasie. Une mosaïque d’ethnies aux noms amusants, les Ballons — Balloons —, les Imperfections — Blemish — et les Choux de Bruxelles — Brussels Sprouts. Cinq cents jours d’affilée sans gouvernement dans l’indifférence générale. La revendication des French fries comme délicatesse nationale, la passion pour une espèce de soccer pour hommes, qu’ils confondent avec le football, et mille autres bizarreries qui le font rêver. Pour couronner le tout, Kayl se met à chanter Formidable avec la voix de Stromae alors que le faisceau des phares puissants défriche le chemin vers l’avant dans la profondeur du noir.

Maintenant, croyez-vous en Sila, la divinité aléoutienne de l’air, et en ses humeurs redoutables ? Ou ressentez-vous plutôt le besoin d’expliquer raisonnablement l’apparition soudaine en travers de la route d’une grosse masse blanche qui semble s’enfler rapidement ? Sturdy freine brusquement, un crissement épouvantable l’assourdit et avant même qu’il réalise pourquoi, la Cherokee s’immobilise à un avant-bras d’une Mazda aux vitres brisées et à la carrosserie chiffonnée, surmontée de la carcasse d’un énorme élan désarticulé. Le cœur de notre ami reprend ses convulsions désagréables et sa respiration stridule maintenant plus fort que la radio. C’est que le museau disproportionné de l’animal pointe vers lui et ses yeux éblouissants le toisent sans ciller juste devant son pare-brise à la manière d’un cauchemardesque trophée pathétique.

Je vous ai tout de suite parlé de la Mazda pour vous rassurer mais imaginez la frayeur surnaturelle de Sturdy. L’homme est persuadé de rencontrer sa mort. Il se sent transpercé par le regard réfléchissant de l’élan géant. Il croit que c’est son âme qui l’a quitté : comme lui, l’élan de l’Alaska est habituellement solitaire et il ne se joint qu’occasionnellement à des hardes de quelques individus tout au plus. Notre Sturdy se sent prêt à gagner la voie lactée. Éventuellement, il reviendra saluer les vivants évoluant dans le théâtre naturel sous la forme d’une aurore boréale.

J’imagine bien qu’il vous est malaisé de vous projeter dans ces considérations eschatologiques. Il vous est certainement plus commode de considérer les implications métaphoriques du grand élan de l’Alaska fauché sur la route. Est-ce là une minauderie de l’esprit ? Je ne me permettrais pas de vous juger. Le grand élan de l’Alaska fauché sur la route : n’est-ce pas au contraire un message frappant qui pourrait mettre en garde les nationalistes d’Allíthuh ? Mais ce message, ni les membres présents au Nancy’s Café, ni Sturdy ne le perçoivent. Ce dernier se trouve toujours dans son état d’obnubilation provisoire mais il n’atteint pas la perfection qu’exige la vision béatifique : il est en train de rater son décès.

Soudain, un cri humain le ramène à la vie. « Hilfe ! Hiiilfe ! » Le cri provient de l’intérieur de la Mazda. En l’entendant, Sturdy s’arrache d’un coup au regard mort de l’élan, se gifle les joues, fouille la boîte à gants pour en extraire une torche électrique et une couverture isothermique métallisée, agrippe encore une couverture de laine sur la banquette arrière et il s’élance dans le froid. L’homme redit « Hilfe » plus faiblement. Il est coincé comme un hot-dog entre l’airbag et le siège, ce qui lui donne l’aspect d’une saucisse de Francfort. C’est en effet un Germain, un yekke comme Sol les appelle parce qu’ils portent une jaquette — Jacke — en toutes circonstances. Or le pauvre homme est frigorifié et sa cravate tricotée n’y change rien. Sturdy lui lance un « How’re you today ? » qui ne demande pas de réponse et entreprend de le libérer.

Ce n’est qu’une fois qu’ils sont enfin installés au chaud dans la Cherokee en attendant la dépanneuse que la langue de l’homme se délie : « Dank you. I am Karl-Jesus Ernst. I am Belgiën. » À ce dernier mot, la curiosité de Sturdy, qui n’avait pourtant pas l’intention de converser, est piquée à vif. Il éteint la radio : « That’s nothing. So you say you’re from Belgium, Jesus. I can’t believe this is happening. Do you speak French or Dutch ? — Deutsch. I Eupen ; I deutschsprachigen Gebiete ; I Belgiën. You ? You Amerika ?My name is Washington. Sturdy Washington. I’m an Aleut. A-leut. » Délaissant sa réserve habituelle, l’esprit embué de Karl-Jesus Ernst réagit par une comptine qui flatte la fierté de Sturdy : « Alouette, gentille alouette, alouette, je te plumerai. »

La conversation progresse avec la maladresse et la grâce du caribou sur un lac gelé. À partir des bribes charmantes du discours du Belge, Sturdy reconstruit une histoire cohérente : c’est la première fois qu’il quitte son pays ; il est venu rendre visite à son frère, un pompiste installé à Glennallen. Je suppose que vous ne connaissez pas cette bourgade située dans le bien nommé borough inorganisé — Unorganized Borough. Il devait rejoindre l’aéroport d’Anchorage pour rentrer chez lui mais au moment de s’engager sur l’AK-1, à la place de l’emprunter vers Pilcho Drive, il s’est dirigé dans l’autre sens, droit vers les counties de l’Est.

Une chaleureuse connivence se tisse entre les deux hommes. Pour communiquer, ils s’inventent une espèce de volapük et Sturdy en vient à aimer cette Belgique — il l’aime de plus en plus, au point de concevoir une sérieuse idée d’avenir.

Profitant de l’assoupissement de Karl-Jesus, il compose alors à deux pouces un long message téléphonique cellulaire à l’intention de Mark, le président en exercice d’Allíthuh : « Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation… » Et son texte s’achève sur une proposition de traité sur le règlement définitif du statut de l’Alaska, « mettant fin aux droits et responsabilités des États-Unis d’Amérique ainsi qu’aux prétentions d’influence et d’hégémonie de la Fédération de Russie relatifs à l’Alaska ». De manière tout à fait originale, le traité de Sturdy établit l’anastomose — anastomosis — « entre le territoire d’Alaska et le royaume de Belgique, assurant au nouvel État ainsi fondé la pleine souveraineté sur ses affaires intérieures et extérieures ». C’est le B.A. BA d’un monde recomposé.

Cette nuit, en s’abandonnant au sommeil, une poignée d’hommes nouveaux qui écrivent l’histoire accueillent des rêves radieux. Alléluia.

Notes anatomiques et physiologiques pour soutenir ce songe d’une nuit d’hiver :

1. L’Alaska borde la scissure interhémisphérique d’une partition sagittale du globe à l’instar des hémisphères cérébraux. Sur l’homoncule de Penfield — représentation topographique des fonctions motrices au niveau du cortex frontal proposée par un neurochirurgien canadien —, elle correspondrait au membre inférieur controlatéral. Le cadre de référence est déterminant, puisque vue de l’hémisphère américain, la Russie est à l’ouest, et réciproquement. Cette situation à la rencontre des hémisphères occidental et oriental est critique, comme l’a annoncé Rudyard Kipling :

Oh, East is East and West is West, and never the twain shall meet,

Till Earth and Sky stand presently at God’s great Judgment Seat ;

But there is neither East nor West, Border, nor Breed, nor Birth,

When two strong men stand face to face, though they come from

the ends of the earth !

2. Une anastomose est une connexion entre deux structures, organes ou espaces. Cette communication s’établit souvent entre des vaisseaux d’un calibre à peu près semblable, dont l’origine est parfois très distante, comme la région sous-clavière et la région inguinale.

3. L’état de sommeil au cours duquel sont produits les rêves les plus complexes à teneur narrative est appelé le sommeil paradoxal car les rythmes cardiaques, respiratoires et cérébraux y sont caractérisés par une variabilité similaire à l’état de veille.

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