Il fut le premier sur la liste à être écarté de l’entreprise qui avait été son seul employeur jusqu’à présent. Quatorze mois et trois jours dans le domaine de l’hydraulique. (Énergie de pointe sans émissions de CO2 ! Notre force est dans le futur du citoyen responsable !)

Crise, restructuration, réorientation, les mots se mélangeaient dans son esprit chahuté par la nouvelle.

« L’hydraulique, c’est une grande famille, tu n’auras aucune peine à te recaser », l’avait rassuré une collègue.

Albien avait réajusté sa cravate mais n’avait fait que déplacer le nœud sur le côté et vers le haut, comme une corde de pendu. On l’étranglait, on l’assassinait, lui qui s’était toujours montré d’une ponctualité infaillible. Il avait remercié le directeur qui lui tendait son certificat de chômage, serré les mains des collègues et quitté les lieux en laissant dans son sillage quelques ricanements. Et il avait repensé à son oncle Edwin, à l’Écosse, à son amour fantasmé : une championne de natation synchronisée spécialiste de la torpille, du rétropédalage et de la position tonneau. Puis il était rentré chez sa mère.

Garce sans cœur, la chance vous lâche parfois au premier tournant. Ce fut dans celui de la rue Hautaine, là où elle grimpe vers le monument aux Morts pour surplomber le quartier, qu’Albien fut pris d’un doute. Puis d’une certitude. Son portefeuille avait disparu de la poche intérieure de sa veste. C’était le lendemain de son dernier jour dans l’hydraulique.

— Vous affirmez l’avoir égaré, lui dit-on au commissariat. Mais qui prouve qu’on ne vous l’a pas volé ?

Albien eut beau clamer une distraction coupable, le moustachu galonné ne voulut rien entendre. De très mauvais gré, il finit par taper une déclaration de perte et somma son interlocuteur de courir illico presto à l’administration communale pour demander une nouvelle pièce d’identité.

Les bureaux de l’administration sont voisins du commissariat, comme les pompes funèbres le sont souvent des hôpitaux.

En attendant son tour, Albien se cura les incisives avec un ticket de métro.

— Remplissez ce formulaire puis revenez avec des timbres fiscaux d’une valeur de vingt-cinq euros, émit une voix monocorde.

Et le volet du guichet lui claqua au nez.

Il était à quelques pas à peine du bureau de poste qu’une interrogation pesante s’insinua en lui. Avait-il réellement perdu son portefeuille ? Ne lui avait-on pas volé, comme le sous-entendait le galonné du commissariat ? Il fouilla dans sa poche. Trois euros… trois misérables euros ! Plus un seul billet, plus de carte bancaire, plus rien. Et la banque était fermée en raison de travaux.

Tant pis, autant chasser de son esprit le regrettable contretemps.

Assailli par des souvenirs de l’hydraulique et du licenciement récent, il se présenta au bureau de chômage. Sur une chaise inconfortable, il patienta deux heures, muni de son ticket d’attente, avant d’apercevoir l’affichette :

MERCI DE PRÉPARER VOS PIÈCES D’IDENTITÉ

Les membres ankylosés, l’esprit chamboulé, il se leva. Jamais il n’aurait dû demeurer aussi longtemps dans cette position tassée. Tout se liguait contre lui ! L’hydraulique, son fessier endolori, les timbres fiscaux ! Il était hors de question de quémander à sa mère les vingt-cinq euros exigés ; un homme a sa fierté quand même… La banque était-elle sa dernière chance ? Sinon la manche ? Ou un ami ? Mais il n’en avait aucun. Ce n’était ni une fatalité ni un choix, mais bien un fait avéré.

Comment agirait quelqu’un d’aussi avisé que l’oncle Edwin ? se demanda-t-il. Edwin qui l’avait poussé dans les bras de l’hydraulique, qui le considérait comme un gagnant, un winner ? Qui s’était toujours battu pour le défendre quand les autres… quand les autres… oh, les autres !

La banque avait rouvert ses guichets dans un bâtiment en préfabriqué qui faisait penser à un bateau. Les employés y étaient encaqués comme des harengs dans leur boîte.

Une vieille, qui attendait devant lui au guichet, s’adressa à l’employé :

— Mon pauvre monsieur ! Travailler dans de telles conditions, comme je vous plains !

L’homme acquiesça d’un air écœuré puis se leva et leur tourna le dos pour discuter avec un collègue. Les manches de sa veste en tweed étaient garnies de coudières en cuir. Tout en lui — et surtout ce détail — évoquait le gratte-papier d’autrefois, un personnage digne du Passe-Muraille. Après un long moment, il revint à sa place.

Mais la cliente était bavarde, la queue n’avançait pas et cela n’avait plus rien d’amusant pour Albien d’avoir pour seul paysage le manteau et le chignon défraîchis d’une vieille toupie, et la face tristounette d’un employé frustré. Quand serait-ce son tour ? Pour manifester sa désapprobation, il passa la tête d’un côté à l’autre du chignon et, tel Bourvil à travers son mur, se mit à grimacer.

Lorsqu’enfin, elle lui laissa sa place encore tiède, il fit un pas vers le guichet.

— Je voudrais retirer vingt-cinq euros.

— Puis-je vous demander une pièce d’identité ? dit l’employé.

— Non.

— Il me la faut !

— Je l’ai… On me l’a volée, dit-il en se rappelant l’insistance du moustachu galonné au commissariat.

— Revenez quand vous en aurez une nouvelle.

— Mais pour ça, je dois avoir vingt-cinq euros de timbres fiscaux ! Les vingt-cinq euros que je vous demande justement !

— Montrez-moi votre carte bancaire…

— Mais je n’ai PLUS de carte ! Tout était dans le portefeuille. Le portefeuille que j’ai… qu’on m’a volé ! Oui, vo-lé !

L’employé leva un sourcil. Derrière son client, les gens grognaient et piétinaient. Le bateau préfabriqué rempli de chèques et d’euros tanguait. Il suffisait au bonhomme d’ouvrir un tiroir plein de liasses de billets… Albien se répéta les exclamations de son oncle : Bloody hell, Alby, you are the best ! You are a winner, a WIN-NER ! Mais le bonhomme au sourcil levé et aux ridicules coudières en cuir ne lâchait pas prise. Protégé par sa vitre, hors d’atteinte, il avait pour lui le sacro-saint règlement.

Albien baissa les épaules, ses doigts touchèrent le sol, traversèrent le plancher du préfabriqué, l’asphalte de la rue. Il n’existait plus.

Trois jours plus tard, par miracle, il retrouva sa légitimité de citoyen ordinaire. Sur le pas de sa porte, un portefeuille — le sien — avait été déposé par une main bienveillante. Les papiers et l’argent s’y trouvaient encore.

Muni d’une conscience toute neuve et de la pièce maîtresse qui faisait de lui un citoyen à part entière, Albien commença les interminables démarches pour s’inscrire dans les organismes censés remettre sur les rails le travailleur sans emploi. Enfin, il reçut ses allocations de chômage, qu’il dépensa aussitôt. Puis, un jour, il fut convoqué. Une « facilitatrice » allait le recevoir pour un entretien en privé. Le courrier précisait qu’on le dirigerait sans doute vers un stage d’une trentaine de séances destiné à booster son potentiel (de winner, en déduisit-il aussitôt).

— Avant ce stage, je vous conseille d’apprendre à rédiger une lettre de motivation convenable, lui signala l’employée en déposant ses lunettes rectangulaires sur le bureau qui les séparait.

La cinquantaine, le regard las, elle était affublée d’un petit nez en trompette qui, dans le visage sévère, semblait plaqué là par un heureux hasard. Et comme Albien restait muet :

— Une lettre avec vos motifs, vos aspirations, vos ambitions profondes, vos atouts…

— Je n’ai ni aspirations ni ambitions, répondit-il. Et en vérité aucun atout. Mais plutôt de l’aversion.

— Aversion ?

— L’hydraulique me donne mal au cœur, une sorte de mal de mer. Je préférerais, dans la mesure du possible et parmi les voies que vous me conseillerez d’emprunter, éviter celles de l’eau et demeurer sur la terre ferme.

— Il existe quantité de postes disponibles ailleurs que dans le domaine de l’hydroélectricité ! s’exclama la facilitatrice après avoir jeté un coup d’œil sur sa lettre de licenciement.

— J’en suis très conscient. Mais afin que nous ne perdions pas de temps, il m’a semblé judicieux de préciser ma position.

— Votre position ? Mais vous n’êtes pas en « position » ! Vous DEVEZ trouver un emploi, un point c’est tout !

Elle soupira.

— Ma compagnie vous est-elle si désagréable, chère Madame ?

— Il est incroyable !

Son siège pivota d’un tour complet.

— C’est la crise. En êtes-vous un tout petit peu conscient ?

— Crise de quoi ?

— La crise économique ! Les entreprises ferment les unes après les autres, des familles entières se retrouvent à la rue, les acquis sociaux sont bafoués, le monde s’écroule et vous… ! Vous !

— Vous… ? dit-il pour l’aider à poursuivre, car il la sentait perdre pied.

— VOUS, vous êtes là à me fixer d’un regard innocent ! Il faut lutter contre l’adversité, clamer notre révolte ! On n’est plus dans le monde de Oui-Oui !

— Oui oui… chère Madame.

— Bon. Je vous laisse une petite chance. Vous avez dix minutes pour rédiger un courrier de motivation. Nous verrons si vous êtes capable de mettre en relief votre valeur ajoutée. Sinon je me verrai dans l’obligation de vous inscrire sur une liste — hélas déjà très longue ! — de candidats à notre stage « CV et motivation ».

Elle lui tendit un bloc de feuilles en plongeant ses yeux dans les siens :

— N’oubliez jamais votre modus operandi !

— Vous plairait-il de répéter, chère Madame ?

Mo-dus ope-ran-di !

Silence.

— Arrêtez de sourire de cette manière stupide ! Vous rendez-vous compte qu’il me suffit d’un geste (Elle montra le téléphone.) pour prévenir le sanctionnateur ?

Le sanctionnateur… !

— Allons, faites pour le mieux, on verra bien, conclut-elle radoucie.

Dix minutes plus tard, quand la facilitatrice revint, Albien était toujours penché sur ses écrits. Dix minutes d’un voyage fabuleux vers l’Écosse qu’il survolait comme une mouette la mer. Il apercevait tout en bas les falaises, les collines, les moutons, puis il plongeait en piqué vers l’herbe folle avant d’être à nouveau emporté par les rafales écossaises. Et l’oncle Edwin lui apparaissait comme un point minuscule, perdu dans le paysage.

— Je ne comprends pas très bien, commenta-t-elle après avoir parcouru la feuille.

— Moi pas davantage.

Il s’était souvenu des conseils de son oncle : ne triche pas, sois toi-même. Et surtout de ce qu’Edwin lui répétait en anglais sur ceux qu’il vénérait le plus : les gagnants. Les winners ! D’après lui, son neveu en était un !

La facilitatrice se racla la gorge.

— Sous les lambris argentés, au chant des cornemuses et des mouettes, surgit un pays d’ocres et d’ombrages. Muse, ma muse, quand reviendras-tu vers mon cœur abreuvé de chagrin ? Belle Écosse belle écasse belle bécasse, bécasse infidèle, écoute sous le feuillage mon cri d’amour ! Repens-toi de tes dispersions aquatiques ! Je gravirai les pics, je franchirai les océans et je m’envolerai telle la mouette gracieuse… Terre ! Vie ! Aï-èm-e-winner !

Les derniers mots demeurèrent comme suspendus aux lèvres de la facilitatrice. Elle se ressaisit :

— Votre attitude est illogique. Oralement vous vous exprimez très bien, avec des mots choisis… Si si, un langage soigné. Je l’ai tout de suite remarqué. Par contre, votre formulation écrite est extravagante !

— N’avez-vous pas saisi mes propos, chère Madame ?

— « Terre ! Vie ! Aï-èm-e-winner ! »… Aï-èm-e-winner signifie sans doute I am a winner ? Vous avez quelques notions d’anglais ?

Il grimaça une moue dubitative. Devait-il inventer des compétences qu’il ne possédait pas ?

Après avoir agrafé sa lettre de licenciement à son C4 et à un formulaire « dûment rempli », l’employée glissa le tout dans une chemise en plastique rose. D’un regard sévère, elle observa Albien de haut en bas, du moins la partie qu’elle pouvait distinguer de sa personne puisqu’il était assis. Le trouvait-elle trop maigre ? Trop maladroit ? Inadapté au monde du travail ? Au monde tout court ? Allait-elle aussi se mettre à le railler comme ses anciens collègues ? Il redressa les épaules, s’efforça de bomber le torse en retenant son souffle. Mais son front se plissait, sa gorge se nouait, des nœuds serrés envahissaient son pauvre crâne. Il entendit à peine la facilitatrice :

— Disons que vous vous fichez de moi et que…

La voix s’était adoucie.

— Nullement, chère Madame !

— …que ça m’est bien égal ! J’ai même envie de vous aider. Nous ne sommes pas tous des monstres ! On nous accuse d’inhumanité, de froideur, de cruauté mentale, on se suicide à cause de nous !

— Suicide ? murmura-t-il. Au grand jamais je n’y songe.

— Ah, enfin quelqu’un qui garde espoir ! Malheureusement, il n’y a plus d’espoir ! Tout va à l’eau-vau ! euh… à vau-l’eau ! (Elle avait défait son chignon et, telle une rockeuse, secouait sa chevelure hirsute et pivotait en un rapide tour complet sur son siège.) Facilitatrice !!! Et je facilite quoi, hein ? Je vous le demande ! C’est la fin du monde ! Personne n’en a conscience ! Et moi, je suis seule pour accueillir tous ces misérables, engueuler les jean-foutre et assister les braves qu’on pousse vers le précipice ! Seule gardienne d’un cimetière de morts-vivants, seule à bord d’un bateau à la dérive sur les flots amers de la vie, seule dans l’immensité, seule seule seule pour toujours sans personne à mes côtés ! Je n’étais pas destinée à être un gendarme, moi ! J’avais comme vous l’âme d’un poète, je rêvais, j’imaginais le monde, j’appartenais au monde, je grouillais avec les insectes, je nageais avec les poissons, je volais avec les oiseaux… Et vous me voyez maintenant ? Telle que je suis ? Ici ! (Ses poings s’abattirent d’un coup sur la table puis vinrent se coller sur sa poitrine comme une armure. Des larmes jaillirent de ses yeux fatigués, sa bouche se tordit en un rictus.) Je suis seule ! Aaah !!! Seule !

Son élan fut coupé net par l’arrivée silencieuse d’un homme qui semblait être un supérieur hiérarchique. Le sanctionnateur ? D’un bref hochement de tête, elle salua Albien, pétrifié, qui se levait de sa chaise. Puis elle planta de travers ses lunettes sur son nez en trompette qu’elle piqua dans les paperasses.

Pendant la dernière fraction de seconde où leurs regards se croisèrent, il crut déceler dans celui de la facilitatrice comme une lueur d’envie, de discrète admiration.

Il quitta les lieux et se rendit là où il avait passé quatorze mois et trois jours de son existence. Ses anciens collègues de l’hydraulique (Énergie de pointe sans émissions de CO2 ! Notre force est dans le futur du citoyen responsable !) l’accueillirent avec étonnement. Parmi ceux restés dans l’entreprise — les « rescapés » — et les autres, virés comme lui — les « coulés » —, certains avaient pris l’habitude de se rejoindre à la pause, dans un bistrot.

— Tu ne déprimes pas, j’espère ? s’écria un rescapé en lui donnant une claque sur le dos. Ton oncle ne pourrait pas te pistonner ? Comme quand tu as été engagé chez nous ?

Sa réflexion sarcastique, ainsi qu’une autre sur les troubles psychiques d’Albien, fut noyée par les commentaires des rescapés :

— Bosser tout le temps, c’est sinistre… On ne sait plus pourquoi on est là ni qui on est.

— Oui, mais au moins vous avez la sécurité, dit un coulé.

— Moi, dit un autre coulé, quand j’ai perdu mon boulot, je me suis vu sombrer à pic : ma famille, mes amis, plus rien ne tenait droit. Je perdais tout. Un toit, la chaleur d’un lit partagé, une main sur mon épaule, les plaisanteries des collègues, le salaire en début de mois, mes « Comme un lundi ! » que je répondais à la question classique d’après week-end. Devant moi s’étendait le désert des journées inutiles. L’infini multiplié par un nombre infini. Un jour, j’ai couru à la Poste pour chercher un paquet qu’on m’adressait. Peut-être un cadeau ? C’était mon anniversaire. Dans la queue, un type s’est mis à m’insulter. Je me souviens très bien de sa veste : le style gentleman-farmer, avec des coudières en cuir. Il a hurlé : « J’en ai marre de tous ces assistés, on devrait les obliger à récurer les chiottes ! Moi, je gagne en un jour leurs allocations de chômage de six mois et je n’ai pas le temps de faire la queue avec ces ploucs ! »

Il eut un long soupir avant de poursuivre.

— J’ai pris le paquet, je suis rentré chez moi et je me suis pendu. Oui, pendu ! Et raté. Même ça ! J’avais tout raté.

Un brusque sanglot le secoua avant qu’il se tasse sur sa chaise et y demeure prostré. On essaya vainement de lui faire boire un peu d’eau qu’apportait la serveuse. Albien se mit à pleurer encore plus fort que lui en s’en approchant jusqu’à l’étreindre. Tous autour d’eux avaient fondu en larmes à leur tour, par solidarité et par un sentiment confus d’appartenance à l’espèce humaine. C’était bien ce sentiment profond qui étreignait le cœur d’Albien comme une poigne brutale. Il n’était plus seul, il avait un ami qui pleurait dans ses bras, un ami qui s’était aussi fait humilier par un type aux coudières en cuir ; il avait plein d’amis tout autour de lui qui portaient sur leurs épaules soudées la peine commune, infinie. Mais soudain, une voix fluette susurra :

— Et ton cadeau ? Le paquet de la poste ?

C’était la petite serveuse : une toute jeune fille, presque une enfant.

— Une paire de rouflaquettes Elvis Presley, murmura le malheureux.

Un rire nerveux prit possession de lui. Et ce rire fut aussitôt suivi par un léger gloussement de la serveuse. Les uns après les autres commencèrent à s’esclaffer avec la même force, la même rage qu’ils avaient mise à sangloter, comme si leur vie en dépendait. Les épaules secouées par des soubresauts, la bouche grande ouverte, les traits déformés, les prunelles brillantes, les claques sur les cuisses ! Dans un séisme, les éclats sonores emplirent le bistrot et s’échappèrent par la porte entrouverte, le gigantesque rire gronda, enfla comme un joyeux tonnerre, ébranla le quartier, la ville, la planète, défiant toute loi humaine. C’était un tremblement de rire tel qu’on n’en connut plus jamais par la suite.

Quand le calme revint, Albien parla de l’Écosse, de l’oncle Edwin, de sa championne préférée spécialiste de la torpille, du rétropédalage et de la position tonneau, pendant que ses compagnons l’observaient de leur regard tendre. Puis il sortit et marcha dans la ville. Longtemps.

La rue Hautaine lui parut souriante, les maisons grises avaient pris les couleurs de l’arc-en-ciel. Les foulées d’Albien devinrent amples, aériennes. Je gravirai les pics, je franchirai les océans et je m’envolerai… Finis le pas saccadé d’autrefois et l’œil rivé à la montre, oubliés les plis sur le front et le fouillis grotesque des tracas inutiles dans un cerveau épuisé. Il avait des amis ! Et une femme — une facilitatrice ! — l’admirait… Un pas de danse sur le trottoir, l’ignorance amusée d’un regard sarcastique, un petit sautillement suivi de trois pirouettes rapides. Son corps vibrait — chaque muscle, chaque nerf, chaque pore —, son âme vibrait à l’unisson, ses sens étaient en éveil comme ceux de la mouette écossaise qui tournoie dans le ciel. Tout dans son être se rassemblait pour l’ultime combat, l’ultime victoire. N’était-il pas un winner ?

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