Donnez-nous notre credo quotidien

Pierre Mertens,

La vie n’est pas un problème qui puisse être résolu en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas.

Stig Dagerman

Enfant, je laissais volontiers mon regard errer sur les tranches des livres disposés dans la bibliothèque de mon père. Jusqu’à ce qu’il butât, chaque fois, sur un titre qui recelait une passionnante énigme : Psychopathologie de la vie quotidienne. J’ai longtemps supposé qu’ainsi l’auteur définissait la vie quotidienne elle-même comme folle, détraquée, dangereusement atteinte par la névrose. N’eût été l’assurance que je ne comprendrais rien à la teneur de l’ouvrage, je l’aurais volontiers parcouru pour voir comment le Docteur Freud s’y prenait pour démontrer le bien-fondé d’une thèse aussi originale.

Un jour, j’ai su qu’il fallait comprendre : « Psychopathologie dans le cadre de la vie quotidienne ». Je fus déçu. Où trouverais-je désormais l’affirmation de l’hystérie des jours ? Çà et là, bien sûr. J’appris, par exemple, qu’un « collège de sociologie » qui n’avait, par bonheur, de sociologique que le nom, s’était constitué autour d’une poignée de très grands écrivains dont le souci, le programme, était de souligner l’invalidité d’une vie qui ne serait que quotidienne…

« Notre défaite : le quotidien ». Ainsi s’exprime Kafka qui donne toujours l’impression d’avoir tout dit avant les autres, même lorsque ce n’est pas le cas.

L’ennui avec le quotidien, c’est que. comme dirait l’autre, il recommence vraiment chaque jour et demeure chaque jour à refaire. La vie est bien trop courte. Et pourtant : comment la remplir ? Le temps qui nous est imparti pour aimer semble ridiculement bref. Que penser alors de celui qui nous est dévolu pour comprendre ?

Au cours d’un débat qui se tenait récemment sous l’égide d’un groupement féministe, et où des femmes et des hommes de très bonne volonté s’employaient à différencier la sexualité féminine de la masculine, une voix s’éleva pour proclamer – ou revendiquer ? – avec force l’existence d’une « érotisation du quotidien ». « Moi, prétendait l’intervenante, j’érotise tout, et tout le temps… »

La formule était séduisante, certes. Oserais-je avouer qu’elle ne m’a guère convaincu ? Non, chère Madame, on ne fait pas l’amour avec tout ce qu’on rencontre, touche et traverse. Il y a, pour ainsi dire, des temps morts. On débande même plus souvent qu’à son tour. À moins qu’il ne soit acquis que nous ne parlons pas de la même chose, et que vous ne désignez pas l’ardente folie, le délire insondable qui a pour effet, justement, de transpercer le quotidien, de le suspendre, le temps d’un vertige, mais, pour sûr, n’en épouse pas le cours !

On n’échappe pas plus au quotidien qu’il ne s’absente. Toujours en scène, ensemble, le quotidien et soi. Frères siamois. Pieds et poings liés. Alors qu’on aimerait peut-être ne se rencontrer soi-même que comme une maîtresse, de temps à autre, le temps d’un cinq à sept, d’une partie de jambes en l’air. Le quotidien est par excellence conjugal.

Pourtant, il faut s’y faire : la vie n’est que quotidienne, ou elle n’est pas.

Il est un livre de Jean Paulhan dont je savoure le titre plus que tous les mots qu’il contient : Progrès en amour assez lents. On apprécierait qu’il en allât de même avec notre fin ultime. Qu’on ne fît jamais que des progrès en la mort aussi peu rapides. Puisque même dans l’extrême monotonie de la répétition des jours, la mort ne recule jamais d’un pouce. Qu’il n’est pas des heures où on s’en rapprocherait tandis qu’à d’autres on prendrait plutôt du champ. Non : chaque jour, on meurt un peu plus. C’est une banalité à laquelle on ne pense guère. Si on se le disait plus souvent, on serait plus aimable avec sa mère, moins crispé au volant, on mènerait à bien davantage de projets, on assujettirait l’accessoire à l’essentiel, etc. De son côté, la femme de votre vie ferait peut-être l’économie d’une scène de jalousie.

Lorsqu’on manque de générosité, qu’on perd bêtement son sang-froid, qu’on se montre jaloux, c’est qu’on ne pense pas assez à la mort. On n’y gagne rien, on a bien tort : il s’agit d’autant de petites morts auxquelles on abandonne du terrain faute de toiser, de défier la grande, la vraie, l’unique, la sans-merci.

Mais je reviens sur ce rapport du principal et de l’accessoire. Avec le quotidien, rien n’est vraiment simple. Si, quelquefois, c’était l’accessoire qui m’est nécessaire ?

Pour tout ce qui touche aux « choses de la vie », n’importe pas tant le fond que la forme, le style : non pas tant les êtres – c’est dur de se l’avouer ! – mais le chemin qui conduit à eux ; pas tant les événements, ni même les grandes options, mais le vert des arbres, le tremblement d’une voix, le faux hasard des coïncidences, la vibration plus que la note… On ne choisit jamais que la tonalité, le tempo, le chromatisme : la symphonie, elle, s’écrit à travers soi, très aléatoire. Pourra-t-on jamais l’admettre ? C’est un feu effrayant !

À l’étalage d’un bouquiniste, on peut lire ce titre : La vie intérieure simplifiée et ramenée à son fondement, par le R.P. Tissot. Et cet autre : In necessariis Unitas (ouvrage collectif). On envierait presque cette naïveté.

Je marmonne à tout venant : « Quelle histoire ! », justement parce que je suis un homme sans histoire.

Strindberg cherchant une explication au suicide de Weininger : « Le cynisme de la vie lui était devenu cynique à l’excès ». C’est le mot-clé de tout suicide. Et il est bien vrai qu’on peut, qu’on doit parler du cynisme de la vie même, comme on le ferait de celui d’une personne.

Bob Dylan au cours d’une interview : « Si tous me demandent où j’en suis, c’est parce qu’ils ne savent pas eux-mêmes où ils en sont ».

Chez Merleau-Ponty, je retrouve cette citation : « La dialectique, ce n’est ni l’idée de l’action réciproque, ni celle de la solidarité des contraires et de leur dépassement, ni celle d’un développement qui se relance lui-même, ni la transcroissance d’une qualité, qui installe dans un ordre nouveau un changement quantitatif jusque-là : ce sont là des conséquences ou des aspects de la dialectique. Mais pris en eux-mêmes ou comme des propriétés de l’être, ces rapports sont des prodiges, des curiosités ou des paradoxes. Ils n’éclairent que quand on les prend dans notre expérience, à la jonction d’un sujet, de l’être et des autres sujets : entre ces contraires-là, dans cette action réciproque, dans ce rapport entre un dedans et un dehors, entre les éléments de cette constellation, dans ce devenir, qui ne devient pas seulement, mais qui devient pour soi, il y a place sans contradiction et sans magie pour des rapports à double sens, pour des renversements, pour des vérités contraires et inséparables, pour des dépassements, pour une genèse perpétuelle, pour une pluralité de plans ou d’ordres »[1].

À une époque ou la débâcle des idéologies est à son comble, on éprouverait quelque scrupule à en rajouter. Je ne sais rien de plus trivial que la gaudriole, si ce n’est la gaudriole idéologique.

Contentons-nous donc de montrer comme l’affirmation des contraires prend la vie quotidienne en tenaille.

Par exemple : plus j’y pense, plus je crois que tout est politique. Pour créer, aujourd’hui, pour inventer quoi que ce soit, il importe de se tenir en marge de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à la politique.

À peine de se replier dans un vain esthétisme, il faut avoir le courage de se colleter avec le monde et s’y salir les mains. Qui ne va pas au charbon n’aura pas même droit à la farine. Seule l’aristocratie d’un certain retrait préserve d’une agitation vaine et stérile.

On n’aurait pas assez de mille vies pour envisager tout ce que l’on pourrait accomplir. Cultivez l’ombre de votre potager : telle est la seule sagesse.

Soyez assez humble pour entrer dans le système : toute autre attitude ne peut se définir que comme une dérobade. Ne mettez pas la main dans l’engrenage social : vous y laissez bientôt le bras, puis votre âme. Oh ! oui, cela demande du courage.

Bougez, bougez sans cesse ! Immergez-vous dans le monde. L’immobilité pétrifie. Restez là où vous êtes, et méditez. Tout déplacement vous fait perdre le fil de l’histoire, de votre histoire. Ne faites pas votre salut en ne songeant complaisamment qu’à vous-même. Quel narcissisme égale celui de qui croit aux nobles causes et à l’adhésion grégariste aux mouvements des foules ?

Il est de bonnes violences, qui purifient. Tout qui pratique la terreur se prostitue à elle. Soyez par-dessus tout inoffensif. Refusez toute barbarie. Ce qu’on ose qualifier de civilisation n’est que miroir aux alouettes.

Seule la culture permet de séparer l’homme de la bête. Toute modernité commence par la mise à sac des institutions dites culturelles.

L’inconscience est grande avec laquelle nous courons, comme la vache se rend à l’abattoir, vers une troisième conflagration mondiale. Paradoxe : le péril nucléaire nous préserve désormais de tout conflit global.

L’ultime chance de nous régénérer ne réside plus qu’au Tiers-Monde. L’acharnement masochiste avec lequel nous vouons les États-Unis aux gémonies nous fait scier la dernière branche sur laquelle nous sommes assis. La liberté d’expression, en Amérique, n’est qu’un leurre, sinon le comble du cynisme : voilà un pays qui a si bonne conscience qu’il ne craint même pas d’avouer ses pires forfaitures. C’est bien joli d’expliquer la censure socialiste par la raison d’État mais quelle identité préserve-t-on quand on ne peut pas la proclamer ?

On n’est que ce qu’on se fait. L’action n’est rien, seul importe l’être.

L’amour n’est qu’un délicieux mirage, on n’aimera jamais que l’amour lui-même. L’amour vrai d’un autre être, cela seul importe et rien d’autre.

Sans passion, la vie ne vaut tout simplement pas d’être vécue. La passion aveugle celui qui en est l’objet : la passion rend bête et borné.

Seuls aiment les jaloux : sachant ce qu’ils sont menacés de perdre, ils savent de quoi ils parlent. Un jaloux ne saura jamais ce qu’est l’amour : il ne sera jamais qu’un propriétaire.

La passion s’émousse, seule survit parfois la tendresse.

Seuls s’aiment ceux qui vieillissent côte à côte.

Peut-on concevoir raisonnablement que l’on n’aimera jamais qu’un seul être ? Comment se fier à celui qui disperse ses sentiments ? On n’affirmera jamais assez le droit à l’obscénité. Tout sentiment se dissout dans la débauche.

Le mal de l’époque ne serait-il pas le culte excessif et imbécile du corps ? Qui méconnaît le rituel sacré qui s’attache à l’amour des corps ne saura jamais rien de l’âme dont ils sont l’enveloppe matérielle.

Exprimez-vous : ne vous murez pas dans un silence qui n’est que refus du don de soi, avarice sordide.

Toute parole dilapide, tout silence rassemble.

Toute métaphysique a beau jeu, elle prépare toujours à long terme l’irrationalité d’un nouveau fascisme. Le matérialisme asphyxie, enterre l’intelligence, incarcère l’intuition.

La psychanalyse : ultime foire aux guérisseurs et charlatans. Freud, dernier prophète en date.

Témoignez votre mansuétude aux plus grands : ils ont l’excuse du génie. Un génie ne saurait bénéficier d’un quelconque privilège.

Je n’envie que ceux qui me ressemblent le moins. Je ne jalouse personne : quelle que soit la déception que je m’inspire parfois, serais-je un autre, je voudrais être moi.

En toutes circonstances, ne proférez que ce que vous savez être la vérité. Le mensonge tue un peu celui qui le commet, celui à qui il s’adresse. C’est au nom de la vérité que se perpètrent les pires crimes et que commence le fanatisme. Il est des mensonges généreux qui honorent ceux qui ont le vrai courage de les formuler.

Ne courez ventre à terre qu’à l’unité, ne prenez qu’elle pour cible. Il n’y a pas de contradiction : il n’y a que de la dialectique. Pensez « Mon Dieu » comme si c’était vraiment le sien. Mais Dieu et Diable ne seraient-ils pas les deux Dupont, dont l’un renchérirait toujours sur l’autre en déclarant : « Je dirais même plus… ».

« Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes… », Maeterlinck dixit. Mais puisque nous ne sommes qu’humains, nous ne pouvons, dans le meilleur des cas, qu’avoir pitié du cœur de Dieu.

L’été 84. À Bruxelles. On n’a pas eu envie de partir. Un été désordonné, un peu dramatique, comme tous les étés au « règne pompeux », dont parle Baudelaire. Un ami a perdu sa femme « au terme d’une longue et éprouvante maladie ». Un autre a été quitté par la sienne alors qu’il ne s’y attendait pas.

Un jour, on roule jusqu’à Charleville pour rendre hommage à Rimbaud. Un autre, on va lire des ouvrages sur l’économie de la mort à la Bibliothèque Royale. Un autre, encore, on assiste à une vulcanologique coulée de bronze chez le sculpteur Roland Monteyne. Beaucoup d’autres amis sont restés, eux aussi, cette année. On a plus de temps à leur consacrer. Les dialogues sont moins tendus, les paroles plus douces. On est moins crispé, moins fébrile. Un fond de whisky au fond d’un verre a la couleur du miel.

Salle d’attente de clinique. Des affiches touristiques invitent au voyage en Turquie, en Bretagne. D’autres présentent sous la forme d’une bande dessinée les méfaits du tabac. On parcourt les journaux. Par décision de justice, Corinne peut recevoir le sperme de son mari mort. Hollie, la benjamine des transplantés du cœur, est morte à la suite de problèmes respiratoires. L’ONU pourrait reconnaître le génocide des Arméniens. Un jeune homme a tué une septuagénaire de Cannes parce qu’il la croyait juive. Le soleil n’est pas nécessairement un ami de la peau. Une hôtesse de l’air viole un passager en plein vol. Une Suissesse a achevé le marathon de Los Angeles en titubant. Dix ans de fait accompli à Chypre. Attentat basque au Palais de Justice d’Anvers. Richard Burton flambé par Liz Taylor et le scotch. Accident de la route pour Edward Kennedy. On a séparé des siamois birmans à Toronto. Bonn et Berlin veulent un pont, Moscou un mur. Le Taj Mahal d’Agra est menacé de ruine à cause des chauves-souris. À la foire du Midi, une naïade évolue parmi les requins. Pour la première fois, on a tué par overdose. Le cancer : du nouveau mais pas de miracle en vue.

Piqûre intra-dermo. Négative, mais c’est tout juste. L’infirmière, obligeante : « C’est normal, à votre âge ».

Pourtant cette volupté d’avoir survécu jusqu’ici, pour connaître cette femme que je contemple à son insu, étendue sur une terrasse où elle lit L’amour en plus, alors que l’été va finir, qu’est-ce qui pourrait me l’enlever ? Pas même moi. Appartient-elle à l’ordre du quotidien, cette allégresse ? Elle a un pied dedans, un pied au-dehors…

En différé du festival de Salzbourg, Mozart file un adagio, qu’un musicologue étiquettera K. 540, pianissimo et mezza voce comme si, da capo, il en pressentait la fin, donc aussi celle du musicien lui-même, l’ineffable mélancolie, l’invincible joie…

Encore quelques pas. Jamais aucune bête ne les aurait faits. Encore quelques minutes, Monsieur le Bourreau. Encore quelques années ou quelques instants et ce sera, à l’un ou l’autre détail près, les simples formalités du souvenir, comme si nous n’avions jamais existé. Ni dans le quotidien, ni à la faveur de circonstances exceptionnelles.

Si nous subsistions, cependant, un moment de plus, pour juger alors d’un coup d’œil la trajectoire parcourue, nous ne pourrions que convenir : que de bruit, de fureur, de ferveur et de tumulte pour en arriver là… Quelle histoire ! Mais oui, vraiment : quelle histoire !

[1] 1 Les aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, pp. 273-274

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