Cela fait des années, des mois, des semaines, des jours enfin, qu’elle décompte le temps qui lui reste. Au début, cela lui semblait énorme. Elle pensait que le moment n’arriverait jamais. Et puis, petit à petit, le rythme s’est accéléré. Tout est allé de plus en plus vite. Un jour, il n’est plus resté que quelques mois, moins de douze. Elle a regardé derrière elle toutes ces années enfuies. Elle a pensé que la vie, finalement, ce n’est pas grand-chose. Ça ne vaut pas qu’on en fasse tant de cas.

Quand elle était enfant, on lui demandait « que vas-tu faire de ta vie ? » Elle ne savait pas, c’était si long, si terriblement infini, la vie. Cela s’étendait devant elle comme une plage à marée basse, avec la mer, là-bas, qu’on devine mais qu’on ne voit pas, tant elle est loin. Ou comme une route immense, toute droite, qui s’enfonce dans les nuages là où le ciel et la terre se confondent à l’horizon, et peut-être continue au-delà. Les enfants sont comme ça, ils vivent dans le présent, dans l’instant, sans imaginer que les choses pourraient changer. L’avenir leur paraît incertain, comme l’un de ces rêves qui peuplent leurs nuits. Ils les attendent pourtant, ces lendemains merveilleux, avec impatience. « Quand je serai grand… » Ils se voient policier, avec un bel uniforme et un gros revolver, ou astronaute, explorateur, garagiste. Les filles se projettent en infirmière, en maîtresse d’école, parfois en avocate. Elles jouent à la poupée, gravement, berçant sans savoir leurs enfants à venir. Elles lisent des contes de fées ou se gavent de feuilletons télévisés et, toujours, elles s’attardent sur le prince charmant ou le bel étudiant qui, un jour, déboulera dans leur existence pour y apporter le bonheur. Oh oui, ils pensent à l’avenir, les enfants, comme on pense à la récompense promise et rarement obtenue, au Noël rutilant de paquets mystérieux sous le sapin étincelant. L’avenir, c’est quelque chose de flou et de vague qui peut-être n’arrivera jamais, enfin jamais vraiment.

Après, quand ils ont un peu grandi, ils ont de vrais projets, de vrais désirs. « Quand je serai grand… », bien sûr, et aussi « quand ce sera les vacances… », « quand il y aura congé… », « quand j’aurai l’âge des mobylettes et des sorties entre copains… »

Un jour, ils se sont dit « quand j’aurai terminé mes études… ». Puis il y a eu « quand je serai indépendant », « quand je gagnerai de l’argent »… D’attente en attente, le temps a pris vie. Les choses sont devenues réelles, terriblement réelles. Ils ont quitté l’école, puis la maison, comme ils l’avaient tellement voulu. Ils ont cherché du travail, en ont trouvé. Ils ont gagné de l’argent, pas assez pour toutes les factures et tous les désirs et toutes les folies à jamais inaccessibles. Ils ont connu l’amour, ou du moins ils ont cru le trouver. Ils se sont mariés, ont fait des enfants qui, à leur tour, se sont mis à attendre de grandir. Leurs parents sont morts et, brutalement, ils se sont vus tels que la vie les avait faits : vieux, ridés, tristes, désabusés. Revenus de tout. Toujours à attendre quelque chose, pourtant : la fin du mois, les congés payés, l’augmentation promise et méritée, la promotion… La retraite, enfin, comme d’éternelles grandes vacances.

Elle aussi, comme les autres. Pas tout à fait cependant. Si, comme tout le monde, elle a quitté ses parents à l’âge où l’on s’installe, elle n’a jamais, quant à elle, cherché – ni trouvé, évidemment – le prince charmant qui lui ferait l’enfant et demi concédé par les statistiques à chaque femme du royaume. Du coup, elle n’a jamais gonflé d’autres statistiques, celles des divorces. Elle a vécu seule, dans son petit appartement douillet et accueillant, en compagnie d’un chat qui l’attendait chaque soir en ronronnant. Bien sûr, elle a aimé les vacances, le dépaysement, le soleil, et tous ces paysages de cartes postales qu’elle capturait dans l’œil indiscret de son téléobjectif. Elle gagnait correctement sa vie et, vivant seule, ne dépensait pas grand-chose ; alors, des voyages, elle s’en est offert, et des beaux, des exotiques, des lointains. Elle a vu tout ce qu’il fallait voir de l’Europe : Paris, Rome, Athènes, Vienne, Madrid… Musées, châteaux, plages et lagunes, tout, je vous le dis, elle a tout visité. Elle a fait l’Asie aussi, la Thaïlande et ses temples, la Chine et sa Cité interdite, et le Taj Mahal… Et l’Afrique, en safari-photos au pays des Massais ; et l’Amérique, New York, le parc de Yellowstone, les sites aztèques et incas… Mais, il faut l’avouer, ce qu’elle a préféré dans les voyages, c’était le retour. On n’est jamais si bien que chez soi, finalement. Et puis, le bureau lui manquait un peu, à la fin.

Pourtant, c’est vrai que, comme tout le monde, elle l’a attendu, ce départ à la retraite. Enfin, elle aurait le temps de classer toutes les photos qui dorment dans ses tiroirs. Et puis, elle adore la lecture et, pendant toutes ces années de travail, elle n’a jamais eu le temps de lire à sa guise. Et les expositions, les théâtres… Méthodique comme toujours, elle a établi une liste de sites à visiter, de livres à lire ou relire, de spectacles à voir ou revoir.

Il faut bien l’avouer, l’idée de se dorloter un peu lui plaisait assez. Ne plus devoir se lever tôt, ne plus avoir à subir la promiscuité du métro bondé et du bus qui n’est jamais à l’heure.

Sans compter la fatigue, la lassitude. Le corps, à la longue, s’use et s’épuise. Elle est devenue moins résistante. Un peu d’arthrose, parfois, quand le temps est humide. Le stress, le téléphone qui n’arrête pas, le ronflement doux mais insistant de l’ordinateur, les bavardages des collègues… Oh oui, il est temps que ça s’arrête.

Un jour, il n’est plus resté que quelques mois, moins de douze. Un jour, il n’est plus resté que quelques semaines. Les collègues lui souriaient, lui disaient qu’elle avait de la chance de pouvoir enfin se reposer, profiter de la vie. Elle était d’accord.

Il y a bien Monsieur Albert, qui va lui manquer, forcément. Monsieur Albert, c’est le patron. Le même, quasiment depuis le début. Cela fait plus de trente ans qu’elle travaille dans son ombre. À la longue, ils sont devenus comme un vieux couple qui n’a plus besoin de parler pour communiquer. Elle le connaît tellement bien. Mieux que quiconque, mieux sans doute que sa propre femme. N’a-t-elle pas, d’ailleurs, passé plus de temps avec lui que l’autre, l’épouse élégante et parfumée qui l’attend dans la grande maison, au milieu du beau jardin ? Huit heures par jour, cinq jours par semaine : faites le compte.

Qu’est-ce qu’il va faire, sans elle ? Ce n’est pas la petite Vanessa qui prendra la relève, c’est sûr, malgré son beau diplôme de « secrétaire de direction ». C’est vrai qu’il ne doit pas être loin de la retraite, lui non plus, Monsieur Albert.

Elle soupire. Si elle ne s’est jamais mariée, si les deux ou trois « aventures » qu’elle a vécues, à la petite semaine, n’ont guère pesé dans son existence, c’est à cause de lui, elle le sait bien. Le prince charmant de ses rêves d’enfant, en somme, c’était lui. Oh, ça n’a pas été le coup de foudre, non. C’est venu peu à peu, à force de se pencher sur les mêmes dossiers, de résoudre ensemble les problèmes, de se téléphoner parfois le soir ou le week-end pour discuter d’une affaire. Le regard de Monsieur Albert, derrière ses lunettes ; son sourire quand, enfin, la solution apparaît. Sa voix chaude, au téléphone. La lassitude qu’elle percevait quelquefois en lui, comme une brume légère, et son cœur alors battait plus vite, et elle devait lutter contre le désir fou de lui prendre la main, de poser les lèvres sur son front fatigué, sur son visage, sur sa bouche… Les deux hommes qu’elle a cru aimer, un moment, lui ressemblaient. C’est à Albert qu’elle pensait quand, entre leurs bras, elle se laissait couler jusqu’au fond d’un plaisir coupable.

Il n’est plus resté que quelques jours. Plus la date fatidique approchait, plus elle sentait disparaître la joie factice qu’elle s’était construite, au fil du temps. Les musées, les théâtres, les lectures, les voyages… à quoi bon, quand on est seul ? À quoi bon photographier clochers romans et temples antiques si ce n’est pas pour lui en montrer les images, au retour ? À quoi bon la caresse du soleil sur sa peau défraîchie, si ce n’est pas pour se découvrir jolie sous le hâle, dans son regard ? À quoi bon partir, si ce n’est pas pour revenir, pour le retrouver, pour l’entendre murmurer, avec un demi-sourire, qu’elle lui a manqué.

— Ah, vous voilà ! On va pouvoir se remettre au travail…

Elle souriait, faussement modeste, rougissante.

Ce matin, c’est fini. C’est le dernier jour. Elle sait qu’il va y avoir une petite fête, un vin d’honneur, pour elle, avec des discours. On va lui offrir le cadeau traditionnel, pour lequel tout le monde s’est cotisé, du genre caméra vidéo ou encyclopédie en 45 volumes. Qui sait, peut-être même un ordinateur personnel ? Elle remerciera, émue juste assez. Comme elle a peur de bredouiller, de perdre ses moyens, elle a préparé un texte, et elle l’a étudié par cœur. Elle y a glissé quelques allusions discrètes, quelques petits mots destinés à Albert, que lui seul comprendra. Après les discours, il y aura le buffet, avec des chips, du mousseux, du jus d’orange et peut-être aussi du porto. Elle passera de groupe en groupe, enjouée, souriante, légère. Heureuse d’être mise en vedette, pour une fois, d’être l’héroïne du jour. À la fin, Albert proposera de la ramener chez elle. Ils pourront nouer un autre type de relation, sans distance ; plus de patron ni d’employée modèle, seulement un homme et une femme qui se connaissent depuis toujours, qui ont partagé tant de choses sans rien dire, rien avouer. Le qu’en-dira-t-on, n’est-ce pas ? Il fallait rester correct. Jamais il n’aurait voulu donner l’impression d’abuser de son autorité, de son statut. Elle, de toute façon, n’aurait pas aimé. Une liaison avec le patron, comme dans les romans-photos à trois sous ? Non merci, très peu pour elle. Elle a toujours eu sa dignité. Mais maintenant, tout sera différent. Cette retraite qu’elle redoutait un peu, finalement, ne sera pas une séparation. Au contraire, enfin égaux, ils pourront l’un et l’autre se regarder vraiment, pour le plaisir, pour le désir, sans avoir besoin du prétexte d’un quelconque dossier à boucler.

La salle de conférences est remplie de monde. Sur une longue table que l’on a poussée le long d’un mur, des verres et des bouteilles, à côté des petits fours, des chips et autres cacahuètes.

On n’attend plus que le patron. Enfin il arrive, et le brouhaha, progressivement, s’apaise. Il monte sur une petite estrade, fait un geste des deux bras, apaisant, comme Moïse au moment de vaincre la Mer Rouge. Comme il est beau ! Quand le silence enfin est installé, il sort de sa poche une feuille de papier, s’éclaircit la voix, se met à lire.

— Chère madame Montel ou, si vous me le permettez, après toutes ces années, chère Marie-Anne.

Le cœur de Marie-Anne bat fort. Enfin, enfin son prénom sur ces lèvres tant aimées ! Elle le savait, que tout changerait, qu’il se laisserait aller. Il n’a pas attendu longtemps le bougre, pense-t-elle, pendant que, là-bas, il prend le risque de s’écarter du texte si bien préparé.

— Oui, ma chère Marie-Anne, vous, la perle des secrétaires, toujours présente, discrète, efficace ; vous avez été là, à mes côtés, envers et contre tout, fidèle à l’entreprise et à votre mission…

Il parle, Albert, il parle, et les mots coulent de lui sans difficulté, sans même qu’il ait besoin de les penser, de les peser. C’est comme s’ils étaient là, prêts à sortir, alignés sur le papier et fixés dans sa mémoire. Il l’a bien préparé, son discours, il le connaît parfaitement, sur le bout des doigts. Il parle et rêve un peu, le regard vague, avec devant lui cette insupportable et trop parfaite secrétaire, l’irréprochable, l’exemplaire et sinistre vieille fille. Ce qu’elle a pu l’agacer, au fil de toutes ces années ! Mais quoi, elle était impeccable, sur le plan professionnel. Et pas regardante, toujours disponible, même le soir, même le dimanche ; pas exigeante non plus en matière de salaire. Ç’aurait été dommage de renoncer à tant d’avantages pour la seule raison qu’elle était moche et terne, qu’il ne supportait ni sa voix, nasillarde et grinçante, ni le parfum à deux sous dont elle s’inondait, ni ces colliers tintinnabulants et ces foulards multicolores dont elle s’affublait. Ni son haleine, grands dieux, son haleine… Demain, enfin, il va en être débarrassé. La petite Vanessa la remplacera avantageusement. Bien plus appétissante, la gamine ! Bandante, pour tout dire, et pas bégueule avec ça.

Les mots tombent dans le silence, détachés de leur sens. Ils s’étonnent de se sentir libres, se bousculent, hésitent un peu, puis s’amusent à se mélanger, à se déguiser, à s’associer en dehors de toute logique.

— Je voudrais vous remercier publiquement, chère Marie-Anne, pour avoir été là… voudrait dire Albert, mais c’est autre chose que les employés entendent :

— Je voudrais vous licencier, chère Anne, pour ne pas avoir été une Marie-couche-toi-là.

— Votre efficacité, votre sollicitude, votre compétence ont fait merveille… pense dire Albert, mais ses propos sont quelque peu différents :

— Votre nullité, votre solitude, votre connerie…

Un murmure naît, grandit, s’amplifie. Monsieur Albert reprend contact avec la réalité. Dans les regards levés vers lui, dans les sourires, il voit bien qu’il a dû dire quelque chose d’incongru. Un de ces lapsus dont il est familier, sans doute. Au premier rang, Marie-Anne s’est figée, blême, les yeux pleins de larmes. Qu’a-t-il bien pu raconter, bon Dieu ? Il se racle la gorge, trempe ses lèvres dans un verre. Une idée de génie lui vient, comme toujours dans les moments difficiles. Il arbore un air contrit.

— Excusez-moi, je vous en prie. Une blague idiote de la personne qui a tapé ce texte. Voilà ce qui arrive quand on ne peut pas se fier à une collaboratrice telle que vous, et aussi quand on lit sans réfléchir un document retranscrit par… par…

Il laisse planer sur l’assemblée un regard inquisiteur et tout chargé de reproche, comme s’il cherchait dans la foule le visage du mauvais plaisant. Ses yeux, un instant, s’arrêtent sur Vanessa qui lui sourit, amusée et complice. « Con plisse », pense-t-il furtivement, et il sourit à son tour. Puis il se force à regarder Marie-Anne.

— Mais trêve de discours. Les mots sont trompeurs et ne pourront jamais exprimer la reconnaissance que je vous porte. Je ne vais plus en dire qu’un, un seul, qui les résume tous : merci !

Elle est un peu déçue. Elle aurait aimé l’entendre longuement vanter ses mérites, exalter ses qualités.

— Je vais plutôt passer la parole à votre collègue, Vanessa Laurent.

Et ce nom dans sa bouche est comme une caresse.

— … votre collègue Vanessa Laurent. La plus jeune de nos secrétaires saura exprimer, j’en suis certain, ce que tous ici pensent de notre doyenne…

Marie-Anne sursaute. Vanessa ! C’est comme une intronisation, pense-t-elle. On lui donne ma place, à cette petite saleté, et sous mes yeux encore.

Vanessa s’approche de Monsieur Albert, qui la frôle au passage. Marie-Anne a tout vu. Faut dire qu’elle ne manque pas d’arguments, la gamine. Dans son petit pull moulant, deux seins ronds et orgueilleux dansent, au rythme d’un discours médiocre.

Quand elle a fini, tout le monde pourtant l’applaudit. Évidemment, pense Marie-Anne, c’est facile d’avoir du succès, quand on habille – ou déshabille – de la sorte un corps de vingt ans.

— Merci beaucoup, Vanessa, pour ces belles paroles… veut dire Albert qui, une fois de plus, s’égare en un lapsus superbe :

— Merci beau cul, vraiment beau cul…

La salle croule de rire, Vanessa se trémousse. Marie-Anne commence à penser que, peut-être, elle s’est trompée. Albert n’est pas digne d’elle, et il ne l’a jamais aimée, ou alors il y a longtemps, quand elle avait l’âge et la grâce du beau cul en question. Ce n’est qu’un homme comme les autres. Un salaud, un vicieux qui doit se gaver de cassettes pornos et de revues cochonnes. Il lui est arrivé parfois, en zappant, de tomber par hasard sur des films comme ça, à la télé. Des sexes d’homme, énormes, agressifs, monstrueux, et des ventres de femme, des seins de femme, des bouches de femme…

La colère la prend, une colère tellement forte qu’elle annihile sa déception et sa peine. Des images naissent en elle, précises, insoutenables. Elle les voit s’accoupler devant elle comme des bêtes, Albert et Vanessa. Le « beau cul » et le… la… enfin le « truc » d’Albert, en gros plan, de plus en plus gros, de plus en plus laid. Elle baisse les yeux, et son regard s’arrête de lui-même sur cette bosse répugnante et révélatrice, à l’entrejambe du personnage qui a repris la parole.

— Nous savons tous ici que vous êtes aussi bonne ménagère que parfaite secrétaire, aussi excellente cuisinière que remarquable assistante.

Elle aime mitonner de bons petits plats, c’est vrai, qu’elle déguste seule devant la télé en rêvant au jour où Albert viendra les partager ave elle. Et des gâteaux, qu’elle est fière d’apporter au bureau au moindre anniversaire de la plus obscure femme de ménage.

— C’est pour cette raison que nous avons eu envie de vous offrir ce qui se fait de mieux en matière d’ustensiles. La tradition et l’électronique heureusement mariées…

Et le voilà qui fait l’article, comme un représentant de commerce ou un bonimenteur de marché.

— … Mixer, sorbetière, batteur, et toute une gamme de broyeurs, mélangeurs, couteaux électriques. Vous verrez, il y en a pour tous les usages : pour le pain, la viande, la charcuterie, le surgelé, pour les fruits, la pâtisserie… D’ailleurs, vous allez pouvoir les expérimenter tout de suite. Car nous avons commandé, chez le meilleur pâtissier de la ville, un gâteau qui, évidemment, ne vaut pas les vôtres…

Elle fait un terrible effort pour sourire, remercier, ne rien montrer des sentiments qui l’agitent. Faire bonne figure, garder le contrôle. Surtout ne pas se donner en spectacle.

Le gâteau arrive, prodigieux. Une pièce montée. « Comme pour un mariage » pense-t-elle. Monsieur Albert ouvre un paquet, lui tend un étrange couteau électrique. Il lui montre : trois vitesses, quatre lames, et des capteurs électroniques qui adaptent automatiquement la performance de l’arme à la matière à trancher. Il lui met l’engin dans la main, se penche, paternel.

— Allez-y, Marie-Anne. Faites un sort à cette pâtisserie !

Elle appuie sur le bouton qu’on lui a indiqué, et l’objet se met à vibrer faiblement. Où est-il, ce gâteau ridicule, qu’on en finisse ?

Derrière elle, Vanessa approche avec un plateau rempli de verres.

— Une coupe de mousseux, Monsieur Albert ?

Marie-Anne se retourne. Quelqu’un la bouscule, elle vacille.

Dans sa main, le couteau vibre plus fort, elle sent la lame s’enfoncer dans une substance étrangement résistante, même pour une pâte de meringue ou de macaron. Monsieur Albert pousse un hurlement et s’effondre, les mains sur le bas-ventre. Il y a du sang partout, qui gicle et qui ruisselle, comme un coulis de fraises sur un saint-honoré.

Marie-Anne le regarde, un étrange sourire sur les lèvres.

— Je ne l’ai pas fait exprès…

Et le lapsus surgit, flagrant, comme pour mieux encore mettre en valeur le superbe acte manqué qu’elle vient de commettre. Manqué, vraiment ?

— Je ne l’ai pas fait exprès. Je voulais couper le gâteau… couper le chapeau… couper le chapon…

Partager