Dossier CD-09-8.726

Dragana Covjekovic,

Agence des Nations Unies pour les Réfugiés

Mission Bruxelloise

Le 7 avril 2009

Mon cher Manuel,

Notre antenne de Sarajevo a été contactée par Mme Vanda Hrupic, de nationalité belge par son mariage avec M. Bart Ghijsselinckx, tous deux domiciliés 22 rue de Crayere. Cette personne se trouvait en Bosnie quand la guerre a éclaté. Son dernier contact avec son époux remonte au 4 novembre, par GSM. Depuis lors, il n’a répondu ni à ses mails ni à aux messages laissés sur son portable ou son fixe.

Je me suis rendu à cette adresse. L’immeuble a été rasé lors du bombardement du 12 décembre. Comme Bruxelles n’a été isolée que le 17 novembre, et que les liaisons sans fil ont continué de fonctionner par intermittence, ni cette destruction ni le siège n’expliquent le silence de Monsieur Ghijsselinckx.

La situation de Madame Hrupic est des plus précaires. Elle est enceinte de sept mois, ce qu’ignore son mari. Sa banque (la KB) n’honore plus aucune transaction, sans en avoir donné la raison. Elle est actuellement sans ressources et vit chez des amis. Notre antenne de Sarajevo l’a prise en charge en attendant de plus amples informations.

Monsieur Ghijsselinckx était employé par la société Miyushi, de Genval.

J’espère que tu pourras en apprendre plus.

Bien à toi,

Claude Larivière,

Délégué Général

*

Cité de Bruxelles

Ministère de l’IntérieurCellule Disparitions

Le 9 avril 2009

Mon cher Claude,

J’ai pris bonne note de ta demande. J’inscris M. Ghijsselinckx au registre des disparus et confie le dossier à M »‘ Nabela Ben Hassan, une collaboratrice compétente et dévouée.

Monsieur Ghijsselinckx étant vraisemblablement d’origine flamande, elle commencera son enquête par les archives du Bureau des Activités Anti-Bruxelloises, que l’on vient de dissoudre. Je ne t’ai jamais caché mon dégoût pour ce nœud de vipères, qui aura souillé d’une tache indélébile la jeune Histoire de notre future République belge.

Crois, mon cher Claude, en mes sentiments amicaux.

Manuel Torres,

Directeur

*

Cité de Bruxelles

Ministère de l’IntérieurCellule Disparitions

Le 13 avril 2009

Monsieur le Délégué Général,

Veuillez trouver les premiers résultats de mon enquête.

Il n’y a trace de M. Ghijselinckx ni dans le registre des morgues ni dans celui des hôpitaux. J’ai par contre découvert à la BAAB un dossier à son nom, ouvert suite à l’arrestation de M. Rik Verhaerdt, suspecté d’espionnage et de planification de sabotages. Dans ses contacts figurait le nom de M. Ghijsselinckx.

Une perquisition a eu lieu à son domicile le 25 novembre. D’après le procès-verbal, M. Ghijsselinckx ne s’y trouvait pas et ses voisins ne l’avaient pas aperçu depuis longtemps. Les enquêteurs n’ont pu découvrir le moindre indice d’intelligence avec l’ennemi. Toutefois, ils ont emporté un dossier comprenant des prints de mails dans une langue étrangère, après y avoir découvert une photo de M. Ghijsselinckx en compagnie de Rik Verhaerdt.

Il s’est avéré qu’il s’agissait de serbo-croate. Ils ont été traduits. On n’y a pas trouvé trace d’activités anti-bruxelloises et le dossier a été mis en veilleuse, les enquêteurs n’ayant pas exclu que M. Ghijsselinckx ait rejoint les territoires flamands, si ce n’est l’armée flamande. Je ne puis y souscrire. Ces mails démontrent un profond attachement à la Belgique. D’autre part, en territoire flamand, rien ne l’empêchait de contacter son épouse.

Fin décembre, on a transféré Rik Verhaerdt dans un lieu secret. Je n’ai pu retrouver sa trace. J’ai aussi vainement cherché à contacter Mme Bitoko, ex-épouse de M. Verhaerdt et amie des Ghijsselinckx. Il semble qu’elle ait quitté Bruxelles avec ses enfants juste avant le blocus.

La percée de Rhode permet enfin une communication avec la Wallonie. J’espère obtenir sous peu des renseignements sur la firme Miyushi. Quant à la KB, son siège à Bruxelles a été pillé puis incendié, ce qui explique peut-être les difficultés de Mme Hrupic.

Vous trouverez en annexe les originaux des mails et leur traduction, ainsi que les photos.

Veuillez agréer, Monsieur le Délégué Général, l’assurance de mes sentiments dévoués.

Nabela Ben Hassan,

Officier d’état civil

*

Date : Sun, 22 Jul 2007 17:31:15

From : vanda.hrupic@skynet.be

Subject : 😉

Mail To : salima.sadiv@bih.net.ba

Ma chère Salima,

Quand j’ai ouvert ton colis ce matin, je n’ai pu endiguer une marée de nostalgie. Heureusement que Bart était sorti, mes larmes ont pu couler sans éveiller son inquiétude. Non que je sois malheureuse, rassure-toi. C’est même tout le contraire. Bart est un mari merveilleux, nous avons des copains du monde entier. Surtout Glen, un ami d’enfance de Bart, et son épouse Marylou, une Congolaise. Ils ont deux enfants, Wanda et Joe, du même âge qu’Esad et Mira. (Tu les verras sur les photos en pièce jointe.)

Mais que veux-tu, c’est dimanche, le ciel suinte une grisaille baveuse et j’ai devant moi ta bouteille de Viljamovka, ces bureks et ces baklavas que tu as préparés pour nous, ces photos avec Zijo et les enfants, le lac émeraude, le ciel transparent, cette lettre où tu me dis vos baignades, vos escapades en montagne.

Souvent, je rêve à notre enfance, la jeunesse que la guerre nous a volée. Cette fête au lac pour notre bachot. Votre maison était trop petite, seuls tes parents y logeaient, nous avions planté nos tentes dans la prairie. J’allais m’endormir quand Zijo a gratté à la toile. Tu t’es levée aussitôt. Quelques secondes plus tard, le zip de la tirette… Vous aviez tout machiné, si je l’avais pressenti je me serais sauvée dans la montagne. J’étais si romantique, j’attendais mon chevalier sur son destrier de neige. En attendant, j’aspirais à un chaste enlacement, contempler les étoiles, nous enivrer de silence. Mais en même temps mon corps espérait Jovo et je tremblais toute…

Salima, si nous avions pu savoir… Jovo, je l’ai aperçu naguère à la télévision. Le TPI venait de le condamner à quinze ans.

Mais nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Nous avons survécu, tu as épousé ton Zijo, et moi j’ai rencontré mon chevalier de l’humanitaire. Il m’a enlevée en avion, à défaut de destrier de neige. Combien de nos amies n’ont pas eu cette chance…

Hélas, non, je ne suis toujours pas enceinte, à trente-six ans c’est désespéré. Ce n’est pas faute d’essayer, la tirette de la tente s’ouvre plus souvent qu’à son tour et je tremble toujours autant 😉 Nous avons passé tous les examens, la médecine ici ne coûte pas cher grâce à la sécurité sociale et elle est de qualité. Ils n’ont rien mis en évidence. Je suis normale, Bart est normal. C’est peut-être psychologique, dit ma gynécologue, à cause de tout ce que j’ai traversé. Elle est très bien, j’ai confiance en elle, mais là elle se plante. Pourquoi toi, qui as vécu pareil, aurais-tu deux superbes enfants ? Il n’accoucherait plus une femme dans notre pauvre Bosnie !

Nous ne viendrons pas cet été. On m’a engagée comme traductrice, à Mechelen, des promoteurs flamands qui investissent en Croatie. Je ne parle pas leur langue, mais eux comprennent le français presque aussi bien que Bart et ils sont très sympathiques. Bien sûr, j’ai commencé à l’apprendre. Avec le néerlandais en plus du français, de l’italien, de l’anglais, je ferai fortune quand la Croatie entrera dans l’UE. Si j’avais imaginé ça en 1989, quand je m’inscrivais à la fac de langues…

Bart, lui, a perdu son emploi. Un combat de chefs dans son ASBL. C’est fréquent dans le secteur associatif. Beaucoup de ces chevaliers qui se piquent de voler au secours de la veuve et de l’orphelin ont un ego XXL. Mais il a retrouvé un job aussitôt. Marre de l’humanitaire, assez donné, il voulait gagner sa vie. Même pour un chevalier, ici, entretenir un destrier de neige coûte cher ! Il est devenu logisticien dans une firme japonaise, à Genval, dans le Brabant wallon. Imagine que Zijo travaillerait en Republika Srpska ! Chaque matin, lui, Flamand, part en voiture pour la Wallonie et moi qui parle français en train pour la Flandre. Ici, tout ça n’a pas d’importance. Les politiciens s’engueulent mais tout le monde s’en fout.

Ainsi, les journaux bosniens prédisent la partition de la Belgique. La Republika Srpska en tire argument auprès de la tutelle européenne pour exiger la sécession. S’ils imaginent que tout le monde est comme eux… Pour te dire à quel point c’est folklorique ici : on discute de la constitution d’un gouvernement et hier, pour la fête nationale, la télé interviewe le futur Premier ministre, un Flamand, pour lui demander s’il connaît l’hymne national en français, et figure-toi qu’il se met à chanter… la Marseillaise. Tu imagines ça chez nous ? Il prendrait une rafale de Kalash. Eh bien, ici, non, tout le monde rigole. On ne se prend pas au sérieux, tu peux trouver sur YouTube un ministre du gouvernement wallon (il y a des gouvernements régionaux et central, comme en Bosnie), toujours l’air bourré, qui joue les vedettes de show-biz. Nos politiciens devraient en prendre de la graine, eux qui chaque matin avalent un manche de brosse.

J’oubliais le principal : nous voulons acheter un appartement. J’en ai visité des dizaines sans trouver celui de mes rêves. Mais je sais qu’il m’attend. Et là, je me sentirai vraiment, définitivement belge.

Je t’embrasse, ma chère Salima. Et embrasse de ma part Esad, Mira et Zijo – mais je te connais, à lui tu ne diras pas que c’est de ma part ;-).

N’oublie pas ton amie de toujours, qui pense beaucoup à toi,

Vanda

*

Date : Sun, 18 Nov 2007 14:24:10

From : vanda. hrupic@skynet.be

Subject : Re : Hello !

Mail To : salima.sadic@bih.net.ba

Ma chère Salima,

Formidable, nous avons notre appartement. Un rêve : spacieux, clair, une grande terrasse, au calme, près d’un parc. C’est très cher, mais Bart est monté en grade, il dirige le département logistique et gagne bien sa vie. Je suis gênée de te le dire quand je sais vos difficultés, Zijo chauffeur de taxi malgré ses diplômes, toi qui donnes des cours privés après l’école… Quand notre pauvre Bosnie se relèvera-t-elle de cette guerre ? Douze ans depuis Dayton, et elle n’a pas encore retrouvé le niveau de vie yougoslave.

Je t’envoie des photos de l’appart. Bien sûr, il y a des travaux, une nouvelle salle de bains, repeindre… Pour payer tout ça, je traduis pour un éditeur de Zagreb, Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren, Ghelderode, des Flamands qui écrivaient en français. Quand nous serons installés, vous viendrez. Bart connaît des gens pour le visa. L’an prochain, à Pâques. Les enfants adoreront Bruxelles. Ils pourront jouer avec Wanda et Joe. Rik et Marylou se réjouissent de faire votre connaissance. Et en été, nous vous retrouverons au lac. Ce sera formidable.

Tu t’inquiètes pour ces articles qui prédisent la scission de la Belgique. Personne n’en veut mais on se pose des questions. Cinq mois après le scrutin, les négociations sont rompues. Les Flamands viennent de flanquer deux baffes aux Francophones. Bart essaie de m’expliquer, mais ça ne le botte pas trop. Glen, par contre, est excité au point que Marylou elle-même en a marre. Il veut qu’elle apprenne le flamand, elle n’a pas le temps, elle travaille comme une négresse ;-), dans une boîte américaine où on parle anglais. Moi, je suis des cours du soir, mais avec le boulot et mes traductions je n’ai pas le temps d’étudier. Je ne fais guère de progrès.

Pour te résumer, les Flamands sont les plus nombreux mais la Belgique a longtemps été dominée par les Wallons, plus prospères grâce aux charbonnages et à l’industrie, quand la Flandre était surtout agricole. La bourgeoisie de tout le pays parlait français et le peuple des tas de dialectes, wallons ou flamands. Pour que le néerlandais (la langue officielle des Flamands) soit employé dans l’administration et l’enseignement, il a fallu des décennies et le suffrage universel. Et encore, on a enseigné en français à l’université de Leuven jusqu’à la fin des années soixante. Bruxelles, enclavée en territoire flamand comme Sarajevo en territoire serbe durant la guerre, est à 85 % francophone, de même que des communes de sa banlieue, pourtant situées en Flandre. Les Francophones y jouissent de « facilités linguistiques ». Entre-temps, la Flandre – grâce à l’argent wallon, prétend José, un copain de travail de Bart – est devenue la plus prospère et les Flamands veulent supprimer ces facilités. Du coup, les Francophones exigent le rattachement de ces communes à Bruxelles, ce qui la relierait à la Wallonie. Le gouvernement flamand a refusé de nommer certains de leurs maires parce qu’ils ont envoyé à chaque habitant la convocation électorale dans sa langue. Et dire qu’on nous donnait la Belgique en exemple ! Même en Bosnie, je n’imagine pas qu’on sanctionnerait un maire parce que les Serbes ont reçu leur convocation en cyrillique !

Quand je vois les « responsables politiques » à la télé, ils me rappellent les nôtres. Tu te souviens, nous les appelions « chers bambins ». Des bambins qui ont fini par tout mettre à feu et à sang. Si je demande à Rik ce que les citoyens flamands gagneraient à la suppression des facilités, il me répond que là n’est pas la question, que c’est le droit du sol, qu’en Flandre on doit parler flamand. Je lui fais observer que cette pureté linguistique ressemble fort à la pureté ethnique. Milosevic a utilisé les mêmes arguments pour opprimer les Albanais du Kosovo : la région avait jadis été serbe, donc ses habitants devaient parler serbe, même si 85 % d’entre eux étaient albanais. Et Tudjman pour opprimer les Serbes des Krajina, au point que l’Union Européenne a obligé la Croatie à modifier son premier projet de Constitution. Alors, il se fâche : les Flamands ne sont pas des Balkaniques, ils sont pacifiques, ne veulent pas la guerre, pas même la séparation, ce sont les Francophones qui refusent leurs justes exigences, pour grignoter de plus en plus de terre flamande. Tudjman et Milosevic aussi se disaient pacifiques, ils n’imaginaient pas qu’ils allaient être la cause de millions de morts et de déplacés. Mais inutile d’argumenter, je me tais, même si c’est vexant pour moi, Balkanique d’origine. Bart est malheureux de ce qui se passe. Il essaie de l’oublier en bossant comme un forcené. Dans sa firme, il est le seul Flamand et ça se passe bien. Pareil pour moi, la seule Francophone (d’adoption) dans la mienne. Mon chef de service est super. On forme une excellente équipe.

Bart est à une manifestation pour l’unité de la Belgique. Ils sont 35 000, surtout des Francophones. Il aurait voulu que je l’accompagne mais je n’ai pas pu. Les images défilaient dans ma tête, ce jour de mars 1992 où nous étions cinq ou six fois plus à défiler à Sarajevo. Bras dessus bras dessous, Jovo, Zijo, toi, moi, Croates, Serbes, Musulmans, tous ensemble pour la paix, l’unité, l’entente. Et soudain ces coups de feu, le premier sniper, des morts, des blessés. Le lendemain, Jovo avait disparu. Et le 6 avril, tombaient les premiers obus. Nous savons aujourd’hui que Jovo avait rejoint ceux qui les ont tirés.

Bien sûr, aucun sniper n’a tiré à Bruxelles aujourd’hui, aucun tank n’a pris position autour de la ville. Après tout Rik a raison, les Flamands et les Wallons ne sont pas des Balkaniques. Il n’y a pas de stocks d’armes dans chaque village, pas de tchetniks, d’Oustachi, de moudjahiddins.

En fait, je n’ai pas peur. Si ce n’est de mes souvenirs.

Je t’embrasse. Vivement Pâques, j’ai hâte de vous serrer tous dans mes bras. Si, si, même Zijo, Bart n’est pas jaloux ! Et toi ? 😉

Ta Vanda

*

Date : Sat, 16 Feb 2008 21:10:03

From : vanda.hrupic@skynet.be

Subject : Re : 😉

Mail To : salima.sadic@bih.net.ba

Ma chère Salima,

Ça y est, nous sommes installés. Je ne te dis pas les énervements, le dernier coup de pinceau la veille… Tu aurais dû me voir, marteau en main, clous entre les lèvres… Mais tout est déballé, nos meubles sont montés, nous n’avons quasi rien cassé. Nous voilà chez nous !

Je t’envoie les photos. La chambre bleue est celle des enfants (les vôtres, puis, je continue d’espérer, les nôtres). La beige, celle où vous dormirez. Le lit est neuf, vous allez l’étrenner 😉 Quant à la cuisine, elle t’attend pour tes fameux bureks (Bart ne veut plus des miens depuis qu’il les a goûtés). Moi, je vous préparerai des moules-frites, j’en suis devenue spécialiste, c’est Marylou qui m’a appris, elle est plus belge que les Belges. Vivement que tu fasses sa connaissance.

Malheureusement, son couple bat de l’aile. Rik est tourneboulé par les extrémistes. Un vrai Flamand n’épouse pas une négresse francophone. L’autre jour, il m’a reproché de travailler en Flandre depuis neuf mois et de ne pas mieux parler sa langue. Bart en a eu marre, il l’a fichu dehors. Rik l’a traité de traître. Depuis, on ne le voit plus.

Au boulot, ce n’est plus pareil. Mon chef de service est devenu directeur et son remplaçant exige que je traduise en flamand, plus question d’anglais et encore moins de français. Alors, je rentre avec mes textes et Bart les retraduit. Mais lui-même est débordé, puis j’ai mes traductions littéraires. Je ne te dis pas à quelle heure on se met au lit. Ces derniers temps, la tirette ne s’ouvre plus si souvent 😉

Rassure-toi, j’ai pris congé pour tout votre séjour. Il ne me restera que deux semaines en été, mais j’ai des jours à récupérer, ça me fera tout de même un mois de vacances.

Pour l’instant, on n’arrête pas d’organiser des marches, dans tout le pays, les unes pour l’unité, les autres pour la scission. Mais pas d’échauffourées, les Belges savent jusqu’où ils peuvent aller trop loin. La situation politique s’est un peu décrispée. Nous avons un gouvernement provisoire pour préparer des élections à tous les niveaux en 2009. Parallèlement, une commission étudie le remodelage de l’État. Francophones et Flamands ne sont d’accord sur rien, mais ils parlotent, c’est déjà ça.

Donc, pas de panique, vous arriverez dans un pays intact. Je vous ai mitonné un séjour que vous n’oublierez pas de sitôt. Vous verrez tout, Bruxelles, Bruges, Gand, la réserve d’oiseaux Paradisio, les Ardennes, qui sont aussi belles que le lac.

Je suis si heureuse qu’il n’y ait pas eu de problème avec les visas. Plus que dix fois dormir ! C’est incroyable ! C’est merveilleux !

Je vous embrasse avec impatience.

Ta Vanda

*

Date : Wed, 28 May 2008 23:41:15

From : vanda.hrupic@skynet.be

Subject : Photos.

Mail To : salima.sadic@bih.net.ba

Bruxelles, le 28 mai 2008

Ma chère Salima,

Voici enfin les photos. Pardonne-moi, j’ai été débordée. Comme elles sont belles, comme nous avons l’air heureux, quelles merveilleuses vacances ! Wanda et Joe ont accroché dans leur chambre celles de notre visite à Paradiso. Ils parlent souvent d’Esad et Mira. Hier, j’ai vu Marylou, qui vous embrasse. Elle revenait du tribunal. Son divorce lui donne un coup de blues. Pour lui changer les idées, je l’ai emmenée au petit resto où nous étions allés tous ensemble. Elle m’a rappelé votre étonnement : chez nous, on va au restaurant pour une grillade. Les spécialités, on les prépare à la maison. En Belgique, c’est l’inverse. Chez soi, on cuisine vite fait, mais pour une spécialité on va au resto. Ça ne m’avait jamais frappée. Au fond, je n’aime pas cuisiner. J’étais née pour être belge. Elle a éclaté rire. Pour elle, c’est pareil. Les dernières Belges seront congolaise et bosnienne.

Tu te souviens ? Tout à fait le genre de plaisanterie qu’on faisait en 91-92. Comment sait-on qu’un Bosnien intelligent téléphone à un Bosnien stupide ? Parce qu’il lui téléphone de Munich ! On rigole un bon coup, mais le réel te rattrape. Quand j’ai repris le travail, mon chef est devenu hargneux. Et la semaine dernière, il a exigé une traduction immédiate en néerlandais, j’ai voulu téléphoner à Bart mais il était en réunion, le collègue qui m’assiste dans ces cas-là était absent. J’ai remis le travail en anglais, que cet abruti maîtrise parfaitement. Il est devenu comme fou et m’a virée séance tenante. Le directeur, mon ancien chef de service, n’a rien pu faire. Tout au plus m’a-t-il accordé six mois de préavis au lieu des trois prévus par le contrat.

En fait, je suis soulagée. C’était chaque matin plus dur. Je ne me sentais plus à l’aise dans le train, je n’osais plus ouvrir la bouche depuis que des jeunes m’avaient insultée parce que je parlais français. De plus, je pourrai passer tout l’été en Bosnie. À l’automne, les négociations pour l’adhésion de la Croatie à l’UE vont commencer. On m’a promis un job. Et c’est à Bruxelles.

Bart insiste pour que je parte plus tôt. Il dit que ça me fera du bien mais je sens qu’il est inquiet. Samedi, à Liège, des bagarres ont éclaté à un match de foot. Un hooligan flamand a été blessé. Les autres ont tout cassé en ville. Et le drame s’est produit. Un commerçant a sorti un fusil de chasse. Il y a deux morts. Ça me rappelle cette tuerie entre ivrognes, lors de noces à Sarajevo, qui a donné le signal de l’horreur. Enragés, des groupes flamands ont déferlé dimanche sur les communes à facilités. Ils ont incendié les maisons d’élus francophones. Ceux-ci accusent le ministre de l’Intérieur (un Flamand) d’avoir ordonné à la police de ne pas intervenir. Lui nie et parle de provocations. Ils vont organiser un référendum pour se rattacher à Bruxelles. Le gouvernement provisoire se déchire. On dit que l’armée prendrait le pouvoir en attendant les élections. Mais elle semble aussi traversée par des courants nationalistes.

Depuis lundi, Bart sent une gêne au bureau. On ne dit rien, mais ce n’est plus comme avant. À part notre ami José, plus personne ne s’assied à côté de lui au restaurant d’entreprise. Heureusement, le big boss japonais a toute confiance en lui.

J’ai réservé un vol Malev le 10 juin. Pour ne pas vous encombrer à Sarajevo, j’irai directement au lac. Bart passera le mois d’août avec nous. Il dit que les vacances vont refroidir les esprits.

Mais cette fois, j’ai peur. Tout cela m’évoque trop ce que nous avons connu. Qui aurait cru, lorsqu’on nous brandissait le modèle belge, que treize ans plus tard la Belgique en serait presque au même stade ?

Mais pourquoi n’ai-je pas été interprète dans une autre ONG, pas rencontré un Bart français, italien, néo-zélandais ?

Je plaisante. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’il soit flamand, wallon, belge ou patagon ? Bart, c’est Bart. Mon Bart. Comme tu es Salima, Bosnienne musulmane, depuis toujours la meilleure amie de ta Vanda, Bosnienne croate.

Mais c’est dur, l’universelle connerie !

Je vous embrasse avec le cœur bien lourd.

Vanda

*

Cité de Bruxelles

Ministère de l’IntérieurCellule Disparitions

Le 3 mai 2009

Monsieur le Délégué Général,

Après l’échec de la contre-attaque ennemie sur Rhode, je viens de recevoir de nouvelles informations. Elles sont hélas peu rassurantes. Le Bureau Wallon des Disparus a pu retrouver M. José Leroy, collègue de M. Ghijsselinckx, qui a fait partie du dernier échange de prisonniers. Celui-ci est formel : le 6 novembre, M. Ghijsselinckx a participé à une réunion de la Direction, qui s’est achevée à vingt heures. Depuis le matin, de violentes échauffourées opposaient Flamingants d’extrême droite et groupes d’autodéfense dans la périphérie bruxelloise. M. Leroy a insisté pour que son ami loge chez lui. M. Ghijsselinckx a refusé. Parfait bilingue, il disait ne rien craindre. Depuis lors, et jusqu’au transfert de la société Miyushi aux Pays-Bas, il ne s’est plus présenté au bureau. Mme Bitoko a aussi été retrouvée. Elle et ses enfants ont quitté Bruxelles le 8 novembre pour se réfugier chez une parente à Gembloux. Le 7 au soir, elle était passée au domicile de M. Ghijsselinckx pour lui confier ses clés. Il ne s’y trouvait pas. Des voisins lui ont dit qu’il n’était pas rentré la veille au soir. Il est donc à craindre qu’il ait été pris dans la tourmente entre La Hulpe et Overijse ou sur la E411, coupée le 6 en fin d’après-midi. Les affrontements y ont fait ce jour-là de nombreuses victimes.

Par ailleurs, j’ai pu tirer au clair la situation administrative de Mme Hrupic. Le 22 mai, elle s’est inscrite comme demandeuse d’emploi, sans droit aux indemnités puisqu’elle avait reçu un préavis de six mois. Celui-ci a pris fin le 22 novembre. À cette date, les indemnités de chômage avaient été remplacées par des colis de vivres. Ni elle ni son mari n’ayant donc plus de rentrée financière, le remboursement de leur prêt hypothécaire a dû engloutir leurs réserves, ce qui expliquerait la décision de la KB. La mission de l’UNHCR en Vlaamse Republiek devrait pouvoir en obtenir confirmation auprès du siège central.

Je lui recommande vivement de prendre contact au plus vite avec le Bureau des Dommages de Guerre, afin de préserver ses droits à un dédommagement futur.

Et à titre personnel, je vous serais reconnaissante de lui transmettre ma plus profonde sympathie et mes sincères condoléances. Bien plus qu’une déchirure entre deux peuples, cette guerre absurde aura déchiré le cœur de chacun d’entre nous. (Veuillez, Monsieur le Délégué Général, excuser ce paragraphe, qui sans doute sied mal à une missive de fonctionnaire. Mais j’ai moi aussi perdu un frère et notre maison. Il y a des cris qu’un cœur ne peut ni ne veut retenir.)

Et je vous prie de croire en l’assurance de mes sentiments dévoués.

Nabela Ben Hassan,

Officier d’état civil

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