Je m’appelle Zangra hier trop vieux général
J’ai quitté Belonzio qui domine la plaine
Et l’ennemi est là je ne serai pas héros
Jacques Brel, Zangra

Le fort avait été construit en haut d’une falaise, coupée net pour laisser passer un canal auquel on avait donné le nom du roi qui s’était illustré pas très loin de là lors de la dernière guerre. Depuis, on attendait la suivante.

La construction de l’ouvrage, que l’on visite aujourd’hui comme un modèle d’architecture militaire, avait duré cinq ans et coûté plus de vingt-trois millions de l’époque. Il faut cependant noter que les chiffres diffèrent d’un document à l’autre, comme c’est le cas pour plusieurs éléments relatifs à l’ouvrage et à sa chute. Parler, d’ailleurs de chute est en soi-même sujet à controverse. Je m’en suis rendu compte à l’occasion d’une visite, que je croyais innocente, lors d’un séjour chez un ami qui habite de l’autre côté de la frontière qu’était censé surveiller le fort du temps de son existence. Plutôt qu’ami, je devrais dire cousin : nous sommes apparentés, mais ce sont les vacances communes de nos deux familles qui nous ont liés, quand nous étions enfants. Nous allions à la Côte et nous occupions nos journées à construire des châteaux de sable que nous regardions, avec délectation, la mer détruire ensuite. Je ne possède aucune explication à ce goût pour la destruction, et même, dans ce cas, pour l’autodestruction. Je ne peux que le constater et rappeler le plaisir que nous ressentions à observer ensemble la pointe des vagues lécher les parois des constructions et les avaler lentement, très lentement…

Le guide, un homme de la région, on aurait dit le survivant d’une lignée disparue, était le fils d’un défenseur du fort qui y avait perdu la vie. Il avait cinq ans quand, se souvient-il, il comprit à l’agitation autour de lui, dans la famille, chez les proches et surtout au visage de sa mère que son père, déjà souvent absent de par son affectation au fort, ne reviendrait pas. Quand il nous précédait dans le labyrinthe de galeries qui courent sur les deux étages et demi (moins 1, moins 1.2 et moins 2) en sous-sol, en débitant comme une vieille prière trop ressassée l’histoire de la fortification, ses caractéristiques techniques et son ancien armement, il me semblait qu’il poursuivait le fantôme de son père. Évanescent autant après son décès qu’avant.

L’homme parlait les deux langues de la région, un territoire imprécis où s’entremêlent les origines et les cultures, situé en marge d’autres territoires qui lui disputent son identité. R.B. parlait aussi une troisième langue, celle du pays voisin, où habite l’ami-cousin avec qui nous avions entrepris de rendre une visite à ce bâtiment de plus en plus délaissé, oublié sur le bord du canal qui semblait refléter sa lente décrépitude, un pourrissement qui influait, aurait-on dit, sur la pureté des eaux, de plus en plus vertes, de moins en moins claires. Mais ce n’était peut-être que le produit de notre imagination, à Manfred et à moi-même, quand, avant de descendre en sous-sol, penchés au bord de la plateforme du fort, nous avions regardé le flot immobile de la voie d’eau artificielle. Manfred m’avait serré le bras. Pas par crainte, sinon celle de se livrer à son vertige : j’opterais plus pour une excitation malsaine, oui, et je dois reconnaître l’avoir, je pense, ressentie aussi. Platon avait déjà analysé à peu près cela : le plaisir étrange d’accentuer une souffrance, de s’y enfoncer en quelque sorte, pour mieux la connaître, au lieu de l’effacer. C’était d’autant plus facile, me direz-vous, que ce n’était pas notre souffrance. Vous auriez tort : nous compatissions d’autant plus avec la mélancolie du guide que nous étions les deux seuls visiteurs et que nous l’avions, je pense, pris en affection. Comme si, d’être trois hommes égarés dans les couloirs humides et silencieux du fort renvoyait à la situation des mille hommes qui, quelque soixante ans plus tôt, avaient connu eux aussi cette solitude masculine. Et stérile.

À défaut d’uniforme militaire, l’homme portait un costume vert sombre à boutons dorés, frappé du nom du lieu. Sur son képi, qu’il enlevait souvent pour s’éponger le front (alors qu’il faisait une humidité à glacer les os), était marqué son titre : guide. Et sur la pochette, à l’avant de sa veste, était cousue une bandelette avec ses initiales : R.B. Mais il nous demanda de l’appeler par son prénom, Robert, et il choisit de parler la langue de mon ami-cousin, que je comprends aussi, par courtoisie certainement, mais aussi, j’ai pensé, par renoncement, comme pour indiquer que toute culpabilité avait été écartée et que toute vengeance était désormais vaine : la langue de Manfred était en effet celle des attaquants qui avaient forcé le fort à la mort. Ou plutôt à l’extinction : nous étions sur un champ de bataille éteint, noirci par les fumerolles d’une bataille qui n’avait jamais eu lieu. R.B. semblait en avoir pris acte.

Il nous expliqua, chiffres, explications et même dessins à l’appui (sur un petit tableau noir, sorte d’ardoise ancienne, sur laquelle il faisait crisser une espèce de craie qui semblait ne jamais s’user), que la forteresse avait, dès le départ, été équipée d’armes qui, si, au final, ne s’étaient pas révélées les plus modernes, étaient les plus puissantes de l’époque. Et que cet armement avait ensuite évolué, tout au long des années – combien ? Vingt, trente ans, davantage ? Oui, bien sûr, davantage, nous dit R.B. – de l’occupation de l’ouvrage : le commandement s’était montré à cet égard irréprochable. Pas assez inventif, sans doute, mais inattaquable. Et il eut un sourire triste en prononçant ce mot.

Fortins, casemates truffées de mitrailleuses, coupoles escamotables pour la plupart, étaient intégrés dans le corps de l’édifice qui affichait une longueur de près d’un kilomètre et une profondeur de sept cents mètres. Dans cette structure enterrée se cachait un monde complet, presque autonome : une caserne, des lieux de vie et de détente, un hôpital, une aumônerie, des locaux administratifs, des ateliers de réparation et des unités de production du matériel et des produits de première nécessité, ainsi que, il va de soi, des arsenaux et les soubassements des équipements de défense. Huit kilomètres de couloirs reliaient les éléments entre eux, que certains parcouraient à vélo. Quant à l’ensemble, il était divisé en quatre grands blocs qui portaient le nom des villes qui l’entouraient aux quatre points cardinaux. Mais les canons à longue portée, plus tard les missiles, étaient uniquement dirigés vers l’étranger et, plus particulièrement, R.B. le souligna en jetant un regard insistant et désolé sur mon ami-cousin, dans la direction du pays de Manfred. C’est de là que venait la menace, de cet étranger considéré depuis toujours comme l’ennemi et avec qui, depuis la chute du fort et la fin de la guerre qui n’avait jamais eu réellement lieu, les échanges commerciaux et financiers avaient remplacé les hostilités anciennes.

Près de mille hommes composaient la garnison. 988 dans la plupart des documents recueillis et accumulés par R.B. qui se fait un point d’honneur de tout rassembler sur le sujet, chaque faille étant comme une atteinte à sa fidélité à ce père flou, enterré comme tous les autres combattants dans un cimetière militaire en marge du fort. On y trouvait toutes les fonctions et professions correspondant aux locaux visités : artilleurs, infirmiers, médecins, aumônier (assisté épisodiquement d’un rabbin et d’un imam), cuisiniers, menuisiers, bouchers, boulangers… Une population qui vivait là sous une apparence normale : la superstructure était composée d’un parc et de bosquets, aujourd’hui négligés, où vont jouer les enfants de la région qui cherchent un terrain d’aventures à l’abri des adultes et où se retrouvent le soir leurs aînés en quête d’un lieu discret. On y voit aussi le tracé d’un terrain de football où, le dimanche, les occupants du fort jouaient, paraît-il, au football. Ils finirent, ajouta R.B. par organiser, au fil du temps, un championnat entre les équipes représentant les blocs et sous-blocs de la forteresse. Un championnat qui se transmit à travers les années et trompa l’ennui des vagues de soldats qui l’occupèrent inutilement.

Inutilement. C’est là que commence la controverse et que notre visite, que l’on croyait anodine, destinée à briser, pour nous aussi, la longueur d’un dimanche, se mua en une discussion que menait à lui seul notre guide, argumentant tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre et à laquelle nous assistâmes, captivés au début, dépités par la suite. Le fort répondait-il à une conception déjà dépassée au moment où sa construction s’acheva ? Était-il trop massif ou au contraire pas assez ? Avait-on vu trop grand ou, au contraire, s’était-on laissé aller à une trop grande prudence, une modération que l’on reprochait souvent aux habitants du pays qu’il était supposé défendre ? Pourtant, cette fois, c’était la grandeur qu’on avait visée, au point que la construction était reconnue à l’étranger comme une des plus solides au monde. Alors, qu’est-ce qui expliquait le drame qui avait marqué sa fin, acheva R.B. en appuyant sur l’interrupteur de la dernière galerie et en nous menant au musée où étaient rassemblés les rares témoignages des combattants, l’une ou l’autre photo, quelques notes griffonnées ou enregistrements d’appels téléphoniques des défenseurs à leurs proches, mais surtout une bibliothèque épaisse de travaux d’historiens qui s’étaient penchés sur les dernières semaines tragiques de la garnison.

Le roi qui avait donné son nom au canal avait fait honneur au pays en résistant à une invasion venue d’au-delà de la frontière, là d’où venait lui-même mon ami-cousin. C’est pour honorer sa mémoire, suivre le modèle qu’il avait offert au pays qu’on avait songé à une construction aussi massive que prestigieuse. Mais la pierre peut-elle imiter l’homme ? On coula dans le béton toutes les ressources financières et on y engloutit tous les trésors d’ingéniosité de la nation. On avait créé ce que l’on pensait être un parangon pour le monde extérieur, comme le roi lui-même l’avait été pour le pays. Et il est vrai que des ingénieurs venaient de l’étranger le visiter, qui vantaient son architecture intérieure, son organisation interne complexe mais d’une efficacité redoutable, son intégration harmonieuse dans le paysage environnant.

Une escarmouche eut lieu quelques années après l’achèvement des travaux et l’installation des premiers mille occupants. Elle survint avec une puissance voisine, mais R.B. n’en dit pas plus, peut-être pour ne pas en rajouter sur ce qu’il considérait comme la responsabilité, indirecte certes, fantasmagorique même, du pays de Manfred dans la chute finale. Par ailleurs, les termes diffèrent quant à cet accrochage. On a parlé d’incident, d’accrochage, d’échanges de tirs. Il y eut des victimes. Malgré cela, l’événement ne resta pas dans la mémoire collective, sans doute effacé par ce qui allait suivre. Mais bien plus tard.

Car pendant des lustres et des lustres, un temps devenu indéterminé par la force répétitive des tâches qui le remplirent, des générations et des générations de militaires, de miliciens, de réservistes et, par la suite, de civils affectés aux besognes périphériques se succédèrent de plus en plus détachées de leur fonction première. Des relèves et des relèves de garnisons se suivirent qui, par leur inaction, estompaient, chacune un peu plus, la justification de leur présence. Rien ne se passait. Toute cette architecture, tout ce système militaire et social conçu, parfaitement, pour un objectif de plus en plus éloigné dans le temps et la mémoire, tournaient à vide. Le fort demeurait là, dans un isolement splendide mais vain, au bord de ce canal assoupi qui, de sa langueur, caressait ses assises. On venait parfois se promener sur le toit et on s’interrogeait sur ce monde qui vivait sous ses pieds. On imaginait une termitière avec une multitude de galeries où s’agitaient de petits êtres qui couraient d’un point à l’autre, transportant des munitions, du pain ou des ordres, de moins en moins reliés au monde extérieur, vivant en murs clos. On avait de l’affection pour eux, et de plus en plus, cette curiosité distante que l’on a pour des objets ou êtres lointains dans l’espace ou le temps.

L’ennemi, vint, pourtant, un jour. « C’est-à-dire », précisa R.B. en regardant Manfred, « on crut qu’il vint ». Il nous mena au bord du canal. Nous avions en face de nous, partant de l’autre rive, une plaine, grise en cette saison, qui s’étendait à n’en plus finir, d’une monotonie à peine brisée par quelques agglomérats de maisons et, au sud-est, troublés par la distance, par des vallons et collines que nous savions, mon ami-cousin et moi, plantés de pommiers et broutés par des vaches paisibles.

Une aube, l’alerte sonna. Des coups d’un canon utilisé uniquement le jour de la fête nationale résonnèrent dans le ciel brumeux. Cinq coups dans chaque direction cardinale. L’ennemi était enfin là. L’attaque et la résistance allaient avoir lieu. Des nuées d’hommes en uniforme kaki se dispersèrent dans les couloirs, des grappes rejoignirent en courant les postes stratégiques. Des ordres fusèrent et un vent de panique souffla sous terre, étouffé par l’hermétisme de la construction, un vent qui courait contre lui-même et les parois qui le contenaient.

La nouvelle parvint, cependant, à l’extérieur qu’une agitation extrême animait la place. On ne sut exactement ce qui s’y déroulait : le silence qui entourait ce qu’on appelait parfois « le monument » – un monument à la guerre inconnue, au courage désintéressé ou à la persévérance gratuite – était mis sur le compte du secret d’État. Chaque instance, à la tête de l’État, pensait qu’une autre connaissait la raison des manœuvres internes de la place forte. Mais, pire, personne ne sut jamais qui ou ce qui avait déclenché l’alerte. Un radar avait-il dysfonctionné ? Une chaîne d’informations s’était-elle rompue ou un mécanisme de surveillance enrayé ? Ou une folie (paranoïa ou plus sûrement schizophrénie) avait-elle lentement germé au long des années d’attente, d’enfermement et de fonctionnement à vide ? Ce fut l’hypothèse défendue par une commission parlementaire créée après les événements, qui s’appuya sur des experts en illusions collectives. L’inutilité avait engendré le vide, avait expliqué un spécialiste, le vide la peur, et la peur le besoin de combler le vide par quelque chose capable de la justifier. En d’autres mots, l’illusion de voir apparaître un ennemi désigné pendant des décennies avait, enfin, atténué la douleur inconsciente, et d’autant plus pernicieuse, de n’être rien…

Les semaines passèrent. Comme on avait oublié le fort durant des années, on oubliait maintenant, après l’intérêt du début, son agitation. Le fort continua à vivre sur pied de guerre, dans une autarcie et un dénuement de plus en plus grands. Ce qui se passa à la fin relève de l’imagination la plus débridée et a fait l’objet des conjectures les plus insensées. La plus raisonnable, celle qui recoupe les éléments les plus sûrs, tient en quelques phrases. Froides. Où la tragédie croise l’absurde.

Le fort tenait. C’est l’assurance qu’avaient et que maintenaient les mille hommes enfouis en son sein. L’honneur du roi guerrier avait trouvé son relais. L’ennemi cernait la place. Mais présent, après une éternité au cours de laquelle il ne s’était pas manifesté, on pouvait le combattre. Et on ne manquerait pas de le faire. Jusqu’au sacrifice final.

Des dissensions apparurent, certes. Entre les blocs qui soutenaient, l’un, qu’il fallait opérer une sortie à brève échéance, l’autre, qu’il fallait faire appel aux puissances alliées (mais les alliances n’avaient-elles pas évolué avec le temps ? Était-on sûr que les anciens soutiens ne s’étaient pas rangés du côté de l’ennemi pendant le temps qu’on l’attendait… ?). Mais tous s’accordaient sur un point : ils ne se donneraient pas à l’ennemi. L’adversaire cimentait leur union et accentuait leur force.

Une deuxième alerte se produisit le 333′ jour de ce que les hommes cloîtrés dans le béton prenaient pour un siège. Une alerte fondée, comme la première, sur un mirage. L’assaut final était donné. Il dura sept jours. Sept jours durant lesquels les forces des assiégés, affaiblies déjà par des semaines d’isolement, déclinèrent rapidement. Au soir du septième jour, le commandant du fort réunit ses hommes dans le réfectoire de la caserne. Ceux qui n’y avaient pas trouvé place suivirent son allocution sur les écrans et dans les haut-parleurs dont étaient équipés les couloirs et les pièces adjacentes.

Il remercia ses troupes pour l’exemple qu’elles avaient donné, à l’image du roi mythique, au pays et au monde. Puis il reconnut que leur état ne leur permettait plus de soutenir longtemps encore le siège. Il leur proposa de se rendre. Une clameur immense monta alors dans les galeries. Un non unanime sortit des bouches. Et sur celle du commandant se dessina un sourire de satisfaction. Commença alors le plan qui avait été mis au point depuis une semaine et que tous connaissaient.

Chacun prit son arme et tira au sort un chiffre dans une liste reprenant les numéros de matricule de tous les combattants militaires du fort. Les civils étaient, eux, désignés par leur numéro de sécurité sociale. Puis chacun abattit celui dont le sort lui avait été attribué, avant d’être lui-même exécuté. Sur les écrans défilait la liste des mille hommes, dont les noms s’éteignaient au fur et à mesure des tirs. Les deux derniers soldats tirèrent l’un sur l’autre en même temps.

La culture de ces hommes, et la religion pour certains, interdisant le suicide collectif, ils n’avaient trouvé que cette issue pour disparaître dans l’honneur. En poussant à son terme leur obstination. Leur folie, diront certains, mais pas tous.

Notre guide s’éloigna lentement sans dire au revoir. Perdu dans ses pensées. Ses interrogations, sans doute. L’image de son père assassin et victime à la fois devait lui traverser à nouveau l’esprit comme elle hantait ses nuits depuis qu’il avait connu la fin du fort.

Nous regardâmes sa silhouette s’effacer dans l’obscurité naissante.

Puis nous nous dirigeâmes vers le canal.

Nous nous penchâmes au-dessus du vide.

Notre goût, que j’ai décrit, pour la destruction, voire l’autodestruction, montait à la gorge comme une gêne, pensa Manfred, comme une nausée, trouvai-je.

Le canal, sous nos yeux, était devenu noir.

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