L’église résonne. Presque vide. La voix chevrotante du prêtre retentit. L’assemblée est assise une chaise sur deux. Chacun reste loin l’un de l’autre pour ne pas s’effleurer. Ce sont les consignes sanitaires afin d’endiguer la pandémie du coronavirus. Jean a gardé ses garçons près de lui. Sa mère a pris place deux rangées derrière eux. Il n’a pu la serrer dans ses bras. Malgré la chaleur qu’offre cette semaine de mai, elle est emmitouflée dans son châle noir, dont elle a couvert sa bouche. Elle se demande si elle aurait osé porter un masque chirurgical dans une église. De toute façon, il n’y en avait plus à la pharmacie. Le cercueil de Madeleine est posé devant le chœur. Seule une gerbe de tulipes jaunes que Jean a achetée au supermarché est posée sur le bois clair. C’est le dernier bouquet qu’il offrira à sa femme. Les fleuristes, eux aussi, ont fermé leur boutique. Ses collègues n’ont pas pu venir parce que seule la famille proche est autorisée. C’est seul qu’il vivra cette ultime séparation. Il se devra d’être fort pour ses garçons. La famille de Madeleine est là : ses parents, ses quatre frères et sœurs, et leurs conjoints, pas leurs enfants. Avec la maladie, contre laquelle Madeleine se battait depuis deux ans, tous savaient que cette issue était probable. Mais ce que personne n’avait pu anticiper, c’était qu’un virus fulgurant vienne anéantir son combat ni la cruauté qu’il y avait dans le fait de lui dire au revoir à distance sans étreinte. La ville brisée et l’église déserte rendaient la résignation plus douloureuse encore et le moment glaçant. Personne à qui serrer la main. Il n’aura que celles de ses fils. La lumière a du mal à percer à travers les vitraux. Pourtant, c’est le printemps.

*

Jean sillonne les rues. Il en connaît chaque porte, chaque balustrade et chaque pavé. Tous les matins, il effectue le même parcours. Aujourd’hui, la ville est inerte. La place déserte. Les terrasses vides. Les marches de l’église oubliées. Pas même Marc le S.D.F. pour y quémander une pièce. Dieu seul sait où il se cache. Depuis quelques jours – c’était le 16 mars –, chacun se terre de crainte de se croiser. Pourtant le mal est là. Impitoyable, il rôde. Peut-être qu’il se tapit déjà en eux, sans qu’ils ne le sentent. En silence, les habitants attendent que le virus, indifférent à leurs suppliques, passe. Ils se font tout petits pour qu’il les épargne et se replient, sidérés, au fur et à mesure que la peur grandit. Le flux précipité de leur vie s’est interrompu. Avec peu de grâce, ils en réinventent le quotidien, sans rythme autre que celui de l’information pour lui donner forme. Plongés dans un tableau de désolation, ils s’enlisent dans le pressentiment collectif d’une catastrophe à venir. Déjà, ils pointent des coupables.

Les pavés sont tiédis par les premiers rayons du soleil. Depuis lundi, Jean distribue le courrier du bout des doigts. Il porte des gants que, déjà, ses mains confinées supportent mal. Cette peur du virus le tourmente. Elle l’empêche de sonner à la porte pour livrer les colis ou faire signer un recommandé. Furtivement, sans sonner, il dépose un avis de passage et poursuit sa route. Sa petite lâcheté à lui. Il sait que ce n’est pas bon pour les chiffres de son chef et qu’ils sont suivis de près au bureau central. Mais c’est plus fort que lui. C’est son repli, sa tranchée. Malgré ce que le chef leur dit, avant la tournée, sur les risques qui n’existent pas, il excuse sa faiblesse en se racontant qu’il le fait pour protéger sa famille, et que tous les gens du bureau central, eux, sont, en toute sécurité, chez eux en télétravail.

Oui, c’est pour protéger sa famille qu’il ne tirera pas sur la vieille sonnette de Madame Robbins, inquiète pour son petit-fils arrêté par la police. Monsieur Noville, qui le salue toujours de sa fenêtre entre-ouverte, a fermé son volet. Seule la dame du 42, sur le pas de la porte, s’agite au sujet de la probable annulation du mariage de sa fille, prévu dans cinq semaines au Maroc. Elle lui énumère tous les frais engagés. Puis, il poursuit son chemin en trottinant, pour ne pas perdre de temps, jusqu’au numéro 85. Derrière cette porte, l’attend Ophélie, sa bulle de chaleur. Elle lui tend un café versé, comme chaque jour, dans une tasse verte. C’est leur rituel. Il sourit et la remercie en l’embrassant. Il lui arrive de ne pas prendre le temps de le boire, tant il a faim d’elle. Alors elle rit avec l’audace de sa jeunesse, et ses doigts glissent sous son uniforme. Ensemble, ils s’envolent au premier étage. Puis parlent de leur amour, comme il ne le fait plus avec sa femme. D’autres jours, attablés à la salle à manger en se tenant les mains, ils écoutent les musiques qu’ils aiment ou des morceaux découverts. Il se gorge de son sourire et du point de beauté qu’elle a dans le cou. Elle est sa respiration quotidienne et toute la beauté du monde dans sa vie, même s’il sait qu’il ne devrait pas. Jamais, il n’avait pensé que ça lui arriverait, à lui. C’était pour les autres, ces affaires d’amour coupable. Mais, avec sa vie entre parenthèses, c’est le seul endroit où il est quelqu’un. À la maison, le quotidien tourne autour de la longue maladie de sa femme et des garçons. Il n’existe plus. Alors, il s’arrange avec la vérité et se dit que ce n’est pas si grave.

Aujourd’hui, alors qu’il approche la porte bleue je veux du 85, une fierté nouvelle gonfle sa poitrine. En ces temps de confinement, les métiers du quotidien, tels que les aides-soignants, sont salués en héros. Il va offrir à Ophélie une raison supplémentaire de l’admirer. Les facteurs sont sur le front pour remplir leur « mission de service public », comme ils disent au central. Lui, ça ne lui parle pas beaucoup parce qu’il livre surtout des colis de grandes chaînes de vêtements. Mais quand le soir à vingt heures les habitants applaudissent les aides-soignants, il se dit que c’est aussi un peu pour les éboueurs, les policiers, le personnel des magasins et, pour eux, les facteurs. C’est vrai qu’il faut cultiver une part d’héroïsme pour être chaque jour au contact de la population, en pleine pandémie. Lui n’envie pas ses collègues du central qui sont en télétravail, désœuvrés derrière leur ordinateur. Malgré la peur qui le tenaille dès qu’il passe le seuil de la maison, il est heureux de devoir sortir de chez lui, chaque matin. C’est son meilleur prétexte pour retrouver Ophélie. S’il n’exerçait pas ce métier, il serait confiné à la maison, privé d’elle. Alors ces moments, qui sont volés à double titre, lui sont encore plus savoureux et ses caresses plus exquises. Derrière la porte d’Ophélie, il se plonge dans la volupté du confinement. Certains jours de doute, pourtant, il se dit que ce virus pourrait être sa chance d’imposer une distance, sanitaire d’abord, et puis d’interrompre son mensonge. Pour protéger sa famille, il ne devrait plus sonner au numéro 85. Alors, il s’élèverait à l’intérêt général plutôt que de se cantonner à ses intérêts particuliers. Mais il n’y arrive pas. Le lien est plus fort que lui. Devant la porte bleue je veux, un jour, il rêve de lui demander sa main.

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Même l’organiste n’a pas été autorisé. Aucune musique, sauf celle des larmes. Pour raison sanitaire, Jean ne peut s’approcher du cercueil de sa femme. Mais surtout, jamais plus, il ne pourra caresser ses cheveux fins, goûter son sourire tendre ou se noyer dans son regard désemparé. Depuis que ses joues se creusaient, il s’était éloigné. Sans doute avait-il eu peur de vivre ce moment. S’il avait espéré le repousser, il ne pourra vivre avec l’idée de l’avoir précipité. C’est lui qui a abrégé ses jours… mais sa souffrance aussi, se dit-il pour arranger sa conscience. Dans cette église qui reste froide, la main de son fils est comme morte dans la sienne. L’autre cramponnée. Maintenant qu’il a tué leur mère, il ne lui reste plus que cela, les mains de ses enfants, et le mensonge entre eux.

*

Ophélie doit se demander où il est passé ces derniers jours. Elle s’est sans doute inquiétée. Lui est vidé, comme la ville, quand il sonne au numéro 85. Il ne parle pas. Son absence de mots fait écho au silence de la rue. Pieds nus, elle le prend par la main, dans le débardeur noir qui la rend si élégante. Ses cheveux sont défaits comme un lit qu’on vient de quitter. Elle l’emmène dans sa chambre. Ils s’asseyent sur son lit.

Jean n’ose plus la toucher. C’est d’elle que le mal est venu.

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