Dutroux, au fond

Jacques De Decker,

Sait-on tout de Dutroux ? On serait tenté de le penser, à voir les milliers de pages qui ont déjà été noircies à son propos, et les heures d’émission qui lui ont été consacrées. À la réflexion, on a plutôt le sentiment inverse. Que l’abondance a saturé l’investigation, que la récolte de détails précis a empêché l’élucidation de l’énigme qu’il matérialise. On a beaucoup parlé de « réseaux » à son propos, et on n’avait pas tort de le faire. L’erreur a consisté à entendre la notion de réseau au sens étroit du terme. Dutroux s’inscrit dans un réseau, bien évidemment, mais qui est aussi vaste que la société dont il est l’épouvantable symptôme. Et cette société est la nôtre, malheureusement pour ses victimes et pour nous.

Pour qu’un Dutroux sévisse, il faut que ses vices aient d’abord été intégrés. Il est, on le voit bien, un pervers sexuel actif agissant dans un milieu sans aucune régulation organique. Il se sait à l’abri de toute sanction sociale, dans cette espèce d’indifférence molle qui caractérise nos comportements soi-disant intimes, qui ont au demeurant cessé depuis longtemps de l’être.

Voit-on, par exemple, la différence entre la représentation de la sexualité avant la généralisation de la vidéo et aujourd’hui ? Une simple innovation technologique, et tout un pan du comportement humain s’en trouve bouleversé. L’humain avait, jusqu’ici, cherché le huis clos pour faire l’amour, tenté d’éviter le regard de tiers, tout entier concentré sur son rapport à l’autre. S’il se plaisait à ce qu’un public assiste à ses ébats, il était tenu pour exhibitionniste, et se savait dès lors déviant, tout en subodorant qui était le témoin de son comportement. Les voyeurs eux-mêmes savaient quelle était leur propension, et l’assumaient pleinement, entretenant avec ceux qu’ils observaient, sous le masque ou non, une relation qui demeurait humaine.

L’image mécanique supprime cette relation, rend anonyme le contact visuel, le vide de son contenu affectif oserait-on dire, et suppose dès lors, dans la quête d’un plaisir de plus en plus difficile à atteindre, une intensification du spectacle : d’où la dérive, qui mène à la pédophilie, à la zoophilie, à la nécrophilie. Dutroux, individu parfaitement avisé et adapté aux attentes de son temps, a évolué dans ce sens, en commerçant répondant à la demande. La marchandisation de toutes choses ayant inclus l’être humain, il est entré dans cette logique, sa perversion polymorphe étant sans limites.

Entre le trafic de véhicules et celui de jeunes filles, voire de fillettes, il ne voit pas la différence. Parce qu’il est, bien entendu, incapable de la voir, c’est là son invalidité, mais aussi parce qu’il a le sentiment que le monde, autour de lui, s’est mis à lui ressembler. Avec le temps, il s’est senti de plus en plus ordinaire et même, à certains égards, pionnier, voire exemplaire. Adopterait-il, sans cela, le ton sentencieux qu’on a fini par lui connaître ? Dutroux, qui n’a cure d’être observé, sinon photographié, observe de son côté son environnement, et ne constate rien qui puisse réellement se démarquer de lui.

Il a fini par se heurter à l’autorité en franchissant le dernier interdit devant lequel s’incline encore notre résidu moral : il a porté atteinte à l’enfance. L’enfant est le dernier bastion que notre société entend prémunir contre la perversion. Elle s’accommode d’une chosification de la femme sans précédent, il y a belle lurette que non seulement elle tolère les comportements les plus aberrants, s’abritant derrière le droit de l’individu d’assouvir son désir tant qu’il est adulte et soucieux du consentement d’autrui, mais elle entend plus fermement que jamais que l’enfant demeure préservé. Comme si l’innocence intacte de celui-ci était le dernier contrepoids de ses turpitudes. On constate là, au noyau de la permissivité, un dernier concentré de rigueur. Dutroux est passé outre, il a pulvérisé l’incompressible, il a été entraîné par la vitesse acquise d’un état social lancé à corps perdu vers le vide absolu de la conscience, et il s’y est précipité.

Ce numéro de Marginales n’a pas eu une genèse ordinaire, ni tranquille. Il est mince, les textes qui le composent sont peu nombreux, et la plupart sont relativement brefs. Peut-être était-il trop tôt : le temps devra encore faire son office, avant que les écrivains ne puissent véritablement tirer de cette tragédie au retentissement exceptionnel  matière à création. Peut-être aussi sommes-nous devant une catastrophe humaine qui par sa réalité outrancière décourage la fiction. Peut-être, enfin, cette sordide affaire a-t-elle trop imprégné l’imaginaire collectif pour que les navigateurs solitaires que sont les auteurs veuillent se l’approprier. La révélation de ce malaise, illustré par la page blanche d’un de ses contributeurs, suffirait à fournir la raison d’être de ce dossier vraiment pas comme les autres.

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