Dutroux, c’est mon papa

Jean-Pierre Dopagne,

Salut. Je m’appelle Pauline. J’ai onze ans. Je vais à l’école. J’aime bien la lecture, le calcul et la natation. J’aime aussi les balades à vélo. Et la télé. J’adore regarder les séries. Friends. Dawson. Navarro.

Et Dutroux.

Dutroux, c’est pas une série comme les autres. C’est pas après les pubs. C’est avant. Pendant les infos pour les grandes personnes. Là où elles zappent quand c’est des nouvelles politiques et où elles dézappent quand c’est Henin-Clijsters ou les inondations ou les accidents d’avion.

Ou Dutroux.

Dutroux, c’est une info tellement intéressante pour les grandes personnes que ça devient encore plus passionnant qu’une série.

Moi, depuis que je suis toute petite, j’ai tout suivi de Dutroux. Parce que mes parents disent que les enfants ne doivent pas regarder que des bêtises, mais aussi les infos intéressantes.

J’aime bien Dutroux, parce que c’est pas une série comme les autres, avec un personnage principal qui est un super-héros. Je veux dire : des mecs super-beaux, super-costauds, super-rigolos ou super-gentils comme dans les séries, moi j’en ai jamais rencontré. Tandis que Dutroux, oui. Il est comme mon papa. Mon papa, il pourrait jouer le rôle de Dutroux à la télé. Sauf que mon papa, il m’enferme pas dans une cache à la cave. Non, mon papa, il m’emmène dans la salle de bains, à l’étage. Enfin, il m’emmenait, quand j’étais petite. Maintenant que je suis grande et qu’une chambre a été aménagée pour moi toute seule, il vient dans ma chambre. La salle de bains, j’aimais pas. C’était froid, et quand j’étais couchée sur le bord de la baignoire, le néon du plafond me faisait mal aux yeux. Ma chambre, j’aime pas non plus. Parce que ma chambre, c’est ma chambre. Et que mon papa n’a rien à faire avec moi dans ma chambre. Pas plus que dans la salle de bains.

À la télé, dans la série Dutroux, on raconte que les petites filles, dans leur cache, ont crié. Moi, j’ai jamais crié, j’ai jamais rien dit : « Tu ne diras rien, n’est-ce pas ? » me recommandait papa à chaque fois.

J’ai jamais rien dit. Rien dit quand je redescendais à la cuisine avec papa, et que maman nous regardait l’un après l’autre. Sans rien dire. Elle disait jamais rien, maman. Elle disait seulement que, sur le chemin de l’école, je devais parler à personne, ni monter dans une voiture inconnue, ni accepter un bonbon : il y a tellement de vilains messieurs !

À l’école non plus j’ai jamais rien dit. Même quand la maîtresse me demandait pourquoi j’avais raté mon contrôle de calcul, ou pourquoi mes yeux ressemblaient à deux grands lacs tout vides.

Ah ! si, une fois j’ai dit quelque chose. À Madame Nicole, mon institutrice de troisième. On discutait des séries télé, avec toute la classe. J’ai dit : « Moi, j’ai un papa comme Dutroux ». Madame Nicole m’a grondée : « On ne dit pas des choses pareilles. Tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es une petite sotte ». Et mes copines ont ri : « Dutroux, c’est pas une série télé ! »

J’ai plus jamais rien dit. Mais j’ai continué à regarder la série Dutroux. Et à rêver.

Mon rêve, c’est passer à la télé. Y a plein de gens qui passent à la télé. Des gens comme tout le monde. Comme maman ou comme Madame Nicole. Qui racontent leur vie. Ou qui jouent à des jeux. Ou qui gagnent des millions. Pourquoi pas moi ?

Je ne sais pas comment elle doit faire, une petite fille, pour passer à la télé. Attendre d’être morte, peut-être. Comme les petites filles de la série Dutroux : on en parle dans chaque épisode, mais elles sont plus là. Personnages secondaires, sans importance.

Moi, si j’étais directrice d’une chaîne de télé, j’inventerais une Star Ac pour les petites filles qui ont un papa comme Dutroux. Il y aurait beaucoup de candidates, je le sais. Parce que moi, je sais lire dans les yeux des petites filles. Je sais y voir les lacs, les mers et les océans.

Dans ma Star Ac à moi, les téléspectateurs devraient voter pour la candidate qui porte dans ses yeux la plus grande barque de silence. Non, y aurait même pas besoin de voter : les petites filles seraient toutes gagnantes. Parce que, quand elles ont un papa comme Dutroux – même s’il est un peu moins imaginatif que Dutroux pour passer à la télé –, elles sont toutes pareilles, les petites filles.

L’audimat ? Ça, je sais pas. Est-ce qu’il y aurait des téléspectateurs pour regarder, en suçant leur Magnum dans leur salon, la Star Ac des petites filles rapiécées ? Est-ce que les téléspectateurs aimeraient, sur leur écran du soir, des grands lacs tout vides ?

Est-ce qu’ils zapperaient ma StarAc pour la finale Henin-Clijsters ?

Est-ce que vous m’avez lue jusqu’au bout ?

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