Des mots dans les draps

Daniel Simon,

Il était là comme un con, au fond de son trou, à l’hôpital, probablement, c’était la seule chose dont il était à peu près certain, tous ces bruits étouffés, ça devait être l’hôpital, pas une prison, non, ni sa chambre, ni rien de ce qu’il connaissait, ses cambuses qu’il avait un peu partout, comme ses cabanes quand il était gamin, des refuges où il aimait se cacher, dans les fougères, dans les arbres, dans les genêts, même dans les fondations des maisons en chantier, il en avait fait des forteresses invisibles, où il se planquait et attendait les sauvages qui allaient certainement arriver, qui allaient l’attaquer et contre lesquels il allait devoir se battre, résister, résister aussi longtemps qu’il pourrait, tenir le siège le plus longtemps possible jusqu’à ce que la cavalerie intervienne, sabre au clair, ou alors ce serait Alamo, le dernier rempart, la dernière charge et lui, cloué contre le dernier mur, percé de mille baïonnettes, embroché, anéanti, c’était ça qui l’attendait, cette dernière chasse à courre, alors il s’était préparé des ultimes casemates pour ce jour-là, pour quand ils lanceraient, eux, les chiens de garde, la meute, le dernier assaut et ce serait l’hallali, sans risque.

C’était ça, sa vie, un jeu de cache-cache avec des ennemis qui n’hésiteraient pas à le sacrifier et lui était là, dans tout ce blanc qui sentait bon la lavande, ne sachant plus très bien ce qu’il avait fait, ou pas fait, il ne savait plus rien de ce qu’il ne fallait pas faire, ou faire, alors il était là, au fond du trou, il savait plus grand-chose, pourquoi il était là et pas ailleurs, chez lui, par exemple, pourquoi précisément là, dans cet endroit si blanc, avec du linge partout, oui, il semblait que ce soit du linge, il en reconnaissait l’odeur de lessive, une buanderie, quelque chose comme ça, tout était blanc autour de lui, du blanc si blanc, partout, des draps probablement, des essuies, de la neige ? non ce n’était pas de la neige, des draps, oui, tout ce blanc, c’était des draps, des choses immaculées, des voiles, de la blancheur en couches, quelque chose qui était si propre que plus aucune couleur n’apparaissait ci et là, tout était blanc, immaculé, virginal, champêtre, intégral, apaisant.

Tout était si blanc et dehors, tout, si noir. Les terrils, les visages, les corps, les paysages, le ciel, tout noir. Son cœur, son âme, son désir, tout noir.

Il n’y avait que les enfants, les merveilleux enfants qui étaient sa joie, qui étaient la preuve vivante de la beauté du monde, la légèreté de vivre, le bonheur d’être là, malgré tout ce noir qui s’incrustait partout et que lui ne cessait de voir et de vivre, heureusement toute la couleur du monde était éparpillée dans les enfants et de cette couleur rayonnante, il aimait s’approcher, pour la contempler, d’abord, la respirer presque, la prendre en lui, la dévorer parfois quand le ciel était trop bas, le noir vraiment trop lourd, la terre vraiment trop froide, alors il aimait se répandre dans cette absolue beauté, s’en couvrir de la tête aux pieds, comme pour survivre, résister à la noirceur du monde, à la violence du ciel et de la terre, s’agripper aux vestiges du paradis pour ne pas glisser dans les enfers, à pleines mains, jusqu’aux limites des doigts, des ongles, jusqu’au bord du miracle, s’attacher à cette part de mystère qui survivait encore dans le corps des enfants, jusqu’au cœur du troupeau.

Mais sa tête lui faisait mal maintenant, comme une vrille, une perforation, un enfoncement qui déplaçait toute cette masse au-dessus de ses épaules d’un coin à l’autre, comme une tempête qui ne laisserait aucun nuage flotter dans les hauteurs, la tête vide, c’est ça qu’il était maintenant, une tête vide, un écoulement au centre de lui-même, une évasion qu’il ne connaissait pas, un endroit où il aurait voulu se réfugier tout entier, là, dans cette tête vide et résonante des bruits du sang et de la respiration qui roulaient là-haut, comme dans une cour de récréation après les classes, quand les moineaux piaillent trop fort et que la cloche cogne encore et encore, il avait toute sa vie explosée avec autour de lui des blocs, tout autour des vies qui avaient été comme des ruines et il ne voulait pas de ça, de ce désert il ne voulait pas, il savait que le désastre allait être complet bientôt, que cette misère qui flottait dans les décombres allait bientôt l’atteindre et il lui fallait accomplir de grandes choses avant, de grandes et belles choses mais c’est difficile de belles et grandes choses alors il avait décidé de répondre systématiquement à ce qui lui donnait du plaisir, les belles et grandes choses étaient devenues les choses du plaisir et petit à petit, les choses disparurent et il ne resta que le plaisir et le refus de voir sa vie pantelante au-dessus des gouffres, le refus de vivre là au-dessus où tout avait été détruit, où un peu moins de soleil frappait les visages, où des silences étaient suspendus dans ce qui aurait dû être le brouhaha de la vie, où les fins de semaine étaient plus tristes encore que les lundis, où la solitude tombait, avec la régularité des petites gens, à l’heure des nouvelles télévisées du soir, où les corps alors commençaient à s’énerver et que pointait, enfin, l’heure de la chasse.

Mais les choses du plaisir étaient devenues peu à peu celles de l’argent, de tout cet argent qui faisait courir les chiens et les chiens se faire dévorer par d’autres chiens, ce qu’il pensait des chiens n’avait pas d’importance, il se voyait alors sans importance, sans cette belle vie qu’il s’était connue avant et qu’il n’avait jamais retrouvée, si ce n’est parfois dans l’éclat des enfants, dans la bienfaisance de leur entrain, dans la chaleur de leur amour, dans cette partie de lui qui avait petit à petit disparu en lui et qu’il peinait à retrouver quand il souffrait trop, alors il courait le soir dans la ville, il se postait dans les embrasures de portes, il voyait la tristesse et la peine se concentrer dans les hommes qui passaient en tapotant leur vie du bout des doigts, en pianotant sur le dernier clavier, en tendant l’oreille à cette beauté qui les avait définitivement quittés et il souffrait, il souffrait tellement.

Puis, il décida de ne plus souffrir.

Et tout alla pour le mieux.

Mais le blanc, le noir et les couleurs ne trouvaient plus leur place dans son esprit tout chamboulé par la course des chiens. Il allait et venait dans sa vie comme un courant d’air dans une maison mal isolée. Il ne s’en portait pas plus mal mais peu à peu il se dispersa dans des

courses mal fagotées et le plaisir ne fut plus cette chose qu’il espérait, il disparut dans le mécontentement, la hargne et le dégoût.

Enfin, après les dernières volontés de cette chose qui creusait en lui, il s’abandonna au pire.

Et aujourd’hui, tout ce blanc qui rayonne comme une condamnation autour de lui, la tête se remet en place, les idées se tassent, l’ironie perce, les couleurs sont passées, le noir n’est plus loin, il revient, comme il l’avait toujours craint.

Il ne se sent pas bien, ses membres sont si lourds, tous ces tuyaux en lui, ces aiguilles qui le piquent, sa tête, encore sa tête.

Il se souvient peu à peu de ce qui l’a amené là, le noir et les cris dans la matière du noir, le noir le scie, le garrotte et le blanc immobile tout autour.

Sa tête rejoint sa tête, ses membres son corps et le soir tombe entre les persiennes.

Un infirmier passe.

Il l’appelle.

Des gens apparaissent lentement, des personnes autour de lui, sa gorge lui fait mal, il ne se souvient pas, se souvient de rien, les gens parlent à distance, des mots tombent sur ses mains attachées, des paroles dans les draps, sa tête et sa gorge soudées, des bruits reprennent leur forme d’avant et le procès revient, ce mot, procès qui se répète en chuchotant, demain, c’est le procès chuchotent les gens dans le blanc alentour, demain.

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