Cœur de l’Europe et cœur du monde
c’est à un cœur qu’elle ressemble
même contour même dessin
On vient de loin pour la connaître
des Amériques du Japon
Grand-Place dentelle de pierre
un bel archange la domine
un ange d’or dans le soleil
qui la protège et la défend
là-haut dressé contre le ciel
contre la pluie contre le vent contre le gris
Maison du Roi Maison du Cygne
et du Renard et de la Louve
Phénix de feu toujours vivant toujours vainqueur
Roi d’Espagne Chaloupe d’Or Maison du Paon
Maison du Cornet avec au faîte un navire
galion de l’Espagne ou des Flandres
dont la proue invisible
s’enfonce dans
le bleu pur et le blanc
d’une mer de nuages
Le fantôme de Brel se promène
Boulevard du Jardin Botanique
devant le Collège Saint-Louis
Elle est ancienne elle a mille ans et même plus
Ses vieux pavés luisants de pluie
ont résonné sous les sabots
des cavaliers bourguignons et français
et sous la botte des Teutons
Sur la Grand-Place le duc d’Albe
fit trancher nous dit-on quelques têtes rebelles
Comte d’Egmont comte de Hornes
héros anciens presque oubliés
Bruxelles exil Bruxelles asile
Victor Hugo y habitait sur la Grand-Place
et sa Juliette un peu plus loin
Galeries Saint-Hubert
Verlaine fou d’amour et d’alcool et de froid
plus seul avec son prince au regard clair
aux yeux trop bleus aux mots de feu aux mains d’enfant
que seul avec sa peur et sa colère
Amant fragile et malheureux désespéré
qui pleure son délire et son ivresse et son désir
Poète adolescent poète halluciné
visionnaire rimeur
ange noir et cruel
au rire blanc au rire fou
beau magicien triste enchanteur
Sur ses cheveux la pluie
scintille en gouttes d’or
cependant que ses pas décroissent dans la nuit
Devant l’Hôtel de Ville un coup de feu qui claque
Du sang coule sur le pavé de la Grand-Place
le sang de Rimbaud la douleur la folie
cri rouge du silence
qui se déchire en deux
hurlement dans la brume
qui meurt et qui se tait
Baudelaire s’enfonce dans l’absence
rongé d’absinthe et de démence
opium pourrissement déchéance
délire noir monstres qui hurlent dans le soir
hideuses formes dans l’ombre des rues
comme des loups-garous des bêtes fauves
visions d’enfer visions de mort fleurs de ténèbres
Mais la ville pourtant peut être belle
claire et légère
dans la lumière
de l’été du printemps de l’hiver
qui se reflète sur le verre
des grands buildings
sur l’arrondi des neuf globes de l’Atomium
Le canal brille sous la pluie
et les néons rougeoient
dans les brouillards du soir
Dans les vitrines près des gares
des femmes blondes
des femmes noires
attendent le passant Leur bouche est rouge
leurs yeux sont vides sous les cils trop longs
La mort se cache entre leurs cuisses de velours
Elle est ainsi triste et joyeuse
au cœur du monde et du malheur
belle et obscure et monstrueuse
avec ses poubelles sur les trottoirs
détritus éventrés éventés
clochards nouveaux zonards perdus
SDF jeunes et vieux qui se cachent
dans les métros et dans les gares
Elle s’étale et se répand
vieille putain aux chairs livides
Elle s’achète elle se vend
Elle se donne et se reprend
Femme avilie amollie enlaidie
Sexe béant sexe cloaque
puanteur de marécage putride
Elle se vautre dans la fange
Elle roule dans le ruisseau
Femme salie aux larges flancs
au ventre sec au sexe mort
aux seins flétris aux seins taris
Cela fait mille ans qu’elle renaît qu’elle tue
et qu’elle sent et qu’elle pue
Cela fait mille ans que j’y vis
que j’y survis toujours plus seule
toujours plus triste et plus perdue
que j’y marche le long de l’eau
près du canal qui m’attire et m’appelle
mille ans que je cherche un ami
un frère une bête un amour
pour m’empêcher de me noyer
et de tomber comme une pierre
et de sombrer dans les eaux noires
les eaux du vide et de l’absence