Premiers symptômes

Luc Dellisse,

Une semaine après mon retour d’Egypte, ma mère me dit d’un ton fâché: « C’était bien la peine de passer tous ces concours d’État, si difficiles, et d’être classé sixième sur trois cent quarante-cinq, si c’est pour jeter ta lettre de nomination. » 

Elle avait des raisons d’être fâchée, ma mère. Après une fugue de huit mois je n’étais réapparu dans la maison familiale que parce que j’avais besoin d’une boîte aux lettres et d’une salle de bains. J’avais trié avec beaucoup de négligence le courrier accumulé.  Mais elle avait trop bon coeur pour bouder longtemps. Une demi-heure plus tard, pendant que j’achevais de me sécher les cheveux, elle m’apportait, recollée avec le vieil adhésif poisseux produit par l’usine Smeet frères à Sint-Pieters-Leeuw, la lettre qui m’annonçait que j’étais nommé à titre provisoire au ministère des Affaires sociales, avec le grade de sous-chef de bureau.

La « maison Belgique » s’ouvrait à moi par une porte dérobée. On appelait ainsi à l’époque (il me semble que le terme s’est perdu) les forteresses de l’État central: services du Premier ministre, Affaires Étrangères, Justice, Intérieur, Défense, Finances et Affaires sociales. Ce dernier ministère faisait évidemment figure de parent pauvre, et on s’attendait à ce que ses compétences, tôt ou tard, soient communautarisées. En attendant, il continuait à jouer dans la cour des grands.

Ainsi, en ce début d’automne, mal protégé de l’incessante averse par un parapluie de rencontre dont la moitié des baleines étaient faussées, je gravissais les marches en béton gris qui mènent aux arcades du Temple.

Le directeur d’administration qui me reçut jeta sur les copies que je lui tendais un regard perplexe. Titulaire d’un diplôme dénué de toute utilité directe je n’avais pas l’ombre d’une compétence pratique sur le terrain des affaires sociales. La fonction publique, par manque de critère, traite tous les titres universitaires, qu’ils soient de lettres, de droit ou de sciences, sur le même pied. Après cela on vous parachute au gré des places vacantes. Avec parfois un certain bonheur. Un juriste aux armées, un théologien aux finances, pourquoi pas? Il n’empêche qu’à la façon dont mon interlocuteur répétait « archéologie… archéologie médiévale… » je voyais bien qu’il était désespéré.

A 27 ans comme aujourd’hui j’étais péremptoire, rapide, désinvolte, distrait. Mais là, face au maître provisoire de mon destin, je me faisais autant que possible attentif et modeste. Jean Bonnier, directeur-général adjoint, avait le costume cintré, la voix plaintive et l’esprit méfiant d’un gérant de banque qui cherche à jauger un client intempestif tout en rapprochant son pied de la sonnette d’alarme. Malgré son nom français, c’était un flamand de la plus belle eau. Il se présentait d’ailleurs comme étant Chjian Bonnire.

– Évidemment nous ne pourrons pas vous mettre à la gestion des dossiers tant que vous n’aurez pas suivi des cours de législation du travail. En attendant j’ai peut-être une opportunité. Mais il faut d’abord que je vous interroge sur le racisme. Êtes-vous raciste, monsieur Dellisse?

Je ne sais pas pourquoi, parce qu’à distance la question de Bonnier me paraît fort claire; mais sur le vif je crus qu’il voulait savoir si je n’étais pas un acharné anti-flamand. Il est vrai que les fonctionnaires de la maison Belgique sont en grande majorité néerlandophones, et qu’on a intérêt pour survivre dans cette jungle à parler la langue et d’apprécier les moeurs de la Flandre. Je me fis un devoir de lui dire que toute mon éducation religieuse avait eu lieu en flamand, ce qui était la seule chose positive que je pouvais évoquer sans mensonge.

Il me regarda d’un oeil d’aigle repu qui a du mal à digérer le foie de Prométhée:

– Je ne vois pas le rapport. Vos compétences linguistiques seront examinées par un jury. Je vous parle de l’immigration. Vous n’avez rien contre les Arabes et les Portugais?

– Bien sûr que non.

– Le secrétaire du conseil consultatif des immigrés de Bruxelles vient d’être renversé par une voiture. Vous pourriez le remplacer provisoirement. Je ne crois pas qu’il guérira de ses blessures mais pour l’instant, ne soyons pas plus royalistes que les médecins et disons: provisoirement.

J’avais entendu parler du conseil consultatif des immigrés. C’était une très belle réussite démocratique, et le signe qu’il y a vingt ans, la Belgique aurait pu encore opter pour autre chose que le désastre. Un certain nombre de grandes villes avaient instauré des élections spécifiques, destinées à la population étrangère. Les élus participaient à la vie municipale, émettaient avis et recommandations touchant à la population immigrée. S’ils n’avaient pas voix délibérative, ils pouvaient peser, par leur présence et par leur connaissance du terrain, sur les décisions du conseil communal. Du reste ces élus disposaient de locaux, d’un budget et d’un secrétariat.

Malheureusement, cette initiative imaginée par un obscur attaché de cabinet du ministre des affaires sociales, et d’abord accueillie avec faveur par les bourgmestres des villes-poudrières, s’était trouvée contrariée sur le terrain par le manque d’enthousiasme du personnel municipal. Très peu acceptaient d’être détachés de leur poste pour assurer une aussi déshonorante fonction: tenir procès-verbal de tous les propos émis par des élus immigrés au cours de leurs réunions bihebdomadaires. Le plus simple aurait été d’engager pour assurer ce secrétariat un nouvel agent, jeune et sans préjugés. Mais c’était l’époque où suite au déficit croissant des municipalités, l’État central interdisait absolument toute nouvelle nomination, imposant au contraire de ne pas remplacer les départs en retraite. Les immigrés eux-mêmes auraient bien assuré ce secrétariat, malheureusement, le Décret stipulait qu’il était réservé à un agent assermenté.

Certains bourgmestres, pour faire face à la fronde d’une partie de leur personnel, avaient eu l’idée de recourir à des agents de police, sur lesquels ils ont toute autorité. Mais outre qu’un agent de police n’a pas toujours le talent suffisant pour transcrire au vol des palabres déchaînés entre orateurs marocains, espagnols, hollandais et turcs, maint conseil consultatif considérait comme une insulte de devoir découvrir ses stratégies devant un flic en uniforme. On peut difficilement leur donner tort. Les élus immigrés de Bruxelles, entre autres, crièrent à l’espionnage policier et firent remonter leur pétition jusqu’au ministre, lequel n’était plus celui qui avait signé le Décret. Il décida qu’un fonctionnaire des Affaires sociales serait détaché auprès de tous les conseils consultatifs qui en feraient la demande, et c’est ici que j’entre en scène.

Je me revois dans mon costume en velours côtelé, avec ma cravate en tricot et mon air louche, lors de mon premier secrétariat. La réunion avait lieu dans une vieille maison de maître donnant sur la petite place circulaire où il y a 125 ans, Rimbaud fit arrêter Verlaine, après avoir essuyé ses reproches et ses coups de feu. J’étais prêt à faire partager mon enthousiasme aux membres du conseil consultatif, mais ils semblaient s’intéresser beaucoup plus à mon encombrante personne.

Ils étaient huit qui m’attendaient: un Marocain, deux Turcs, un Espagnol, un Philippin, un Brésilien, un Roumain. Ni femme, ni Noir. Un mélange très moyennement représentatif de la population étrangère de Bruxelles: Arabes et Turcs, majoritaires dans la vie réelle, étaient ici noyés dans la masse de nationalités presque improbables. La huitième personne à me fixer lors de mon entrée dans la salle était le président, corpulent et vissé dans un fauteuil Louis XV. Lui non plus n’était pas très représentatif.

Darg Buloz était suédois, il avait une barbe fleuve, les épaules et le front d’un viking idéal. Quand il recula sa chaise pour m’accueillir, je me préparai mentalement au choc de sa haute taille déployée. Mais debout il se révéla d’un format des plus moyens, et je me sentis gêné par cette espèce de gigantisme avorté, qui incitait, je m’en rendis compte très vite, la plupart des gens qui l’approchaient à le traiter comme un homme qui ne tenait pas ses promesses.

Je me fis vite à l’esprit de ces débats. Je n’avais pas trop de mal à en suivre les méandres. Je me tenais au courant; Mon petit bureau de la rue de Louvain sombrait peu à peu sous le poids de ma documentation. J’ai toujours été studieux et frivole (un fichu mélange).

Darg appréciait mes efforts pour me mettre au fait de la réalité tragique de l’immigration musulmane. II était persuadé qu’il suffisait de connaître les pièces du dossier, même issues de plumes malveillantes, pour prendre conscience que la démocratie belge est une injustice programmée. Son raisonnement se tenait. Mais l’injustice, on s’en rendait vite compte, était partout: y compris à la Grande mosquée, y compris dans le coeur de la plupart des immigrés.

Ce malaise que j’éprouvais en découvrant qu’il n’y pas beaucoup d’innocents dans le monde moderne, Buloz l’éprouvait aussi. Un jour qu’il me reprochait mes professions d’athéisme, malvenues lors d’une réunion sur la nécessité de multiplier les mosquées à Bruxelles, j’explosai. Je lui dis que toutes les motions relatives aux ressortissants marocains que le CCI avait pu prendre depuis six mois que j’étais leur secrétaire, toutes visaient à favoriser la soumission des laïques aux religieux, des femmes aux hommes, de la liberté à la loi du silence. Il ôta ses fines lunettes et débarrassé de cet accessoire inutile, me regarda pour la première fois. C’est vrai, finit-il par déclarer.

Je vis qu’il allait me faire un cours et je me calai dans la chaise-fauteuil de mon bureau pour l’écouter. Mais ce ne fut pas vraiment un cours. Il me dit, la voix étranglée par l’importance de ses propos, que le conseil consultatif des immigrés n’était qu’une façade, un cheval de Troie. Le vrai enjeu, c’était la prise en main de l’ensemble de l’immigration par Moscou.

En l’entendant me dire cela avec son sourire un peu jésuite, je sentis mes cheveux se dresser sur la tête, et j’eus peur.

Oh, pas peur de lui, pas peur pour ma personne. Je connais la sombre beauté du mal. Les grands carnassiers qui mettent leur gloire dans le crime. Nous en étions loin. Buloz était un petit professeur, un petit fonctionnaire, un petit officier – suractivé par l’alcool du communisme. Il n’aimait pas le crime. Il n’aimait pas le contraire non plus, il s’en fichait. Seul comptait le but improbable que quelqu’un, dans une petite datcha à trois mille kilomètres de là, avait imaginé pour meubler le ciel vide. Des crimes, Buloz aurait pu en commettre s’il avait fallu. Mais ce n’était pas nécessaire. La vie est beaucoup plus organisée que cela. Il n’obéissait qu’à des ordres simples et brutaux, sur les rails d’une lenteur idéale. Moscou était pour lui le ciel.

De ce jour-là, je cessai d’avoir avec Buloz d’autres contacts qu’officiels. Il ne m’en voulut pas. Il n’essaya pas de me menacer si je manquais à la discrétion. Il avait essayé une clé dans une serrure et elle n’avait pas tourné. Il en essayerait d’autres. A neuf ans de la chute de l’Union soviétique, il croyait encore que le temps travaillait pour lui.

Mes fonctions au ministère des Affaires sociales ne se limitaient pas à la consultation des immigrés. Entre les coups, je traitais de dossiers autrement douloureux: ceux afférents au suicide des personnes du troisième âge. C’est un des domaines les plus sinistres et les plus méconnus de la vie moderne: les vieux sans ressources et sans famille qui mettent fin à leurs jours pour échapper à la misère.

En cette matière je ne dépendais pas de Chjian Bonnire, mais d’un autre directeur, adjoint-faisant-fonction, un grand maigre chauve et funèbre nommé Vandenpeeledonk. Paradoxe de la vie linguistique belge, malgré son nom, c’était, à l’inverse de Bonnier, un pur francophone. Parce qu’il parlait une langue clapotante et chicanière, on le disait raffiné, et même vieille France. Je compris dès notre rencontre que sur le fond des problèmes, il faisait confiance à ses subordonnés, et qu’il réservait toute son autorité et son sens critique aux questions de forme.

Chaque fois qu’une question de service nous mettait en présence, ce qui se soldait par une note de synthèse de ma part, il me la rendait hachurée de rouge, mais bien moins que celle des autres sous-chefs. Il venait en personne la déposer sur mon sous-main, et déclarait avec une complicité gourmande: « C’est très bien! Très bien! On voit que vous êtes passé par les mains de Charles Godart. »

A la longue, j’aurais fini par prendre en grippe ce Charles Godart, si j’avais eu la moindre idée d’à quoi il ressemblait. C’était un grammairien célèbre, dont l’enseignement faisait la gloire de toutes les facultés de Sciences Humaines. Il sévissait même dans les programmes d’archéologie. Mais à dire le vrai je n’avais jamais mis les pieds dans sa classe, ayant réussi à troquer ce cours de « rédaction universitaire et administrative » contre un séminaire de statistiques.

Charles Godart n’était donc pour moi que le nom de code des compliments que m’adressait régulièrement Vandenpeeledonk. Ils me valaient, ces compliments, l’envie de mes collègues, quand je leur montrais d’un air chagrin les trente ou quarante zébrures rouges qui meurtrissaient mes quelques pages. Leurs notes, me disaient-ils, leur revenaient parfois entièrement biffées par une croix de Saint-André, assortie du tampon personnel de Vandenpeeledonk: A refaire. 

 

Ce qui m’embêtait le plus dans ces questions formelles c’est que pour réduire le nombre des corrections, il aurait fallu adopter les solécismes homologués de Charles Godart. J’y avais un mal extrême. Des formules comme « il s’avère faux hic et nunc », ou  » la lettre vous adressée », ou  » endéans les délais fixés » ou « les effets conséquents » (pour: qui résultent de) me semblaient les symptomes d’une grave maladie mentale.

Mais une mauvaise honte m’empêchait de faire un éclat pour de simples questions de forme, quand l’objet même du travail était si dramatique: chaque année des centaines de vieillards se suicidaient dans notre pays, soit par décision brutale, soit en se laissant mourir de faim. Et la cause de ces morts n’était pas la folie ou la sénilité: c’était l’extrême pauvreté. En 1982 il n’était pas rare de rencontrer des gens qui avaient pour seules ressources une allocation mensuelle de 3000 frs belges. Pour ceux qui ont du mal à compter en francs belges, cela fait 80 dollars. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un cadeau de l’assistance publique, mais du montant légal de leur retraite, s’ils n’avaient travaillé qu’irrégulièrement comme ouvriers.

Il était possible en cherchant bien de trouver des galetas sans chauffage pour 2000 francs. Le surcroît leur permettait de s’offrir le strict minimum de calories pour ne pas tomber. Le simple fait de se rendre à pied jusqu’à la grande surface la plus proche était pour eux un sérieux problème d’énergie. L’essentiel de leurs facultés intellectuelles consistait à comparer entre elles les boîtes de nourriture pour chien. Une hausse de 10% sur le Canigou pouvait entraîner leur mort. Quand Nestlé ou Royal Canin décidaient d’augmenter d’un cinquième de franc suisse ou d’un sixième de dollar leurs tambouilles à base d’abats stérilisés, en Belgique, des gens mouraient. C’est cela qui rend humble, même par rapport à cet absolu qu’est pour moi la langue. Que si ma vie en dépendait, jamais je ne dirais endéans ou vous adressée. Mais pour faire avancer certains dossiers brûlants, j’écrivais et signais de mon nom ces merdes langagières, sans aucun état d’âme. Il m’est arrivé, rue Blaes ou rue d’Aerschot, de monter à un sixième étage, et de frapper à la porte. Au bout d’un temps infini, la porte s’ouvrait. Et dire que je passe pour esprit facétieux.

Rue Haute, j’avais en charge un cas particulièrement désespérant. Stanislas Doglami, un rescapé d’un camp allemand près d’Anvers, et sa femme, qui figure au titre de Miss Bruxelles sur la photo où elle offre un bouquet de fleurs à la reine Astrid, mouraient de froid et presque de faim dans leur studio au-dessus d’une boucherie désaffectée. Leur demande de secours, rédigée de leur propre main car ils étaient instruits, s’accompagnait en annexe d’une attestation de civisme signée par le roi des Belges en personne. Mais il est notoire que faute d’une caisse de secours, le Palais signe beaucoup. Ses attestions sont un peu démonétisées. Une aide financière urgente était pourtant la seule solution.

S’il avait existé dans le royaume une volonté même diffuse de « solutionner  » le problème (une des formules préconisées par Charles Godart comme plus fonctionnelle que résoudre), on aurait pu penser que la moins mauvaise des solutions était d’imposer un plancher des retraites à 10.000 francs, par exemple, somme dérisoire mais permettant de s’offrir de temps à autre des légumes, une carte de tram ou un journal. Mais en 1982, il n’existait pas le moindre projet dans ce sens. Aussi le travail du service de Vandenpeeledonk était-il empirique par essence. Chaque fois qu’un dossier avait abouti (c’est-à-dire qu’il était enfin établi, au terme d’une longue procédure, qu’un individu donné avait du mal à s’en sortir avec trois mille francs), il pouvait bénéficier d’une aide spéciale. Le fait que sans aucune enquête préalable, il était sûr et certain que personne ne pouvait s’en sortir avec trois mille francs, n’entrait pas en ligne de compte. Ni le fait que chacune de ces enquêtes inutiles coûtait beaucoup plus de trois mille francs.

Lorsqu’un de ces vieillards désespérés décidait de mourir, le plus facile pour lui était de ne plus descendre ses six étages, à la recherche d’une promotion sur le Kittékat. Il se recouchait un soir et ne se relevait plus. Mais pour certains à qui une longue vie sans douceur avait appris que la bête veut vivre, et qu’on finit toujours par céder à la tentation d’une croûte de pain, le suicide direct était le seul vrai recours.

Bien entendu ils n’avaient pas le gaz. Bien entendu ils ne possédaient pas d’armes. Alors ils se pendaient au lampadaire, après avoir coupé l’électricité, par peur des courts-circuits, terreur de leurs vieux jours.

Un jour j’étais dans le bureau de Vandenpeeledonk, à qui je reprochais ses perpétuelles ratures sur un rapport urgent, qui avaient empêché de prendre en charge les frais d’hospitalisation de madame Doglami. Résultat, elle était morte d’une broncho-pneumonie et son mari avait sauté par la fenêtre. Mon directeur-général-adjoint-faisant-fonction me sourit soudain, sans aucun esprit d’à-propos.

– Je siège demain à la commission du contrôle des titres dans le Journal Officiel, avec, devinez qui?

– Charles Godart, soupirai-je.

– Quoi, Charles Godart? Qu’est-ce que vous racontez? Il est mort l’année dernière, Charles Godart! Vous ne le saviez pas?

– Ah, non. J’ignorais. Quel drame.

– Drame, drame, n’exagérons quand même pas. Ce n’était pas la seule sommité grammaticale. On peut même dire (entre nous, hein) qu’il était un peu rétrograde. Des résultats conséquents. Vous trouvez ça correct?

– Oh, moi, fis-je prudemment.

– Quoiqu’il en soit, on m’a demandé de choisir un fonctionnaire spécialisé en rédaction administrative. J’ai pensé à vous.

– Demain? Vous avez dit demain? C’est l’enterrement des Doglami. Il me semble que le service doit être représenté.

– Eh bien, on va trouver quelqu’un d’autre. Tenez, je me demande si Jean Bonnier ne serait pas heureux de s’y rendre à votre place. Il n’a pas si souvent l’occasion de porter son Ordre du Saint-Sang. Et puis il se présente aux prochaines élections dans le quartier de la rue Haute. Ce sera bon pour son image auprès des électeurs.

Le ton de mépris de Vandenpeeledonk, en prononçant ces derniers mots, était presque une preuve de haute civilisation.

Mais Bonnier, qui était directeur-général-adjoint en titre, et pas simple faisant-fonction, et qui en outre, de par sa langue, avait le soutien actif du cabinet, refusa tout net l’offre généreuse de Vandenpeeledonk. Il n’y avait pas de raison, selon lui, que le responsable des « Problèmes Immigrés » aille représenter les « Troisième âges Minimex » à une cérémonie officielle. Ce serait ouvrir la porte à toutes les gabegies. Le terme gabegie était très répandu dans la « maison Belgique » en 1982. Il avait plusieurs significations, dont aucune n’était celle du dictionnaire. Il voulait dire tour à tour désordre, malentendu ou problème complexe. Même Charles Godart, au Parnasse où il siégeait à présent en compagnie de Maurice Grevisse et Joseph Hanse, devait en éprouver quelque surprise mortelle.

Devant le refus de Bonnier, je pris sur moi de désobéir. Tandis que Vandenpeeledonk m’attendait à la commission de terminologie du Parlement, je descendais du bus 48 à la place du Jeu de balle, et je me rendais, par un lacis de petites rues, aux funérailles des Doglami. Le rendez-vous avait lieu dans l’ancienne boucherie, au rez-de-chaussée de leur immeuble. Elle était transformée en chapelle ardente. En y entrant je crus d’abord être tombé à une mauvaise adresse. Les Doglami ne connaissaient pas grand monde et la pièce était bourrée. De plus, d’après les visages et les vêtements, il était clair que l’assemblée était surtout composée de Maghrébins. Quelques rares vieillards d’apparence bruxelloise y étaient mêlés. Un bourdonnement calme et pieux courait dans l’air. Des cierges brûlaient en grand nombre, et le carrelage blanc de l’ancienne boucherie les multipliait à l’infini. Sur l’autel improvisé, au sommet d’un catafalque, un cadre contenait la photos des époux disparus.

Je compris alors que je ne m’étais pas trompé. Cette foule en costume sombre, en babouches et en voiles, ce mystérieux hommage rendu au nom d’une religion qui lui était étrangère, c’était le voisinage musulman qui venait saluer une dernière fois les époux Doglami. Tout le monde était debout, la plupart des visages tournés vers moi. J’ai avisé une rangée de chaises juste devant le catafalque. J’ai été m’y agenouiller, le visage caché dans les mains. Même si j’étais là en cachette je représentais malgré tout l’administration. Le troisième âge Minimex et les problèmes Immigrés, mystérieusement réconciliés dans cette chapelle ardente, me dictaient la conduite à tenir. Je n’avais pas envie que les gens me voient pleurer comme un imbécile.

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