Eminem, Shakespeare, et alors ?

Bérengère Deprez,

Peut-être que quelque chose nous dérange en Eminem, nous blancs. Cela même qui, dans une Amérique découvrant le rock, dérangeait les contempteurs d’Elvis Presley, surnommé « Elvis the Pelvis » parce qu’il se déhanchait, sur scène, de manière… obscène. « Vraiment que ces sauvages fassent leur musique de sauvages mais que les blancs ne s’en mêlent pas ». Si cela était ce serait pire que du racisme, si c’est possible.

 

Alors l’emploi – très fréquent – du mot niggaz (nègres) chez les rappeurs blacks : autorisé au nom d’une espèce d’autodérision cyranienne (« Je me les sers moi-même avec assez de verve »)  mais censuré si c’est d’un blanc qu’il émane – très rarement, par exemple dans la chanson « Rock City », et d’ailleurs pas en tant qu’insulte. Alors l’homophobie – banale à pleurer – stigmatisée, le sexisme – affligeant comme partout – pas pardonné, comme si on demandait plus à Eminem qu’aux autres rappeurs sous prétexte qu’il est blanc. Avec un paternalisme plus que douteux, on laisserait passer les outrances verbales des noirs au nom d’une espèce de fragilité, d’irresponsabilité, « car ils ne savent ce qu’ils font ». C’est bien ce que je disais : pire que du racisme.

 

Comme ses frères noirs en rap (c’est Dr. Dre, un noir, qui l’a remarqué et produit, et à présent Eminem produit lui-même des rappeurs noirs comme Obie Trice et Fifty Cent), Eminem c’est le comble de la violence verbale, un discours qui baigne dans l’argent, les bagnoles, les armes à feu et le sexe. Mais en même temps, mêlées à ces mots qui cognent, une fragilité étonnante, une autodérision, une amertume qui prennent aux tripes. Il ne suffit pas de s’offusquer, il faut entrer dans le détail du texte. Il ne suffit pas de déclamer To be or not to be (en général ça s’arrête là !), il faut se rendre compte de la violence de Shakespeare.

 

Mais comment, Shakespeare à propos d’Eminem ? Blasphème ! – Justement : qu’est-ce que nous trouvons à Shakespeare (et à Homère) ? Précisément que ça nous prend aux tripes. Pensons aux voyous de Roméo et Juliette, si bien acclimatés, du reste, dans le film de Baz Lurhmann (1996) avec Leonardo di Caprio, où l’on continue à dire « my sword » (mon épée) tout en brandissant un calibre :

 

— Tybalt, you rat-catcher, will you walk?

— What would you have with me ?

— Good king of cats, nothing but one of your nine lives, that I mean to make bold withal, and as you shall use me hereafter, dry-beat the rest of the eight.

 

Vous en voulez d’autres ?

 

Out of my sight ! Thou dost infect my eyes. (Richard III)

Sell your face for five pence and ’tis dear. (King John)

Dull and muddy-mettled rascal. (Hamlet)

What, you poor, base, rascally, cheating, lack-linen mate ! Away, you moldy rogue, away !  (Henry IV)

Sanguine coward, bed-presser, horseback-breaker, huge hill of flesh ! (Henry IV)

Thy bones are marrowless, thy blood is cold. (Macbeth)

Your virginity breeds mites, much like a cheese. (All’s Well That Ends Well)

 

« Sac à vin, œil de chien et cœur de cerf ! », clame de son côté Achille, dans l’Iliade. Comment osons-nous mâcher avec jubilation son chapelet d’insultes à Agamemnon, vibrer de violence avec Roland dans la Chanson :

 

Roland sent qu’on lui prend son épée. Il ouvre les yeux et lui dit un mot : « Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! » Il tient l’olifant, que jamais il ne voulut abandonner, et frappe sur le heaume gemmé d’or : il brise l’acier, la tête et les os. Les deux yeux il les lui a fait jaillir de la tête. Devant ses pieds il l’a abattu, mort. Ensuite, il lui dit : « Culvert de païen, comment as-tu osé porter sur moi la main, soit à droit, soit à tort ? On ne l’entendra pas dire sans te tenir pour fou ».

 

Et tout à coup nous nous dirions : ah mais non, Eminem, ça, c’est trop, ce n’est pas de l’écriture ?

 

Like I’ve already got the beat and all I need is the words

 

Si on lit vraiment – ne parlons pas encore de lire entre les lignes –, comment ne pas reconnaître à Eminem un génie verbal ? Par un nouveau racisme, social cette fois : comment un crétin des banlieues oserait-il fasciner par son verbe ? Car tel est le cas. D’où a-t-il pris ça, par quelle incompréhensible, originelle outrecuidance ose-t-il parler ? C’est ce que les doctes et le peuple se disaient à propos de Jésus débarquant de Nazareth et prenant pour la première fois la parole dans une synagogue. Eminem dérange aussi, et peut-être surtout, parce qu’il y a longtemps qu’on s’est habitué à ce que ses pareils ne prennent pas la parole. Remarquez : ils prennent un bâton, d’habitude, ou alors ils se tiennent à carreau. Eminem, lui, il nous propose, pour rester polie, de lécher le bâton : il parle, il écrit, il scande ses couplets et ça fait plus que des millions d’exemplaires : une sorte de rage, d’urgence poétiques – au sens premier et très fort du terme,  celui de faire – une rage qui passe, qui se transmet. « Le poète a dit la vérité… ».

 

D’ailleurs Eminem n’est pas seul. D’autres blancs se sont emparés du rap, ont compris tout le parti qu’on pouvait tirer d’un débit verbal (flow) qui renonce à la mélodie pour s’articuler, comme une tirade théâtrale, et avec un sens certain de la mise en scène, sur une musique réduite à peu de choses près au rythme. Ils se décrivent eux-mêmes, et décrivent les autres, en des termes forcément moins policés que nos très universitaires sociologues. Shakespearien, toujours, plus encore peut-être, et pas seulement parce qu’il est anglais, Mike Skinner de The Streets, signant le splendide album Original pirate material. Entre toutes, la chanson « Turn the page », qui finit par ces vers :

 

Once more before the law judges over all of us

Cos in this place you’ll see me

Brace yourself, cos this goes deep

I’ll show you the secrets the sky and the birds

Actions speak louder than words

Stand by me my apprentice

Be brave, clench fists

 

Le thème de l’album ? Le même que celui des films de Ken Loach. La misère économique et sociale de la classe moyenne anglaise, ravagée par le thatchérisme, les banlieues décolorées, l’alcoolisme épigénétique, les fins de mois qui commencent le 2 – les bandes qui traînent :

 

Geezers need excitement

If their lives don’t provide them this they incite violence

Common sense simple common sense

 

Revenons à Eminem et à l’importance du texte. Il ne s’agit pas seulement, en effet, d’un beat hypnotique, brutalement simple. Il ne s’agit pas seulement de connotations musicales dramatiques, de sirènes, coups de feu et sanglots soigneusement ménagés, d’accords de synthétiseurs et samplers imités du registre classique (avec une sorte de candeur entre l’allégeance et l’hypocrisie sociale), d’une atmosphère occidentale qui dénote et qui nous acclimate malgré nous dans ce monde musical afro-virtuel. Il y a l’amplitude du verbe, sa profondeur, le sens du message. Mais quel message ?

 

This song is dedicated to all the happy people

All the happy people who have real nice lives

And who have no idea what it’s like to be broke as fuck

 

Comme le discours débondé d’un être humain trop longtemps sous pression, et qui se libère. Une sorte de syndicalisme à-soi-tout-seul, paradoxe, d’émeute pour du pain, tout à coup magnifiée par un son exceptionnel. Mais Eminem n’est pas qu’un rebelle, sa révolte (au sens premier du mot, celui d’un chien frappé qui se retourne pour mordre) a d’autres sources qu’économiques. Je ne nie pas le côté sexuel de cet épanchement (et alors ?), je n’approuve pas l’outrance du discours (ici, ouvertement à sa mère) :

 

You selfish bitch, I hope you fuckin’ burn in hell for this shit

Remember when Ronnie died and you said you wished it was me

Well guess what, I am dead, dead to you as can be

 

Une mère qu’il se réjouit de priver de sa petite-fille :

 

And Hailie’s getting so big now, you should see her, she’s beautiful,

But you’ll never see her, she won’t even be at your funeral

 

Quel atroce malentendu, réel ou fictif, pour en arriver là ? Et que dire de cette chanson (« 97’ Bonnie and Clyde »), véritable clip auditif, qui met en scène un père et une toute petite fille allant ensemble à la mer ? Idyllique (la musique y concourt), sauf qu’entre autres jeux de château de sable ils jettent ensemble le cadavre de la mère depuis la jetée :

 

Da-da made a nice bed for mommy at the bottom of the lake

Here, you wanna help da-da tie a rope around this rock ?  (yeah!)

We’ll tie it to her footsie then we’ll roll her off the dock

 

Et alors ? Il faudrait que ce soit du cinéma, ça passerait mieux ? Si tous les créateurs avaient toujours lavé leur linge sale en famille, nous n’aurions ni Vipère au poing ni… Le nœud de vipères. Non, je n’aime pas le discours d’Eminem à propos des femmes (ni celui de Bazin ni celui de Mauriac !) ; sur le fond, il est, je le répète, tristement banal. Je dis tout simplement que nos jugements littéraires ont deux poids, deux mesures mais que peut-être un jour on accordera à Eminem cette qualité de classique qui, de leur vivant, aurait bien fait rigoler Shakespeare, Cervantès, Verlaine et quelques autres, tant ils étaient alors aux marges de la bonne société littéraire.

 

Tired to be hired an fired the same day

 

« Marre d’être embauché et viré le même jour ». Scandez-le, en anglais bien sûr : de la poésie, je vous dis. Mais pas seulement. Pour sortir cette phrase aussi dense que courte sur fond de chaos à l’américaine, d’apocalypse de l’industrie automobile, le petit gars de Detroit, la ville-atelier-dortoir de cauchemar de la General Motors (rebaptisée Motown !), a dû en baver. Qu’il soit à présent multimillionnaire en dollars et, paraît-il, bienfaiteur public dans sa ville natale n’y change au fond qu’une chose : sa hargne a gagné une audience incalculable et les millions de ses semblables, que personne n’écoute, eux, en sont comme passagèrement vengés. Bien sûr, Michael Moore s’y prend tout autrement (dans Roger and me par exemple) pour nous faire sentir jusqu’à la gêne l’hypocrisie de la société nord-américaine. Et il se fait que si nous n’avons guère inventé les simples et sanglantes empoignades des héros de l’Antiquité, des preux du Moyen Âge et des blousons dorés de la Renaissance, nous leur avons depuis ajouté tous les charmes de la modernité : le chômage chronique, la drogue, l’exclusion sociale, le racisme érigé en enseignement du mépris, la banalisation de la violence envers les femmes, l’environnement dégradé qui finit par dégrader l’humain, la tolérance prônée qui n’est plus dans bien des cas que le masque commode d’une scandaleuse indifférence. Qui plus est, le temps est proche où nous ne pourrons décidément plus nous abriter derrière notre belle spécificité européenne, comme si tout cela ne nous concernait pas, ou seulement dans la mesure où il est de bon ton aux humanistes bon teint de dire que décidément rien d’humain ne doit leur être étranger.

 

Alors violents, sexistes et homophobes, les textes d’Eminem ? Mais certainement. Comme pouvaient être sexistes ceux d’un certain Gainsbourg par exemple, à fond dans la provoc et tant pis s’il y a un peu de fond douteux dans ces pirouettes, n’est-ce pas ? So what ? Ne soyons pas les tartufes du politiquement correct. Jouissons, tout simplement, de cette musique, de cette « chanson à texte », en connaissance de cause, pour ce qu’elle nous apporte, et qui dépasse la provocation de son expression. Que de pro ou d’anti-Eminem – que de pro ou d’anti-qui que ce soit – n’ont même pas lu les paroles ! Entrons dans le texte les yeux aussi grands ouverts que les oreilles, et prêts à prendre une volée de sable et quelques baffes.

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