La traversée de la Manche

Jean Jauniaux,

Extrait des Chroniques de l’Abbaye des Sables à Saint-Idesbald

Daté de l’An de Grâce 1605

Dernier jour de janvier. Grand froid.

J’en suis persuadé : notre vénéré patron Idesbald aurait apprécié au plus haut degré le visiteur que l’Abbaye des Sables a accueilli pendant ces deux derniers mois de l’an de grâce 1604.

Au moment de rédiger cette page de notre humble vie quotidienne, mon regard se distrait du labeur de scribe dont j’ai la responsabilité au sein de notre communauté moniale.

Chaque jour, il me revient de narrer les événements survenus la veille. Mais ce matin, je ne parviens pas à concentrer mon attention sur le livre de nos chroniques.

À travers la fenêtre de la bibliothèque, j’observe notre visiteur s’éloigner dans les dunes, juché sur une mule qui, à soulever trop haut sa maigre silhouette, accentue la rondeur replète de Frère Gontran, ballotté sur la croupe du baudet qui trottine à ses côtés.

Frère Gontran a insisté pour escorter Miguel de Cervantès Saavédra. Car c’est bien de lui qu’il s’agit. Le Manchot de Lépante s’en retourne aujourd’hui vers Bruges. Là, au Prieuré, l’attendent un attelage et une escorte qui le mèneront en Espagne, dans sa bonne ville d’Alcala de Hénarès.

Il faudra bien la majesté des vols de cigognes dans l’azur du ciel de Castille pour qu’il se console de n’avoir pu mener à bien le projet qui l’avait guidé jusqu’à nos horizons de brumes et de grisaille.

Il avait eu le temps de me raconter ce qui l’avait mené jusqu’aux septentrionaux confins et le projet qu’il souhaitait réaliser. Les rigueurs de l’hiver l’ont empêché de mener à bien son voyage. Peut-être l’envahissement de ces souvenirs mérite-t-il de figurer dans les chroniques ?

Cervantès avait tracé sur une carte assez approximative, une ligne droite qui reliait Alcala aux rivages londoniens de la Tamise. Il observa ainsi que sa trajectoire s’interrompait, au bord de la Manche, à l’exact emplacement de l’Abbaye des Sables. Il décida de faire halte parmi nous. Il avait besoin de quelque repos avant la dernière étape d’un voyage fatigant pour un homme de son âge, même si la robustesse de sa constitution avait été démontrée en maintes occasions, dont la plus éprouvante fut cette bataille de Lépante qui lui avait valu l’amputation d’un bras et le surnom de manchot.

Les souffrances endurées lors d’un des plus glorieux combats de la Chrétienté ne relativisèrent pas les multiples avanies qui affligèrent l’Hidalgo et qu’il me raconta avec une rage mal contenue : les prisons d’Alger et de Séville, les dettes à n’en plus voir la fin, et puis, et surtout, son insuccès dans la faveur du public et sur les scènes de théâtre à supplanter la prodigieuse logorrhée théâtrale de son concurrent de toujours Lope de Vega !

Cervantès avait toujours rêvé de la gloire qu’aurait pu lui procurer le théâtre. Il dissimulait difficilement la déception qui le gagnait lorsqu’il évoquait son contemporain, même ici, dans la paix du cloître où nous nous promenions, lui et moi, en bavardant des choses de ce monde. D’ailleurs, n’était-ce pas cet échec qui l’avait poussé à effectuer le voyage qui me valut de le rencontrer et, je le confesse, de me faire apprécier de lui ?

L’homme de lettres avait fait halte à Bruges, puis, à bord d’une barge, avait parcouru l’Yser, rejoint Nieuport et enfin Coxyde où il avait sollicité de la bonté de notre confrérie le gîte, le couvert et « de quoi écrire…».

J’étais le seul frère à parler espagnol. De surcroît, j’étais responsable des écritures : je ne tardai pas à devenir le confident privilégié de Don Miguel.

Dans la bibliothèque, je lui avais installé, non loin de mon écritoire, une table assez grande pour qu’il puisse y ouvrir et lire à sa guise les vastes volumes de romans de chevalerie. Il les avait emportés dans son bagage : de tels ouvrages ne figurent pas dans nos pieuses collections. Il avait également éparpillé autour de sa table de travail les centaines de feuillets du manuscrit auquel il travaillait alors.

Nous nous retrouvâmes chaque matin , à quelques mètres l’un de l’autre, penchés sur les barbelés d’encre noire que nous déposions sur nos livres respectifs. Lorsque le dos, le bras ou l’esprit exigeaient une récréation (bien méritée), nous allions dans le cloître déambuler en devisant.

Il me confia le motif de son voyage : traverser la Manche, saluer à Southwarks, en son théâtre du Globe, le grand Shakespeare et lui soumettre quelques projets de théâtre qu’il avait emportés à son intention.

Je lui dévoilai que je parlais aussi bien l’anglais que l’espagnol.

Il m’en félicita, tout comme il l’avait fait déjà pour la maîtrise parfaite que j’avais du castillan. J’avais appris ces langues, ainsi que le slave, dans la bonne cité de Saint-Georges en Hainaut, dans un monastère placé sous la protection de sainte Waudru.

L’hiver s’éternisait.

Un jour, Cervantès me demanda si j’aurais l’extrême obligeance de traduire en anglais l’une de ses pièces.

« Ainsi, Sir William pourra apprécier la qualité et la beauté du travail et, peut-être même, envisager de le mettre en scène. »

Le manuscrit s’intitulait : « El Rey viejo », le Vieux Roi. Le personnage central s’appelait Lear.

*

Jacobs, le frère bibliothécaire rappelait souvent aux novices parfois dissipés que nous étions, l’impérieuse nécessité de notre tâche dont l’ingratitude nous décourageait parfois.

Être scribe consiste à écrire au jour le jour la chronique des événements, souvent d’apparence insignifiante, qui font la vie quotidienne de la communauté : le visiteur inattendu, les pluies soudaines, les récoltes miraculeuses ou, à l’inverse, catastrophiques, le temps qu’il fait, comme en cet hiver 1604 où le gel intense a immobilisé l’écume des vagues et déposé une banquise sur la plage depuis Dunkerque jusqu’à Ostende.

Une carapace de glace épaisse de près d’un mètre a figé l’estuaire de Nieuport. La surface lisse et glacée est depuis plusieurs jours livrée à la joie des patineurs qui la parcourent à grande vitesse entre les coques des bateaux prisonniers. Des enfants, parmi les plus ingénieux, essaient des engins glissants qu’ils inventent à partir de planches, de cordages et de voiles qu’ils lancent dans le ciel comme des cerfs-volants et qui les emportent, dans les cris et les rires qu’engendrent le grandes frayeurs, vers l’horizon immobilisé des glaces. Je fis remarquer à Frère Jacob que ceux-là qui inventèrent de tels engins, en trouvèrent les plans dans notre chère bibliothèque où ils se gavèrent des schémas que le grand Leonardo da Vinci avait laissés à son ami, cher entre tous, le bon Idesbald.

« Chacune de ces chroniques, insistait Frère Jacob, jalonnera le chemin qu’en sens inverse parcourront les historiens de demain… »

Certains frères parmi les plus cyniques, comme Frère Ambroise, marmonnaient dans les replis de leur capuchon l’inutilité du labeur de scribe.

Ambroise a la charge de sommelier. Avant les premières « gouttailles » (il appelle aussi « matinailles » ce rituel de déguster, dès après mâtines, un cruchon du vin blanc qu’il servira au réfectoire ), des crises de goutte lui infligent le plus terrible des martyres. Accablé de l’humeur morose qu’en gendre sa souffrance, il n’a de consolation que dans l’ivresse dont son sang doit être irrigué.

Selon cet esprit chagrin, l’historien annoncé se contentera d’arpenter en vain le sable blond qui aura recouvert l’Abbaye.

Il n’en restera peut-être dans la physionomie du paysage qu’une dune plus haute que les autres. Au sommet de celle-ci, l’hypothétique historien ira s’asseoir, contempler le spectacle de la mer et s’interroger sur l’existence improbable des vestiges de cette abbaye. Il en aura peut-être trouvé mention au Prieuré de Bruges, pour autant que la progression inexorable des dunes ne l’ait pas recouvert.

Les craintes d’Ambroise ont eu pour effet de modifier considérablement l’architecture souterraine de l’abbaye. Il fut décidé de creuser une vaste bibliothèque en sous-sol. Des fondations en moellons de pierre bleue (le « petit granit »

venu d’Écaussinnes dont on fait usage pour jeter à la mer les brise-lames) résisteront à la pression des sables et protégeront les chroniques qui y seront entreposées avec ordre et soin.

Celle que j’écris ira rejoindre les volumes qui occupent déjà plusieurs rayonnages. Le premier d’entre eux a été écrit par Idesbald en personne. Il contient, sous les dorures et les cuirs de sa reliure, rédigée dans le style inimitable du père fondateur de notre abbaye, le récit de chacune des mille journées qui ont été nécessaires à l’érection du saint lieu. Les feuillets que je recouvre de ces minces filets d’encre, quatre siècles après, seront à leur tour reliés, assemblés et disposés sur le rayonnage consacré à cette année 1604.

Mais je m’aperçois que j’ai trop abondamment écrit sur la charge de chroniqueur. Que le lecteur me pardonne, même dans quelques siècles, d’avoir ainsi interrompu la narration de la visite de Miguel de Cervantès Saavédra.

Bientôt je ne le verrai plus. Il s’enfonce en compagnie du frère Gontran dans le moutonnement blond des dunes.

*

Sur ma table d’écriture, repose le texte de la pièce dont j’ai enfin achevé la traduction. Sur la première feuille, en belles lettres d’or, étincelle le titre : « Old King ».

En prenant congé, Don Miguel m’a prié de porter la pièce à Londres dès que la clémence revenue du printemps permettra la traversée de la Manche. Il me remercia de la confier à ce monsieur Shakespeare dont il faisait tant de cas et disait tant d’éloges.

L’épidémie de peste n’en finissait pas. Elle avait même empêché Jacques Ier de monter sur le trône dès après le décès de la grande Elizabeth. Elle retint Don Miguel de ce côté-ci de la mer. Mais les glaces de ce terrible hiver nous épargnèrent du fléau qui accomplissait à Londres ses mortelles afflictions.

« À toute chose, malheur est bon », aurait pontifié Frère Ambroise. Cet homme rond comme les barriques dont il avait la charge aimait à user de la sagesse des proverbes pour compenser les excès auxquels il s’abandonnait lors des gouttailles.

Il devait en abreuver à présent Don Miguel sur le chemin de Bruges.

Cervantès quitta notre Abbaye sans pouvoir se rendre à Londres. Il devait regagner l’Espagne et y achever cet autre chantier littéraire auquel je l’avais vu consacrer tant d’heures et que lui réclamait son éditeur à Madrid.

« Après tout, peut-être ne suis-je pas fait pour le théâtre. Le public n’aime que la profusion d’oeuvres faciles de Lope de Vega.

Il en a acquis le monopole de la production…»

Il se consolait en se livrant corps et âme au manuscrit de son roman. Je le vois encore, malgré la faible lueur de la bougie, penché sur le récit déjà volumineux, écrivant dans la fièvre les hallucinations d’un plaisant personnage – « On ne sait pas très bien si son nom était Quichada ou Quesada » – dont l’idée lui était venue en marchant le long de la grève gelée de la mer du Nord, si propice à libérer l’imaginaire.

En regardant la longue silhouette de Cervantès juchée sur une mule trop basse à côté de Frère Ambroise, que le vent léger, en gonflant sa bure, fait ressembler davantage encore à un fût qu’à un austère serviteur de Notre Seigneur, j’ai la vision fugace de ces personnages dont notre hôte me narrait les péripéties.

« Ce livre est une farce » souriait-il en tapotant les feuillets empilés.

« Au contraire de ceci que je vous confie pour William Shakespeare et que je vous remercie encore d’avoir si bien traduit en sa langue. Je doute qu’il soit familier du castillan et qu’il ait pu la déchiffrer sans votre traduction… même si l’action de ma pièce se situe en Angleterre. »

L’homme a disparu à présent, avalé par la grande Dune.

Il ne me reste de sa visite que ce manuscrit de la traduction d’une tragédie que j’irai porter au théâtre du Globe quand la glace aura libéré la mer.

De son côté, Cervantès m’a promis de m’envoyer ce livre auquel il travailla ici dans l’hiver de l’Abbaye.

Je laisse mon esprit rêver tandis que je plonge la plume dans l’embouchure de l’encrier de porcelaine, et que je calligraphie sur la page de garde le titre « El Rey Leares » et le nom de son auteur Miguel de Cervantès Saavédra.

Ce n’est pas sans céder au péché d’orgueil que j’ajoute, en rougissant, mon propre nom et ma qualité de traducteur au bas de la page.

Frère Jean François.

*

Le conservateur de l’Abbaye des sables a collé quatre post-it sur les feuillets dont il achève la lecture.

Post it 1

Contemporain de Cervantès, Lope de Vega produisit plus de deux mille (!!!) pièces de théâtre qui connurent toutes un très grand retentissement auprès du public.

Post it 2

Dans les premiers mois de 1605, Francisco de Robles publia à Madrid la première partie du livre intitulé « El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha ».

Post it 3

L’Espagne et l’Angleterre signèrent un traité de paix en 1604.

 Post it 4

Cervantès et Shakespeare ne se sont jamais rencontrés. La mort les a emportés le même jour. Le 23 avril 1616, soit onze ans jour pour jour après le départ de Cervantès de l’Abbaye des Sables où il séjourna.

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