En feuilletant Hugo de-ci de-là

Alain Bosquet de Thoran,

Je reçois comme vous, chers confrères et consœurs, le courrier de Marginales, vers le 20 janvier, le millénaire ayant juste un peu plus que deux ans, annonçant le présent numéro : Victor Hugo, c’est nous. Diable ! Serait-ce donc moi aussi, en quelque coin ou tréfonds ? Et me souvenir avant tout du soupir de Gide à la question « quel est le plus grand poète français » : Victor Hugo, hélas !

Désabusé d’avance, je m’avise que j’ai quelques recueils hugoliens dans ma bibliothèque, héritage d’antérieures bibliothèques familiales, dont celle d’un arrière-grand-père relieur et hugolâtre au point d’aller assister à ses funérailles nationales à Paris. Ainsi je retrouve La Légende des siècles. Les Chants du crépuscule, Les Feuillets d’automne, Les Contemplations, Les Orientales, Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres, La fin de Satan, Les Odes et Ballades, Et parmi ces dernières, au fil de mon « feuilletage », je tombe sur « La mêlée », septième ballade épique et haletante, qui me fait ressouvenir de l’exercice malicieux auquel se livrait Raymond Queneau sur certains sonnets de Mallarmé, n’en retenant que les rimes, ce qui suffisait à ses yeux à donner au poème tout son sens. Il s’interrogeait dès lors sur la redondance mallarméenne…

Appliquée à Hugo, la méthode donne évidemment d’excellents résultats. Qu’on en juge :

La Mêlée

Les armées s’ébranlent, le choc est terrible,

les combattants sont terribles,

Les blessures sont terribles, la mêlée est terrible.

Gonzalo bergeo, « la bataille de Simancas »

collines veuves, tranchants,

javelines ; gémissants ? froissées,

marchant ; fleuves hérissées,

haines, sang. champs !

plaine, tentes !

chant ! éclatantes fumée,

méprisés !enflammée.

proie, déroulent ; fer ;

corbeaux ! foulent ardente ;

joie, creusé ! grondante,

tombeau ! enfer.

glaive poudre,

s’achève ! foudre… prolonge

finis. frein, rangs,

bannières, vallées, plonge

dernières, ébranlées, mourants.

bénis ! d’airain ! courage !

rage

Galles, sonne ! coursier ;

égales ; moment ! frissonnent ;

ardents saxonne, résonnent

sonore ; normand ! d’acier

encore, épées,

dents ! trempées,

heurtées ! braves

ensanglantée, immolés,

meurtriers ; lève,

fidèles, glaive

citadelles mutilés !

destriers,

ruisselle ;

épée étincelle ;

dents, mors.

trompée brûlante.

rôdants ! sanglante

esclaves ! morts !

On aura remarqué que la ponctuation sonne comme autant de coups de cymbales.

Une autre approche de la poésie hugolienne m’est encore inspirée par Raymond Queneau, cette fois comme auteur des cent mille milliards de poèmes, soit de dix sonnets dont les alexandrins, chacun étant une proposition complète ne dépendant ni du vers précédant ni du suivant, sont interchangeables, ce qui donne un total de combinaisons permettant une lecture continue, à raison de huit heures par jour et deux cents jours par an, s’étendant sur plus d’un million de siècles.

Ce que je propose ici, ce sont les prémisses de cent milliards de milliards de poèmes de Victor Hugo.

La méthode : j’ai coché 66 alexandrins, au fil de mon feuilletage, à raison d’une demi-heure par jour en moyenne du 21 janvier au 17 février, répondant aux mêmes critères formels que ceux de Queneau, plus des critères tels que leur beauté ou leur étrangeté éventuelle, leur grandeur supposée ou leur platitude évidente. Provenant de poèmes éloignés les uns des autres, je les ai groupés selon mon goût et mon humeur. À noter que le groupage par deux ou trois vers rend inutile la recherche de la rime, même si celle-ci ajoute çà et là son piment :

Le vent fait sa tartine, et l’arbre sa tirade

Tout être a son mystère où l’on sent l’âme éclore.

Rangeant de cieux en cieux son cortège ébloui.

Le corbillard franchit le seuil du cimetière

Dans le gouffre où la larve entrouvre son œil terne

Sur le fleuve du temps mollement endormie

La bouche qui promet est un oiseau qui passe

L’aube était le regard du soleil étonné

L’espace vagissait ainsi qu’un nouveau-né

L’amour épars flottait comme un parfum s’exhale

C’est l’heure où les enfants parlent avec les anges

Messaline en riant se mettait toute nue

Le peuple des faubourgs se promenait tranquille

Si la vertu s’en va, que deviendra le crime ?

Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur

L’aube était nuptiale, auguste et solennelle.

J’ai vu l’ombre infinie où se perdent les nombres,

L’écheveau ténébreux que le doute dévide

L’énorme éternité luit, splendide et stagnante

L’étoile en cet azur semble une goutte d’ombre

La nuit se dissolvait dans les énormes cieux

Autant que le chaos la lumière était gouffre

Les hommes rugissaient quand ils croyaient parler

L’éclair remonte au ciel, sans avoir foudroyé

Les anges noirs vêtus de cuirasses et de souffre

Les océans du songe où les astres chavirent

Oh ! ne vous hâtez point de mûrir vos pensées !

Car le veux aujourd’hui folâtrer avec vous.

J’ai vu sans murmurer le fruit de ma joie

Dans le torrent d’amour où toute âme se noie

Une immense bonté tombait du firmament

Oublié dans l’espace et perdu dans le nombre

C’était l’instant funèbre où la nuit est si sombre

L’infini, route noire et de brume remplie,

Ô temps évanouis ! Ô splendeurs éclipsées !

Le soleil était là qui mourait dans l’abîme

Ou rayon merveilleux, émané d’un tombeau !

La jeunesse en riant m’apporta ses mensonges

Mais la vie, ô mon âme, a des pièges dans l’ombre

C’est toi, dont le regard éclaire ma nuit sombre

Le juste en pleurs se fait un ciel de sa vertu

La foule au seuil du temple en priant est venue

Mères, enfants, vieillards, gémissent réunis

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses

Comme le souvenir est voisin du remords !

Tous les jours ici-bas ont des aubes funèbres

Les grands pavés de marbre et l’azur des vitraux

La nuit, pas à pas, monte au trône obscur des soirs

Le crépuscule gris meurt sur des coteaux noirs

Ici, l’été plus frais s’épanouit à l’ombre

J’aime à voir dans les champs croître et marcher mon ombre,

La sereine beauté des tièdes horizons

La table est magnifique et la salle est immense

Le sépulcre est troublé dans ses mornes ténèbres

Pour qui sait les cueillir tout a des dons secrets

Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,

Silence au noir séjour que le trépas protège

Le dôme obscur des nuits, serré d’astres sans nombre

Quand l’abîme inquiet rendra des bruits dans l’ombre

Une noire vapeur montait aux cieux sublimes

La nuée au ciel bleu mêlait son blond duvet

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises

… Et pour finir, (provisoirement) un quatrain parfait :

L’absence a sur mon âme étendu sa nuit sombre

Maintenant que voici que je touche au tombeau

Gloire, immortel reflet de l’éternel flambeau

C’est toi qui tiens ma main quand je marche dans l’ombre.

À vos lectures personnelles ! Et vous vous rendrez compte que la poésie du grand Victor représente un fonds pratiquement inépuisable de vers tout faits, qui ne demandent qu’à être assemblés, regroupés, mélangés, afin de réaliser enfin la poésie universelle accessible à tous !

« Victor Hugo, bien sûr ! »

Partager