De Jean Valjean à d’Artagnan

René Hénoumont,

En ai-je vu au cinéma, à la télé, des Jean Valjean !

À jamais le forçat évadé, l’homme qui soulevait un tombereau, Monsieur Madeleine, le protecteur de Cosette, la petite fille à la poupée qui tirait un seau du puits des Thénardier, les infâmes aubergistes du Sergent de Waterloo, Jean Valjean restera Harry Baur dans Les Misérables de Raymond Bernard (1933), version jamais égalée.

Le cinéma fut mon école fondamentale. J’ai appris l’Amérique avec Tom Mix chevauchant dans la prairie où le poing de l’homme blanc faisait la loi comme le proclamait un sous-titre aux lettres chantournées. Double Patte et Patachon ou le rire, Chariot le rire et les larmes, ça se passait à la taverne Le Phare au cœur de Liège dans une petite salle où l’on prenait place sur des chaises à musique devant l’écran puisqu’il y avait un pianiste. De la taverne décorée de stalactites à la façon des grottes de Han, me parvenait le son ivoirin des boules de billard s’entrechoquant sous des opalines vertes. Mon père en ces jours fastes m’accompagnait, et puis je volais de mes propres ailes lorsque le cinéma se mit à chanter, à balbutier, à parler enfin. J’avais onze ans et l’ombre d’Hitler chancelier du IIIe Reich obscurcissait la grande trouée de la Meuse, à deux pas de chez nous. J’aurais voulu ne jamais grandir… En cette année 1933, les ombres sur l’écran étaient autrement avenantes : Aimé Simon Gérard bondissait dans les salons du Louvre où l’attendait Anne d’Autriche et Constance Bonacieux. Pour moi, le film de Diamant-Berger ne fut jamais non plus égalé, tout comme Harry Baur, encore lui (Tarass-Boulba, Sarati le Terrible ou le mirobolant Volpone), fut le meilleur Maigret dans La Tête d’un homme de Duvivier, le seul Maigret pareil à celui de Simenon dans son pardessus mouillé de pluie.

Jean Valjean, d’Artagnan, Maigret, quel tiercé !

Dans ma petite tête se mélangeaient ce gros plan de Fantine édentée (Florette), la silhouette de Javert (Charles Vanel), redingote, gibus et canne torsadée, mes Mousquetaires et leurs valets – oh, Planchet –, Richelieu, l’épaule blanche de Milady frappée du lys de l’infamie, Maigret tétant sa pipe, Marius (Jean Servais) et les barricades, cet étudiant russe qui faisait penser aux locataires de la mère de Simenon en Outremeuse… Était-il l’assassin en péremption de la guillotine ?

Dans mon métier de journaliste, jamais je n’eus la chance de rencontrer Harry Baur, sa carrière se terminant en 1941. J’appris bien plus tard qu’il était mort en déportation. Critique de cinéma je devins, et un an après on fêtait les frères Lumière. Le cinéma avait cinquante ans. J’appris que la première version des Misérables datait de 1912, un feuilleton de Pathé qui le projetait dans les foires. Paris était loin de Liège et si j’avais lu Hugo, relu Les Trois Mousquetaires et pas encore Simenon, tous les comédiens de la fastueuse année 1933 n’étaient plus à l’affiche. Un soir, une nuit plutôt à la Blondin, dans une boîte à putes sur le boulevard Émile Jacqmain où les filles de la nuit venaient croquer la graine de l’aube, la chance me sourit. Il était cinq heures, Bruxelles s’éveillait… Alors je vis entrer un petit vieillard cassé, ridé, mal fagoté. Il prit place loin du bar et commanda le plat de la nuit… Je ne me trompais pas, c’était Richelieu, le cardinal de Diamant-Berger, l’homme rouge à la moustache royale… J’osai me présenter à Samson Fainsilber. À défaut de Jean Valjean, j’ai bu un whisky avec Richelieu, l’ombre de Harry Baur nous accompagnait et d’Artagnan était mon cousin.

Un seul comédien égala Harry Baur dans la fidélité à Hugo, ce fut Bourvil, inoubliable Thénardier, mais pour le reste, je regrettais le cinéma des années trente. Ses décors, son carton-pâte, ses gris et ses noirs, son lyrisme étaient tellement plus proches de Hugo que les adaptations plus récentes. La couleur paradoxalement leur confère un prosaïsme qui est le contraire de Hugo. L’image de la télé n’est pas à la hauteur de l’écriture.

François Cérésa, qui vient de publier une suite aux Misérables en deux tomes (Cosette, Marins), coup d’éditeur à la veille du bicentenaire, nous a tricoté de l’Eugène Sue. Marius devient Rodolphe et les mystères de Paris restent ce qu’ils furent, un feuilleton. J’ai lu aussi les biographies qui du même coup se bousculent. Vite fait, bien fait, vite lu. Une dominante !

Hugo le révolutionnaire. Oui, mais à mi-course. Jeune poète, Hugo quémande une pension à Louis XVIII le roi podagre, écrit l’ode pour le sacre de Charles X, l’ultra-réactionnaire ; pair de France, le voilà au mieux avec Louis-Philippe. La barbe lui pousse avec la deuxième République, mais il n’aura qu’un regard froid pour ses penseurs délirants. Le révolté, c’est la faute à Badinguet, et ce sera Les Châtiments, l’exil, le mano a mano avec Napoléon III. Paris danse sur des airs d’Offenbach, mais on meurt au Mexique, en Italie, en Crimée en des aventures militaires funestes. Vient le désastre de Soixante-Dix, la dérouillée, la France exsangue sera décapitée par le sabre prussien de l’Alsace et de la Lorraine. Hugo est le plus illustre des écrivains du siècle. Un souverain. Rentré en France, il prend des distances avec la Commune. C’est un légaliste.

J’ai lu et relu Les Misérables en sautant des pages, Hugo a de ces dérives… C’est le roman des miséreux, titre premier. Les Misérables sacre Hugo écrivain du peuple. En revanche, je préfère les Chouans de Balzac à son Quatre-vingt-treize où les dialogues sont écrits pour le théâtre comme s’ils devaient être entendus par les enfants du Paradis.

Il y a l’homme, cocufié par Sainte-Beuve, il sera couvert de maîtresses tout en restant fidèle à Juliette Drouet jusqu’à la fin.

Enfant d’un couple séparé, une mère chouanne, un père général de Bonaparte, le Grand, qui se distinguera en Espagne et aura le mérite d’arrêter en Italie le bandit Fra Diavolo (Oh, Laurel et Hardy !), le jeune homme sera déchiré entre ses parents si opposés. Père, il pleurera la mort de sa fille noyée au cours d’une promenade en barque. Le malheur n’épargne pas Hugo, ce qui ne freinera pas une sexualité dévorante. L’homme croque les petites servantes potelées jusqu’à un âge avancé. Chapeau ! Comme Simenon, Hugo sera grand consommateur, voilà deux écrivains exceptionnellement féconds qui sur ce plan mériteraient une thèse. Ce qui m’agace, c’est que l’on veut faire de Hugo un jacobin en acier nickelé, oubliant le doux poète des Contemplations, Hugo c’est toujours plus, toujours plus écrire, toujours plus baiser, toujours plus de gloire. Le meilleur, pour moi, c’est Le Rhin et Choses vues, Victor reporter, quelle plume juste, concise, le prolifique écrit court, le plus difficile ! On lui prête trop, le surréalisme avant la lettre, le socialisme, l’Europe, et quoi encore !

Hugo, une conscience, oui mais qui va et qui vient comme son siècle.

Partager