Rome des fins d’été. Rumeur, touffeur, fraîcheur des fontaines. On se prend à rêver, un livre à la main – Quo vadis, Tempo di Roma, Jours de septembre. Des images embaument la mémoire -Vacances romaines, Roma. Musique de fête La Strada.
Oui, bercée en soi depuis l’aube, Rome attend son heure sans impatience. On va dans sa vie en sachant obscurément qu’un jour.
Il était boursier à l’Academia belgica au bord des Jardins Borghese. C’est là qu’il m’avait accueillie le premier soir dans la cuisine commune et odorante; il préparait un gratin de courgettes. Un homme dans son royaume.
Je n’ai pas toujours habité en dessous du Pont des Trous. J’avais une chambre à moi sous un toit d’ardoises ; je surplombais le fleuve, l’enfilade des ponts, la ville aux cinq clochers. Il y faisait clair et chaud. J’avais plaisir à y rentrer après le travail en gare – la maintenance. Fier d’y recevoir en fin de semaine Anna, mon amie, mon amour. Le nid dans les nues.
– Bonsoir ! Je m’appelle Jef.
Son salut plein d’allant m’avait fait du bien. Je débarquais, je me sentais désemparée : j’avais laissé dans l’autre pays famille, maison, repères afin d’entrer en écriture. J’avais sur le cœur une nuit sans sommeil taraudée de questions (Ai-je eu raison de solliciter cette résidence d’écrivain ?), les adieux, le train, les contrôles tatillons de l’aéroport, le vol chahuté, le taxi voleur, l’Academia enfin ! Le petit concierge volubile ne parlait pas un mot de français ; il m’avait ouvert ma chambre puis entraînée vers la salle à manger, la cuisine à partager avec les autres Belges. Rome. La ville mythique, découverte à quelques reprises, mais jamais plus d’une semaine. Et m’y voilà pour un mois, comme chez moi. Academia belgica.
-Bonsoir. Moi, c’est Annette.
Un vendredi soir, Anna n’est pas descendue du train. En se dirigeant vers Bruxelles Central, elle avait été fauchée par un chauffard. Qui m’aurait prévenu de l’accident ? Qui me connaissait ? Qui me connaît ?
-Je travaille en bibliothèque toute la journée depuis neuf mois : une thèse sur l’origine romaine des discours de Mussolini. Vous avez peut-être remarqué mon vélo attaché à la grille ? Je m’aère et puis Rome, vous savez, Rome (il en avait plein la bouche et les yeux). Prenez garde aux moustiques tigres, ils sont terribles. Avez-vous de l’anti-moustique ? Avez-vous mangé ?
J’avais la tête qui tournait, cependant sa voix m’apaisait. Jef dégageait une sorte de bienveillance paternelle alors que j’aurais pu être sa mère.
– Je. Je croyais trouver des magasins d’alimentation autour de l’Academia.
– Partagez mon repas. Demain je vous montrerai quels bus prendre pour gagner le centre commercial ou le marché le plus proche.
Trois jours à me ronger, à échafauder des hypothèses. L’envie de me jeter à l’Escaut si Anna ne m’aimait plus. Le pire : je ne l’avais pas imaginé. Quand j’ai su, j’ai noyé ma détresse dans la bière. Je ne me possédais plus. J’ai insulté mon chef. Plus de boulot. Donc plus de chambre. Où aller ? Aucune famille, surtout pas l’asile. Une nuit, parfois, chez un ancien collègue – une douche, un lit, un repas chaud. La rue surtout, les portes abritées, les cartons sous le pont.
Tout en retraçant le parcours en zigzag qui l’avait mené de sa campagne flamande jusqu’à Rome, non sans détours par la Chine et les Etats-Unis, Jef virevoltait à travers la cuisine, ouvrant une armoire pour saisir le sel, versant le chianti. Combien de langues parlait-il ? J’avais le tournis . A son âge je mettais au monde mon troisième enfant et j’enseignais non loin de chez moi.
Je ne suis pas seul sous le Pont des Trous. Un ancien taulard tatoué et un jeune toxico, une femme qui crie dans son sommeil. Parfois c’est la bagarre. D’autres fois l’entraide. Le plus souvent la débrouille. Que ferons-nous lorsque le froid arrivera? Comment oublier ma chambre sous le toit ? Anna chantait Tombe la neige ! Anna.
Au rythme du récit de Jef, mon anxiété s’atténuait. Son intrépidité me gagnait. Il m’a fait rire en décrivant le rituel de l’Academia, les manies de son personnel et de ses locataires. Il mimait les rodéos homosexuels sur la petite place en face de notre grille. Dans sa bouche, le moindre détail prenait une allure épique. En fin de souper, il m’a offert Rome vue de la terrasse à laquelle on accédait par un escalier semé d’embûches et de matériaux de construction. Allons Annette! Tu as eu raison de venir écrire ici, hors champ.
Depuis l’opération Don Quichotte, on dirait qu’on nous voit. Nous existons. Chacun a reçu une tente, un matelas, un duvet. Est-ce que cela durera ?
Dès le lendemain matin, j’ai découvert que les travaux entrepris dans le bâtiment faisaient un bruit tel qu’il était impossible de me concentrer. Jef ne m’en avait rien dit puisqu’il poursuivait ses recherches à l’autre bout de Rome.
En plaidant ardemment ma cause auprès de la gérante, j’ai obtenu un sésame pour la bibliothèque de la Villa Médicis encore déserte à cette époque de l’année. J’écrivais entre boiseries et livres d’art. Aux moments de détente, je divaguais à travers les pièces immenses , les jardins surplombés d’une montgolfière; je savourais un capuccino, assise dans l’embrasure d’une fenêtre surplombant la ville. Splendeur. Mieux encore que dans mes rêves adolescents. J’écrivais.
Parfois je lève les yeux vers la chambre tout en haut de la maison au bord du fleuve. Le panneau A louer a été retiré. Je rabats le pan de ma tente.
Nuit blanche annoncée. Portes ouvertes. L’occasion de découvrir les Académies voisines. J’ai écouté une chanteuse arabe dans le patio des Egyptiens. Les Hollandais proposaient des films muets et offraient un verre. A l’entrée du Musée d’Art moderne, en face de l’Academia belgica : une soixantaine de musiciens – des étudiants, des pianos, des lutrins et l’autorisation de déambuler partout . Le choc devant les sculptures de Mastroianni : précédé de Bataille et Hiroshima, voici le Résistant allongé pieds et poings liés dans la cour intérieure. Une violence contenue, éloquente ; l’immobilité au cœur de l’effervescence J’ai regardé longtemps, consciente de la noirceur, même au cœur de la Nuit blanche.
Dans la tiédeur et la foule heureuse, je suis descendue de la Villa Gulia vers la Piazza del Popolo, plus loin, le Tibre. Longue flânerie enchantée. Incapable de dormir, je me suis remise à l’écriture avant de remonter sur la terrasse de mon Academia pour saisir les derniers échos du feu d’artifices au-dessus du Pincio.
Rome, objet de mon assentiment, semence, ferment.