La Terre se mourait, et avec elle la plupart des espèces qui la peuplaient. À l’exception des insectes, bien sûr, de quelques poissons au fond des abysses, des grands crocodiles qui proliféraient dans les eaux des lacs africains tant la charogne en ce temps-là y était abondante, et d’autres choses plus ou moins vivantes, toutes dotées d’une formidable faculté d’adaptation.

Les êtres humains cependant et avec eux leurs cousins les singes et autres primates, les ours polaires et leurs frères grizzlys, les lions dans les savanes devenues déserts, les papillons, les abeilles et une infinité d’organismes plus ou moins évolués, animaux et végétaux confondus, tout cela se raréfiait et peu à peu disparaissait de la surface de la planète.

Les phoques et les gorilles, les orchidées et leurs amis les oiseaux mouches s’éteignaient sans savoir.

Mais l’homme dont toute la grandeur et la dignité, comme l’avait fort justement écrit l’un d’eux, consistent dans la pensée, l’homme donc qu’une goutte d’eau ou une vapeur suffit à tuer, l’homme, fragile infiniment et redoutablement intelligent, connaissait son destin. L’homme avait peur. Il en était arrivé à un stade de son évolution où plus rien ne lui était caché. Les mécanismes du désastre qu’il avait lui-même mis en place lui étaient donc connus. Effet de serre et réchauffement climatique, fonte des banquises, tsunamis et ouragans, irréversible désertification des terres australes, maladies nouvelles dont rien ne pouvait enrayer la propagation, pandémies de toutes sortes, tout se liguait contre lui. La débâcle des pôles déferlait sur l’Europe aux anciens parapets cependant que l’eau manquait de plus en plus en terre d’Afrique où les gens mouraient de soif, de faim et de misère mais aussi sous le feu et le fer des guerres qui s’allumaient aux quatre coins du continent noir. Les Maldives s’enfonçaient dans la mer. Le pétrole et le charbon s’épuisaient, le nucléaire produisait de terrifiants déchets dont nul ne semblait se soucier, des pays entiers se muaient en décharges sauvages, débordant d’immondices et d’ordures qui empoisonnaient la terre et l’eau.

Les savants dans leurs laboratoires, les philosophes, les politiciens, chacun s’affolait. Trop tard, il était trop tard. Il est toujours trop tard quand le mal est évident. C’est avant qu’il eût fallu agir. Lorsqu’on croyait inépuisables les ressources du sol et de l’eau, lorsqu’on produisait, consommait et détruisait sans compter.

La Terre s’épuisait comme une femme vieille et usée à force de travail, sèche et stérile à la fin, incapable même d’un sourire à l’enfant qui s’en va.

 

Terrible situation, en vérité. Et ce n’était pas tout.

Car l’homme lui-même, avec sa peur, son angoisse et toute son intelligence, l’homme qui si longtemps avait conquis dans l’insouciance tous les ors de son éden, l’homme qui avait inventé Dieu et édifié d’innombrables systèmes de pensée, de gouvernement, d’évaluation, l’homme qui avait créé l’argent, le capitalisme, le communisme, l’intégrisme et bien d’autres mots en « — isme » peu à peu dévalués, l’homme qui avait perdu et gagné tant de guerres, l’homme qui avait partagé le monde en plusieurs morceaux, colonies et métropoles, Est et Ouest, Nord et Sud, religion contre religion, ethnie contre race, l’homme qui en ce temps-là tentait d’unifier la Terre au travers de réseaux et de connexions infinies, l’homme qui avait transformé sa planète mourante en un vaste système de vases communicants dans lesquels richesses, monnaies et informations circulaient à la vitesse de l’éclair, l’homme qui continuait d’espérer contre tout espoir, l’homme attaqué par la faim, la soif, la maladie, l’homme se trouva brusquement en butte à d’autres périls. Les clivages qu’il avait eu tant de mal à mettre en place sombraient. Les idéologies expiraient. Les systèmes s’effondraient sur eux-mêmes. Après l’énergie, l’eau et l’air, le travail disparaissait à son tour et avec lui cette chose impalpable, mystérieuse et toujours plus virtuelle, que l’on nommait « argent » et qui n’était plus que mots et chiffres vibrant sur les écrans des ordinateurs. Les multinationales délocalisaient et licenciaient, les entreprises se raréfiaient, les courbes du chômage tendaient vers l’infini, les SDF croissaient et multipliaient sur les trottoirs des grandes villes, les vieux appelaient la mort sans la trouver.

Les pays riches implosaient les uns après les autres, et la chute de l’un entraînait immanquablement la fin de ceux auxquels l’unissaient traités et alliances. Des financiers se pendaient aux poutres de leurs villas hollywoodiennes, des ministres et des chefs d’État se brûlaient la cervelle ou tentaient de se réfugier ailleurs, dans l’un quelconque de ces paradis fiscaux dont tout le monde parlait sur Internet et à la télé. Là-bas, au-delà des mers, la jolie maison de Ma Sorcière bien-aimée se trouvait vendue à l’encan en des millions d’exemplaires, ses habitants chassés et leurs biens confisqués.

Armés de fusils ou de couteaux effilés, des gosses devenus fous en tuaient d’autres avant que de s’immoler sur l’autel de l’aliénation postmoderne.

Les pays pauvres se sabordaient entre guerres civiles, révoltes sauvages et génocides plus ou moins avoués. Des enfants soldats y violaient les petites filles cependant que d’autres gamins grattaient le sol en quête d’or, de diamants ou de ce coltan qui les consumait en secret.

Les dieux se taisaient pendant que quelques-uns de leurs adeptes se faisaient exploser dans les marchés et sur les places publiques, jugeant sans doute que le désastre n’était ni assez profond ni assez rapide. L’homme le plus puissant du monde décidait de se battre pour l’avènement d’une planète débarrassée de toute forme d’arme nucléaire et continuait cependant de défendre le bouclier antimissile qui devait garantir la sécurité de son pays. La Corée du Nord s’amusait à lancer dans l’espace de jolies fusées explosives, histoire de vérifier la fiabilité de cet arsenal nucléaire prétendument périmé. Le Monde devenait fou.

 

J’étais en ce temps-là un petit écrivain sans éditeur ni lecteurs. J’observais la Terre qui brûlait de ses derniers feux avant que de s’éteindre pour toujours. Plus d’étoiles sur fond de nuit printanière, mais de longs éclairs crépitant dans le vide où gravitaient d’innombrables débris tout prêts à nous tomber sur la tête, afin sans doute de réaliser quelque antique et gauloise prédiction.

Personne ne voulait de ma prose. Mes prophéties s’enfonçaient dans l’indifférence et le silence comme des cailloux dans la vase d’un marécage. J’avais connu pourtant une relative notoriété au temps de mes premiers textes, et les honneurs de la critique. Mais les ans avaient passé, les modes avaient changé. De plus en plus de livres surchargeaient les rayons des librairies, biographies people, guides de vie et de survie, messages ésotériques, méthodes d’enrichissement, recettes de cuisine, romans d’amour à deux sous…

De plus en plus de livres que personne ne lisait, produits jetables et manufacturés, les mêmes mots toujours, les mêmes phrases mal construites, les mêmes lieux communs qui tenaient lieu d’idées. Certains prétendaient qu’en ces temps de crise, les gens n’avaient jamais autant lu. Peut-être était-ce vrai, mais que lisaient-ils donc, tous ces inconnus qui hantaient les foires agricoles et les salons du livre ? Que leur donnait-on à lire ?

Quoi qu’il en fût, j’étais dans le rouge, comme tout le monde ou presque. Petit fonctionnaire sans envergure pendant les heures de bureau, écrivaillon sans espoir après dix-huit heures, je voyais fondre ce « pouvoir d’achat » dont les médias nous rebattaient les oreilles, et mon moral sombrait en même temps que mon compte en banque. À quoi bon écrire encore me demandais-je souvent, quand l’on ne publie plus que d’insipides produits jetables et formatés. À quoi bon rêver d’un avenir incertain ou résolument noir ? À quoi bon vivre, finalement ?

 

J’en étais là, entre désespérance et amertume, un parmi les milliards d’autres qui s’agitaient inutilement au cœur de la fourmilière humaine. Je sais bien que nous sommes tous mortels et que ni le génie ni l’argent ni la beauté ni la gloire ni rien de ce que nous cherchons avec tant de frénésie ne peut changer cela. Pas même le bonheur qui n’existe pas, ou pour si peu de temps.

J’aurais dû cesser de me lamenter et de me battre, et attendre tranquillement la fin du monde et la mienne. Mais l’instinct de survie est plus puissant que tout. Je continuais donc de me dire que, peut-être, les choses allaient s’arranger. L’un de mes manuscrits allait trouver éditeur et m’apporter richesse et notoriété. Il y avait des précédents. La mère d’Harry Potter en savait quelque chose. Pourquoi pas moi ? Mon talent serait enfin reconnu, j’obtiendrais des prix parmi les plus prestigieux, mes œuvres se verraient adaptées au cinéma. Mes enfants cesseraient de me mépriser. Ma femme me reviendrait, repentante et soumise. Mieux : j’en prendrais une autre, plus jeune, plus belle et suffisamment médiatique pour faire désormais partie de ma vie d’artiste people. La tentation du suicide qui était en moi depuis toujours ferait place à la légitime fierté du génie finalement reconnu et je vivrais, enfin, je vivrais pleinement. Tant pis pour la Planète et ses autres habitants du Nord, du Sud, des Pôles ou des déserts. Tant pis pour les bébés phoques et les ours blancs, tant pis pour la forêt amazonienne et les enfants du Darfour, pour la Chine prolifique et pour le sida, le cancer et la famine. Car enfin, en somme, qu’y a-t-il de plus important sur Terre et dans l’Univers tout entier que cet être unique et solitaire, je veux dire MOI ?

 

C’est à ce moment précis que m’est venue l’illumination, comme une brutale révélation. J’ai su, brusquement, qui j’étais. Qui je suis.

Car celui qui pense et qui crée, comment le désigner sinon par son nom éternel et mystérieux ? Oui, c’est cela, ai-je songé. C’est Dieu que je me nomme.

Bien sûr, j’ai hésité encore. Il m’a fallu du temps et du courage pour accepter cette évidence. Mais mon esprit voyait clair, de plus en plus clair.

Moi qui suis peut-être le seul être et le seul dieu, me suis-je dit, tout le reste n’étant que création et fantasme de mon esprit, moi dont l’imagination infiniment riche a le pouvoir d’engendrer mondes et galaxies, moi qui ai créé Dieu et les dieux, et qui peut-être ai créé aussi cette mort qui depuis peu m’effraye après que si longtemps je l’eus espérée. Moi l’écrivain, moi le graphomane, moi qui chaque soir m’assieds devant le clavier de mon ordinateur et invente des mots et des phrases, inlassablement. Histoires d’amour et de haine, thrillers, poésie, théâtre, essais, soties, fictions et autofictions… À quoi bon tout cela, toutes ces chimères ?

Alors je me suis mis à écrire autre chose. J’ai cessé d’inventer, j’ai cessé de rêver. C’est vers la Vérité qu’enfin je me suis tourné. J’ai continué d’écrire, mais pour moi, pour moi seul. Mon écriture est devenue pensée.

Si je suis comme je le crois le seul Dieu de l’Univers et le seul vivant, le seul pensant, si toutes ces choses qui parfois m’affolent et me terrifient, je veux dire la mort, la mienne et celle du monde en son entier, si la crise et la guerre, si la famine, la pollution, les tremblements de terre et les catastrophes de toutes sortes qui remplissent de clameurs le cœur des hommes, si tout cela n’est rien d’autre que mon œuvre… si les hommes eux-mêmes ne sont que l’écume de mon Verbe toujours jaillissant… et puisque c’est moi qui crée la Terre et le reste, en même temps que je ne cesse de me créer moi-même, engendrant la Mort et la Vie, l’Amour et la Haine, la terreur et l’espoir, alors, qui suis-je donc ? Voilà la seule question qui vaut d’être écrite. Quel est ce Dieu rempli d’angoisse qui hurle dans la nuit quand il lui suffirait de planer au-dessus des nuées en se disant que tout est bon, puisqu’il le veut ?

Mon Esprit qui sans fin s’invente et s’enfante en un éternel engendrement de lui-même et de tout ce qui existe, cet Esprit dont la seule essence génère le monde avec toutes ses étoiles, ses trous noirs et ses galaxies, avec la petite Terre qui roule dans l’infini comme la bille que pousse un enfant fou, mon Esprit éternel serait-il d’un malade affolé ? Dieu peut donc souffrir ? Serait-il capable de démence sinon de perversion, lassé sans doute de cet ataraxique infini d’orgueilleuse perfection…

C’est cela que je me suis mis à penser et à écrire. Des pages et des pages d’inouïes découvertes. Je me suis pensé homme parmi les hommes, petit écrivain sans éditeur ni lecteurs ; et cet homme qui souffrait, comme tous ceux nés de lui, connaissait avec eux la peur et l’amertume. Mais il s’était donné cette chance et cette force de l’écriture, ce qui n’est en somme qu’une autre manière d’être Dieu. Tant il est vrai que nul, pas même l’Esprit qui se trouve au début et à la fin de toute chose, ne change jamais vraiment.

Tant qu’à faire, j’ai voulu que mes frères et mes créatures finissent quand même par me connaître. Ma pensée d’orage et de feu se déroulait sur le blanc du papier, voyageait à travers le cyberespace et s’affichait sur tous les écrans de ce monde que je continuais de faire naître.

Les choses n’ont pas traîné. Mes textes enfin ont reçu l’accueil qu’ils méritaient. Leur éblouissante lumière rayonnait sans partage, et très vite ma gloire s’est répandue sur la Terre. Les hommes n’ont pas mis longtemps à découvrir qui j’étais vraiment, ni à comprendre que mon message seul pouvait les sauver. Les adeptes se sont multipliés. On m’a érigé des statues et des temples. Aux quatre coins du monde, mon nom était loué. Les prières de six milliards de malheureux montaient vers moi et quelquefois j’avais la faiblesse de les écouter.

Ma femme comme je l’avais prévu est revenue vers moi. Mes enfants m’ont demandé pardon, me suppliant de les recevoir tel le père du fils prodigue. Mais tout cela ne m’intéressait plus. J’étais très loin de ces petits soucis, de ces aspirations tristement humaines.

Je vais mieux, me disais-je. Beaucoup mieux. Dieu ne souffre plus, il a retrouvé son inaltérable sérénité et sa quiétude immuable.

 

C’est alors qu’un quelconque de mes fidèles, un jour, s’est mis à penser un peu trop fort. Moi aussi, s’est-il dit, je suis peut-être le seul être et le seul dieu, tout le reste n’étant que création et fantasme de mon esprit. C’est mon Esprit et lui seul qui sans fin s’invente et s’enfante en un éternel engendrement de lui-même et de tout ce qui vit et meurt… Et il avait raison. Chaque homme sur cette Terre pourrait être l’unique et le seul, et tout le reste ne serait que chimère née de sa Pensée. Je puis être Dieu, certes, mais il se peut que je n’existe pas, pas vraiment, que je ne sois que l’invention d’un autre qui me conçoit et éveille en moi toutes ces choses que je crois uniques et tellement puissantes. Il doit bien y avoir un dieu quelque part pour créer et penser tout ce qui est, mais lequel est-ce ?

Celui-là, en tout cas, a pris mon message au pied de la lettre. Il s’est mis à me contester, à me désavouer. C’est Moi le vrai Dieu, voilà ce qu’il disait. Le Seul et l’Unique. Il a trouvé dans mes livres quelques erreurs de formulation, quelques fautes de syntaxe, quelques anacoluthes et autres zeugmes et amphigouris prouvant à suffisance, selon lui, mon imposture. Car enfin, proclamait-il urbi et orbi, si Dieu est perfection, comment imaginer qu’il puisse s’exprimer de manière aussi obscure et même fautive ?

L’argument était de taille. Je me suis enfermé en moi-même et suis entré en méditation. Il se pouvait qu’il eût raison. Si comme il le prétend je ne suis qu’un faux dieu né de l’imaginaire d’un autre, plus grand et plus puissant, cela peut justifier mon angoisse et ma douleur passées. C’est même la seule explication. Je ne suis pas Dieu, je ne suis qu’un reflet maladroit de sa pensée qui, certes, ne réside pas nécessairement dans l’esprit de mon contradicteur, mais existe néanmoins, quelque part, ici ou ailleurs…

Le désespoir alors est revenu. J’ai vu que le Monde continuait d’aller mal, de plus en plus mal. À cause de moi, peut-être, en châtiment à mon immense orgueil. J’ai vu que la Terre continuait d’agoniser et les êtres vivants de souffrir, sans espoir.

J’ai eu envie de mourir, de nouveau.

 

C’est là que j’en suis aujourd’hui.

Si je ne suis qu’un homme, que l’une de ces innombrables créatures de chair et de boue qui grouillent dans la poussière, je puis parfaitement me trancher les veines, me pendre ou me jeter au bas d’une falaise. Ma disparition pas plus que ma vie ne changeront rien, pour personne.

Mais si je suis Dieu comme je l’ai pensé — et il reste une possibilité pour que cela soit vrai —, puis-je en ma toute-puissance m’annihiler et me dissoudre dans le néant ? Le Dieu qui se crée et s’engendre doit être capable également de s’abolir et se dissiper. Le néant ne me fait pas peur. Je me dis d’ailleurs qu’il doit être aussi facile à l’Esprit divin d’en jaillir encore et de tout recommencer. Sombrer dans le grand vide sans fond et sans limites, et entraîner avec moi tout l’univers, me rétracter avec lui jusqu’à ne plus exister que sous la forme d’un immense trou noir où tout à jamais s’engloutira. Voilà ce qu’est aujourd’hui ma volonté.

Je ferme les yeux, ceux du corps et ceux de l’âme. Je crée le vide comme jadis j’ai créé le plein. L’obscurité peu à peu me remplit. Le silence. Ma pensée se fige, les mots se perdent, plus rien ne vit ni ne vibre. Les étoiles les unes après les autres s’éteignent sans bruit. L’enfant fait rouler sa bille de verre de plus en plus vite, vers le gouffre.

Il n’y a plus…

Vide…

La…

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