Un monde consommé

Yves Wellens,

Le doute s’était transformé en certitude, mais celle-ci, en retour, ne pouvait plus se muer qu’en désarroi, n’engendrer que des angoisses radicales, ne se traduire que par des actes vite regrettés. La réticence, sous l’effet d’une pente naturelle, était devenue de la répugnance ; et l’effarement, d’abord ressenti par quelques isolés étroitement localisés, avait beaucoup étendu son territoire. La servitude volontaire avait, comme c’était prévisible et sans que cela pût surprendre grand monde, laissé un goût d’amertume ; il ne restait plus dans la bouche que le cadavre d’une existence rêvée, mais d’un rêve toujours pareil et qu’on s’interdisait de renouveler. Le principe de précaution enfin instauré dans la chaîne alimentaire ne pouvait être d’un grand secours qu’en amont ; en aval, personne de sensé, sauf s’il y était contraint, ne se porterait plus volontaire, justement, pour achever la traçabilité de l’ignominie. De sorte que, maintenant, les marchandises étalées devant le quidam se métamorphosaient à ses yeux en carcasses à la substance gâtée. Ce quidam, enfin affranchi, voyait très distinctement l’os saillant sous les couches de chairs gonflées et flétries. Mais il ne pouvait l’atteindre ; et la substantifique moelle était elle-même touchée. Et pourtant, il fallait bien survivre, sans que l’on sût encore exactement pourquoi…

Le grand sacrifice purificateur de millions de bêtes destiné à stabiliser les marchés n’avait donc nullement effacé des décennies de souillures. La confiance n’était pas revenue ; et les producteurs ne voulaient pas attendre que les cycles désormais imposés, plus respectueux des impératifs naturels, suppléent à leurs dérivés si faisandés. D’ailleurs, des trafics en tous genres étaient déjà apparus. La surveillance aux frontières avait été doublée et s’opérait désormais dans les deux sens : d’un côté pour empêcher l’entrée des cargaisons de bétail humain ; de l’autre côté pour empêcher la sortie des cargaisons de viande bovine à détruire. Une telle situation tenait autant aux fantasmes qu’à la raison, parce que ceux-ci étaient nés d’une même cause et que leurs conséquences avaient fini par se rejoindre.

Les esprits les plus obtus et les plus ignorants des réalités devaient convenir, à présent, que les maîtres de l’économie ne se laisseraient pas dicter un autre rythme de production que celui qu’ils avaient si constamment maintenu, au risque, désormais prouvé, de rompre tous les équilibres. Il était tout aussi patent que le destin de la planète et l’intégrité des organismes importaient peu à ces maîtres. Après avoir associé leur nom aux progrès accomplis par l’humanité, ils substituaient maintenant à ces progrès le nom de leurs conquêtes : ils avaient donc tout bonnement naturalisé toute évolution possible et l’avaient obligé à adopter l’une après l’autre les nationalités de leurs tumultueuses aventures. Selon une répartition bien réglée des rôles et des tâches, la furia des tenants de l’industrialisation s’était conjuguée, au fil du temps, avec le silence d’un grand nombre de corps constitués et d’autorités diverses. Non que celles-ci aient été spécialement inondées de fonds secrets, comme un champ peut être arrosé de pesticides. Mais outre qu’elles étaient pour l’essentiel en accord avec ces options, ces autorités s’étaient accoutumées de longue date à ce que leur mutisme et leurs atermoiements aient leur part, parmi d’autres postes budgétaires, dans le rendement exigé par cette merveilleuse machine. Au demeurant, ces Ministres et Commissaires de toutes les latitudes s’effrayaient surtout des coûts qu’induirait un quelconque changement de régime. Ils ne voyaient donc le nécessaire retournement à opérer que sous l’angle d’un jeu d’écritures comptables, où les aides accordées ne pouvaient être que rognées et où leurs bénéficiaires ne pouvaient donc qu’être avalés par de plus gloutons et de mieux pourvus.

De toute façon, les maîtres de l’économie, et notamment ceux de l’agroalimentaire, tout affairés à leur « globalisation », entraînaient chacun sur une route rectiligne, ce qui, pour eux, impliquait naturellement d’utiliser leurs immenses moyens à en démonter tous les virages. Un tour de main ancestral, un savoir-faire transmis à chaque génération subissaient dans les faits (mais non dans les consciences, ce qui démontre en passant combien celles-ci avaient peu de prise sur l’ordre des choses…) l’opprobre universel et étaient présentés comme une forme de régression s’opposant maladivement au principe de réalité. Dans ses Mémoires, Casanova raconte que, voyageant en Hollande, il a traversé un canal gelé sur une barque posée sur un traîneau à voile, et admiré l’exactitude des marins baissant cette voile au seul moment opportun pour ralentir l’embarcation et la faire accoster précisément sur l’autre rive au terme de la glissade. Eh bien, de glissements frénétiques en désastreux abordages, cette faculté-là aussi s’était assurément perdue.

Ainsi, le monde se divisa une fois de plus. D’un côté, une élite, confinée dans ses fastes et confite dans ses privilèges, s’était enfermée dans quelques quartiers réservés des grandes métropoles, comme dans un somptueux emballage sous vide. Cette classe ouvertement parasitaire, mais commandant à demeure tous les leviers, se faisait livrer à grands frais des produits fins et garantis sans mélanges, qu’elle s’empressait d’engouffrer avant la date de péremption du lendemain. Ses fournisseurs avaient établi une sorte de « cordon sanitaire » autour de sa vanité et le faisaient garder par une protection rapprochée. Ces nantis absolus finançaient des recherches qui leur étaient exclusivement destinées, dans des bâtiments retirés ou dans d’énigmatiques officines ; et ils savaient se montrer persuasifs dans leur volonté d’obtenir et d’afficher des résultats. Leur monde suintait l’ennui et l’absence complète de pensée, leur vie abondait en clichés jetés en traits épais sur une toile éternellement lisse : ils n’en prétendaient pas moins supplanter définitivement tout ce qui ne ressemblait pas à leur suffisance. Le comportement de ces personnages n’incitait donc pas à l’indulgence, y compris parfois dans leur entourage : on disait couramment d’eux que, si un reste de scrupule empêchait encore qu’on leur jette la première pierre, c’était uniquement à condition que les suivantes soient plus lourdes et plus grosses…

Quant aux autres, ils servaient depuis trop longtemps de cobayes aux expérimentations les plus étranges et les plus hasardeuses pour qu’on consente à leur attribuer un autre rôle. Ils le revendiquaient, certes ; mais le tant vanté « réveil des citoyens » était quand même bien tardif et, surtout, n’avait pas encore pris la mesure exacte des manipulations dont eux-mêmes avaient fait l’objet. Bref, les citoyens-sujets étaient déjà un peu moins spectateurs de leur propre existence, mais ils n’avaient pas encore entièrement la scène où se jouait leur destin. Néanmoins, la seule perspective de leur irruption fut perçue comme une menace majeure par les industriels de tous bords. Eux, qui étaient déjà bien avertis de la nécessité et de la manière de former les goûts des consommateurs à la seule fin de servir leurs intérêts catégoriels, virent là l’occasion attendue de faire monter d’un cran la dépendance à leurs produits. Les périls de l’heure les avaient donc amenés à la conclusion qu’il fallait transformer les habitudes alimentaires en accoutumances à quelques aliments.

Naturellement, une telle stratégie ne pouvait être dévoilée et encore moins défendue ouvertement : il fallait agir sous le couvert d’une apparence de diversité et de choix dictés par les vertus les plus démocratiques. Et il faut convenir que, au début, ces industriels voulaient seulement prolonger autant que possible la période de probation entre la sortie du cycle qu’ils contrôlaient et l’apparition du suivant. Il ne s’agissait donc pas de détruire les corps en les nourrissant mal, ou de les contraindre à avaler n’importe quoi, faute de mieux, mais de les accoutumer à réclamer à intervalles réguliers la même pitance. Cette nourriture était sciemment et scientifiquement appauvrie, et des stimuli soigneusement calculés brouillaient le jugement des sujets et les poussaient à faire emplette de ces avatars. Le basculement entre les habitudes et l’accoutumance s’opéra donc progressivement, mais aussi sans coup férir et sans retour. Car, bien entendu, les industriels n’avaient fait que suivre un penchant que de vaines circonvolutions et d’absurdes chicanes n’avaient que trop retardé.

Les résultats, en tout cas, ne se firent pas attendre. Les sujets sombrèrent dans une sorte d’hébétude ou de torpeur savamment dosées, ou carrément dans une prostration fatale. Ainsi, les industriels avaient tout simplement repris à leur compte, dans le contexte qui les occupait, la réponse d’un médecin à qui l’on reprochait d’avoir laissé en circulation des stocks de produits qu’il savait contaminés ; il avait répondu à ses juges : « Mais, Monsieur le Président, je ne suis pas un médecin qui soigne… » Et ces industriels avaient fait d’une telle formule la signature officielle de leur époque…

On raconte (et tout porte à le croire…) qu’une sorte de rite s’était instauré et propagé chez nombre de gens, incapables de survivre davantage. Ils se traînaient ou se faisaient conduire jusqu’à la campagne ; là, ils prenaient une motte de terre, la pétrissaient et la froissaient entre leurs doigts : puis ils choisissaient un lieu où ils pourraient se coucher. Un dernier spasme leur faisait relever la tête et lever les yeux au ciel, mais ils se laissaient vite retomber la face contre le sol, en ouvrant légèrement la bouche. Ils recueillaient ainsi quelques grains de terre qu’ils goûtaient en mourant.

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