Et Moshe se leva

Vincent Engel,

Alors, au premier jour, Dieu retroussa les manches. Assez dormi. Il y aurait deux temps dans l’éternité : avant, et le sommeil divin aussi insondable que celui qui précède la naissance de nos semblables ; après, et sa sieste, bénie soit-elle, qui permit aux hommes d’explorer toutes les variations du bien et du mal. Entre les deux, quelques jours de travail. Le plafond, le plancher, les murs et leur décoration ; la valetaille, la cour (haute et basse), le garde-manger (pour végétariens et carnassiers), les loisirs (Eden-Park, centre de repos pour grabataires repus ; It’s-a-small-small-World et ses attractions « Survival on Planet Earth » et « Success Stories », les livres dont on n’est jamais le héros). Quand on pense que le responsable de ce bâclage a obtenu un tel triomphe, qu’il se fait encore aduler aujourd’hui, on reste perplexe. De deux choses l’une : ou tous les espoirs sont permis et les politiciens y trouvent la justification de toutes leurs dérives ; ou c’est le désespoir assuré pour les artisans et les amoureux de la belle ouvrage. D’ailleurs, je me trompe : ce n’est pas une alternative, les deux constats sont complémentaires. La bouteille à moitié pleine pourvoit à l’ivresse des ambitieux, le flacon à moitié vide noie le chagrin des autres. Amen.

Enfin, ce que je dis… Dieu, par exemple, s’en soucie fort peu. Voire pas du tout. C’est l’évidence. Quand je parle de sieste, il faudrait préciser : sommeil d’abruti aviné. Le gars serein : il a foutu le bordel de Sodome et après lui le déluge. Il n’a même pas été capable de s’occuper de l’après-vente. Un artiste, une kyrielle d’imprésarios et l’incessante tournée mondiale d’un one-God-show qui brille sous les sunlights de son absence.

Mais je m’emballe. Je dois me contrôler. Ça ne m’apporte que des ennuis, parler de la sorte. Qui suis-je, d’ailleurs ? Un moins que rien qui a mangé les mots de tous les livres et les régurgite n’importe comment. Dont les pensées divaguent. Je le sais, je suis lucide. On peut me faire des reproches, mais pas celui d’être aveugle sur mon compte. Moshe, tais-toi ; c’est ce que je me répète souvent. De toute manière, personne ne t’écoute, ni Dieu ni les prêtres, de quelque secte qu’ils soient. Je recommence : j’ai dit « secte ». Pas prudent. Les religions officielles n’entendent pas être mélangées avec les start-up de la foi et de l’abrutissement. Lorsqu’une imposture a réussi, elle devient une vérité. Et dans ce domaine, une vérité qui détient la seule vérité. Inch Allah. Prêtres de tous les dogmes, tendez-vous le poing. Ça suffit, Moshe. Bois un verre. Lachaïm. À la vie. La tienne. Qu’on la laisse tranquillement couler jusqu’à la mer morte. Jusqu’à l’amère mort. Vas-y, fais des jeux de mots. Pour autant que cela ne veuille rien signifier, personne ne te le reprochera. Un peu de poésie, pourquoi pas. Mais pas de théologie. Pas de politique. Qu’est-ce que tu cherches ? Une crucifixion, un bûcher, une lapidation ? Hassan te l’a dit, hier encore : tu es fou. Il m’aime bien, Hassan, pourtant. Moi aussi. Je veux dire : moi aussi j’aime bien Hassan. J’aime tout le monde, ou presque. Pas Dieu. Pas les prêtres. Mais ils ne sont pas de ce monde, n’est-ce pas ? Ils s’efforcent d’en faire un enfer pour nous vendre leurs séjours au paradis, clef sur porte. Des vierges, des anges, du gefilt-fish à volonté. Et ma mère ? Est-ce qu’elle sera là encore pour me pousser à devenir médecin ? Peu pour moi. Je ne suis pas pressé. Fou mais vivant. Lachaïm donc. Hassan, lui, je ne sais pas combien de temps il va résister à l’appel de ces sirènes allahcinées. Par chance, il n’est plus tout jeune. Moins il nous reste à vivre, plus on s’accroche ; on n’est prodigue que de ce dont on croit disposer à suffisance. Moi, en fait d’existence, j’ai ma peau et mes petites idées. On tient ensemble. Solidarité. Hassan, il ne pense pas comme moi. Mais il m’aime bien. C’est de la nostalgie, je le lui ai dit : je lui rappelle ce qu’il était. Ce qu’il aurait voulu être. Avant. Mais il m’a expliqué qu’il n’avait pas eu le choix, que c’était plus facile pour moi. Lui et les siens sont les victimes des miens. Oye… Je lui ai répondu : Hassan, ne me parle pas comme ça. Je ne possède rien, et certainement pas mes semblables. Moi, je n’aime pas la souffrance. Il faut être religieux pour croire qu’elle sert à quelque chose. Je te le dis, Hassan, en vérité, la souffrance c’est de la merde. Pardon pour ma grossièreté, mais c’est difficile d’être plus grossier que la souffrance. De la merde. Que des criminels la bénissent au nom de leur supposé patron n’y change rien. Tirer du vin à partir d’eau, d’accord. Il y a un truc, sûrement, mais ça me plaît. Mais il y a des choses, quoi que tu fasses, ça ne bouge pas. Dieu a créé Adam à partir d’une motte de glaise et Adam a conchié la terre et Dieu a dit que cela était drôle. L’image a souri au reflet originel comme un enfant béat devant sa première production fécale offerte en sacrifice au père tout-puissant, halleluia. Hassan souffre et se prépare à faire souffrir. Et moi, Moshe, je suis supposé être du côté de ceux qui font souffrir Hassan. Et quoi encore ? Beaucoup de choses, hélas. Menahem me l’a confirmé. Je suis à la mauvaise place. Entre le marteau et l’enclume, l’étoile et le croissant, cloué sur la croix de l’église au milieu du village absurde. Mon village absurde. Quelle horreur ! La croix, l’étoile, le croissant. Et l’homme ? Il n’y a pas que la pâtisserie dans la vie. Oui, je sais, mes jeux de mots sont parfois indigestes. Mais il y a pire. Lisez la Bible, les Évangiles, le Coran. Se jouer des mots et de ceux à qui ils s’adressent ; il n’y a pas meilleur exemple. « Et Dieu vit que cela était bon » : même Woody n’a pas osé une telle monstruosité.

Je m’emballe à nouveau. Jean-Marie, s’il m’entendait, croiserait les mains avec cet air humble qui lui va si bien et me murmurerait, d’une voix de confessionnal : mon pauvre Moshe, tu ne sais pas ce que tu dis, mais je suis sûr que Dieu t’aime. Jean-Marie, c’est aussi mon ami. Il prie pour mon âme. Soit. Certains jouent au loto. Chacun sa manière de nourrir ses espoirs et de conjurer ses peurs. Il n’a que l’amour à la bouche, Jean-Marie. Une invention de son Dieu, à l’en croire. Son Dieu. Un juif qui a réussi. Je ne sais pas ce que Dieu a à voir là-dedans. J’ai longtemps réfléchi à ce problème : Jésus a-t-il été manipulé par Dieu ou s’est-il joué de lui ? J’ai laissé tomber. Cela n’a aucune importance. Ce qui importe, c’est le résultat.

Des foules d’agents de la foi et de sujets obéissants. Des siècles de pouvoir. Des cruautés et les cathédrales, Bach et tout le saint-frusquin de la culture occidentale. La souffrance par pertes et profits. À cette nuance que ceux qui perdent ne sont pas ceux qui profitent. À moins de croire aux sornettes des nonnettes. Et pour autant que ce soit autre chose que des sornettes. Ce que je ne crois pas.

Sornettes, sonnettes, clochettes. Celles de Jean-Marie ne sonnent plus. Son bedeau est dans la colonne des pertes. Au profit des colonies. C’est l’uzi de Menahem qui lui a entrouvert les portes du paradis, requiem in terram sanctam et apostolicam etcaeteram. Je sais qu’il n’en était pas plus fier que ça, Menahem. Il s’interroge, lui aussi. Autant qu’un soldat peut le faire. Chez nous, c’est peut-être plus difficile. Ça fait des siècles qu’on a appris à se torturer tout seul, comme si on n’avait pas été suffisamment aidés de ce point de vue. Pourquoi ceci, comment cela. Et si ceci, alors cela. D’un côté, de l’autre. Mais encore. Deux juifs, trois avis. J’ai une réponse, quelle est la question. Pauvre Menahem ! Il est revenu pleurer sur mon épaule, il m’a ressorti les ombres cendrées de son passé, du passé de ses parents, et des parents de ses parents, et ainsi de suite jusqu’au Temple, à l’exode, au tohu-va-bohu pourquoi pas où le Chaos, c’était déjà une conjuration contre nous. Combattant triomphant d’une armée différente dont certains crurent qu’elle changerait l’image du juif. C’est vrai qu’il n’y a pas que la souffrance, chez nous. J’en témoigne. Lachaïm ! Pas seulement grâce au vin que Hassan refuse de partager avec moi. Pour tout le reste aussi, lachaïm ! Le paradis, ça fait des lustres qu’on l’a quitté, on n’est pas pressés d’y retourner. On a sa fierté : 1492 et an 0, même combat. Si on nous expulse de quelque part, juré, on n’y retournera pas. L’armée de Menahem, elle a changé l’image mais elle est restée dans la souffrance. Ce ne sont plus les mêmes qui souffrent, c’est tout. C’est tout, et il n’y a pas de quoi se vanter. Menahem le sait, même s’il ne l’avoue pas. Ses larmes, après le bedeau qui avait pris en pleine tête la nouvelle image de notre peuple, me l’ont avoué.

Moshe, ça suffit. Si on t’entend, c’en est fait de toi. Ils se mettront tous d’accord sur ton dos. Les chrétiens, les juifs, les Arabes. Ce serait peut-être une solution… Mais notre tradition est contre le suicide. De toute manière, ça ne suffirait pas. Le sang appelle le sang. La connerie répond à la connerie. Pour des siècles et des siècles. J’ai dit qu’il ne fallait pas revenir sur la terre d’où l’on avait été chassés. Pourquoi je suis là, alors, devant cette église assiégée ? D’accord, je n’ai pas choisi. Je suis né ici. Mes parents sont responsables. Ils y ont cru. Eretz Israel. Maison. Mais elle était occupée, la maison. J’imagine le bordel si on retrouvait le paradis terrestre.

Quelle idée, aussi, de sanctifier une terre… On devrait le savoir, pourtant : dès qu’un prêtre bénit un lopin, il en fait un cimetière. Alors, quand ils s’y mettent à trois… Je pleure sur toi, Jérusalem… Et sur tes enfants. À qui appartient la terre ? Ni à Dieu ni aux hommes. J’aimerais croire qu’elle appartient aux femmes et aux enfants. Mais les femmes et les enfants d’ici sont devenus comme leurs maris et pères. Moi, je n’ai rien, je ne possède pas le carton sous lequel je me couche. Pas de terre sauf la poussière qui colle à ma peau. Je ne veux pas savoir d’où elle vient, cette poussière. Ni de qui. Je l’accueille, comme une terre pour tous les exilés du bonheur, de la joie. Ils ont traversé le désert du malheur, de la douleur. Un désert qui s’est nommé leur vie. Et puis ils échouent sur moi. Ma seule nation, c’est mon cœur et ma peau. Mon drapeau ? Un éclair de joie dans mes yeux, une larme qui coule.

II y a plus de dix jours que je n’ai plus rencontré Jean-Marie et Hassan. Et je vois que cela n’est pas bon. Ils sont enfermés là, devant moi. Dans ce vieux bâtiment censé rappeler une écurie. Une vieille histoire. Elle est mignonne. Un beau conte de fées qui a mal tourné. Déjà, pour un bambin supposé divin, un massacre de poupons. Menahem, qui a fait des études, m’a expliqué qu’en littérature, tout était dit dans le premier chapitre. Dans ce cas, c’était mal parti. Il aurait mieux fait, le gamin, de reprendre la menuiserie de son père, pour limiter les dégâts. Mais non. Et puis, Mahomet. À qui le tour ? Une question que le bedeau de Jean-Marie ne se posera plus. Ni Hassan, ni Menahem. Ni Jean-Marie d’ailleurs. Tous convaincus que leur mot est le dernier.

Menahem vient encore, parfois. Il descend du char qui est garé devant le parvis. Il a vieilli, mon ami. Je lui parle d’Hassan et de Jean-Marie, il m’écoute en souriant, amer, triste. Il ne m’entend plus vraiment. Il regarde son fusil comme un outil sacerdotal qui lui impose les gestes d’un culte auquel il ne croit plus. Il m’a dit : je voudrais que tout ça soit fini. Quoi, tout ça ? Un geste vers l’église et, derrière, le foutoir de ce pays. Kaddish… Dieu a donné, Dieu a repris, murmure-t-il. Avec sa barbe rare comme le blé dans une parcelle mal irriguée, il ressemble à Hassan. Ils portent un fusil qui se ressemble. Peut-être le même, je ne m’y connais pas. Les fusils n’ont pas d’état d’âme. Dieu n’a rien donné et a tout repris, je corrige. Hassan ne m’écoute pas. Il ne veut pas. Il n’aurait plus aucune raison d’être ici. Il ânonne : la terre, Dieu nous l’a donnée, la terre, il faut la défendre. Et nos frères et nos sœurs et nos parents. Moi : la terre, elle se défend toute seule. Si Dieu nous l’a jamais donnée, il y a longtemps qu’il nous l’a reprise pour l’offrir à d’autres. Dieu a donné, Dieu a repris : donner c’est donner, reprendre c’est voler. Et les proches de Menahem veulent la même chose que les proches de Hassan. La paix. Pax tibi. Menahem n’aime pas quand j’évoque Jean-Marie. Le passé. Celui qu’il n’a pas connu et qui fait partie de notre mémoire. Il finit toujours avec la mémoire, Menahem. Je lui dis : c’est une gangrène, ta mémoire. Un cancer. Qui ronge l’avenir. Moi, je veux une mémoire avec des rires d’enfant, des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde et des gens qui s’embrassent. Alors, je la vois, fugace, la larme qui traverse la pupille du soldat et qu’un petit caporal de conscience, en embuscade derrière sa paupière, efface impitoyablement. Tu ne dois pas rester ici, Moshe, m’a conseillé Menahem sur le corps fumant du bedeau. Tu es fou. Tu n’empêcheras rien et tes rêves sont morts depuis belle lurette. Lurette. Lunette de visée des snipers. Ce sont eux qui veulent tuer mes rêves. Mais est-ce que ça meurt, un rêve ? Est-ce que ça meurt comme un homme, en levant les bras au ciel vers celui qui n’y est pas ou qui se moque de lui ? En retombant, blotti comme un enfant qui a peur ? Je ne sais pas. Lachaïm, mes rêves.

Menahem est remonté dans son char. La nuit tombe. Des projecteurs vont s’allumer. Gloria. J’hésite. Je regarde le portail. Je songe à mes amis, de chaque côté de ce mur stupide. Les murs triomphent-ils toujours, même dans leur destruction ? J’ai des fourmis dans les jambes et dans la tête. Ça me démange. Je crois que je vais me lever. Marcher devant moi. Les amis de Menahem vont sentir leur cœur battre plus vite. Belle lunette. Agnus belli qui tollis peccata mundi. Quel péché ? La liste est longue. Il faudrait refaire le monde, en gardant l’homme. Rien que lui. Bon. Je me lève. À quelle image vais-je ressembler ? Celle d’une silhouette dans la croix d’une mire, sous le croissant de la lune et les étoiles silencieuses…

Partager