Euro qui comme Hugo…

Huguette de Broqueville,

Quel coup de jeunesse, il nous donne, le vieil Hugo ! En 1849, dans un éclat de rire général, il lance la formule des « États-Unis d’Europe ». Il n’a que faire du rire des imbéciles, il les retourne comme un gant, on l’applaudit. Je tiens à vous donner, à la fois, un concentré de son discours et l’atmosphère de la salle : Car Hugo et le frémissement du public ne font qu’un : le souffle inspiré, les cris, les rires, les applaudissements, cette vague d’excitation porte l’idée des États-Unis d’Europe jusqu’à nos pieds qu’elle couvre de son écume aux blanches mousselines (vocabulaire de Hugo).

Voici ce que ça donne :

DISCOURS D’OUVERTURE

M. Victor Hugo se lève et dit :

Messieurs, vous avez voulu dater de Paris les déclarations d’esprits convaincus et graves, qui ne veulent pas seulement le bien d’un peuple, mais le bien de tous les peuples. (Applaudissements) Dans cette ville qui n’a encore décrété que la fraternité des citoyens, vous venez proclamer la fraternité des hommes. Soyez les bienvenus ! (Long mouvement)

Messieurs, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? Beaucoup d’esprits positifs répondent : non. Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter : Oui ! (applaudissements) et je vais essayer de le prouver tout à l’heure.

Je vais plus loin : je ne dis pas seulement : C’est un but réalisable, je dis : C’est un but inévitable ; on ne peut en retarder ou en hâter l’avènement, voilà tout.

La loi du monde n’est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu. Or, la loi de Dieu, ce n’est pas la guerre, c’est la paix. (Applaudissements) Les hommes ont commencé par la lutte, comme la création par le chaos. (Bravo ! bravo !) D’où viennent-ils ? De la guerre ; cela est évident. Mais où vont-ils ? À la paix ; cela n’est pas moins évident.

Messieurs, si quelqu’un, il y a quatre siècles, à l’époque où la guerre existait de commune à commune, de ville à ville, de province à province, si quelqu’un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la Bretagne, à l’Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne : Un jour viendra où vous ne ferez plus la guerre, où vous vous réunirez en une assemblée qui sera comme votre âme à tous, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun : Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes ! Vivez en paix ! (Applaudissements) Ce jour-là vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple ; vous serez la France.

Si quelqu’un eût dit cela à cette époque, Messieurs, tous les politiques d’alors se fussent écriés : Oh ! le rêve-creux ! Que voilà une étrange folie et une absurde chimère ! Messieurs, le temps a marché et cette chimère c’est la réalité. (Mouvement)

Eh bien ! je suis de ceux qui disent avec vous, tous, nous qui sommes ici, nous disons à la France, à l’Angleterre, à la Prusse, à l’Autriche, à l’Espagne, à l’Italie, à la Russie, nous leur disons : Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où les bombes seront remplacées par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le Parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! (Applaudissements) Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe (applaudissements), placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, combinant pour le bien-être de tous ces deux forces infinies : la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! (Longs applaudissements)

Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, Américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer. (Immenses applaudissements)

Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans, et en trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a été dépensée pendant la paix pour la guerre ! (Sensation)

Supposez que les peuples d’Europe, au lieu de se défier les uns des autres, de se jalouser, de se haïr, se fussent aimés : cette somme de cent vingt-huit milliards, si follement et si vainement dépensée par la défiance, l’eût été par la confiance ! (Applaudissements) Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme avait été dépensée de cette façon, la face du monde serait changée ! On bâtirait des villes là où il n’y a encore que des solitudes ; on creuserait des ports là où il n’y a encore que des écueils ; l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes et la misère s’évanouirait ! Et savez-vous ce qui s’évanouirait avec la misère ? Les révolutions ! (Bravos prolongés) Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! (Nouveaux applaudissements)

Nous aurions sous les yeux l’espérance, la joie, la bienveillance, l’effort de tous vers le bien-être commun et le majestueux rayonnement de la concorde universelle. (Bravo ! bravo ! Applaudissements.) Et c’est là pour ma part le but auquel je tendrai toujours, extinction de la misère au-dedans, extinction de la guerre au-dehors. (Applaudissements) Enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l’ancien monde faisait prononcer par la force. (Profonde sensation) Et maintenant tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amérique, disons aux peuples : Vous êtes frères ! (Immense acclamation. L’orateur se rassied au milieu des applaudissements.)

DISCOURS DE CLÔTURE

Je serai très court, je ne m’exposerai pas à me faire rappeler à l’ordre par le président. (On rit.) Nous allons nous séparer, mais nous resterons unis de cœur. (Oui ! oui !) Nous avons désormais une pensée commune, Messieurs, et, une commune pensée, c’est, en quelque sorte, une commune patrie. (Sensation) Oui, à dater de ce jour, nous tous qui sommes ici, nous sommes compatriotes ! (Oui ! Oui !)

Savez-vous ce que nous voyons, savez-vous ce que nous avons sous les yeux depuis trois jours ? C’est l’Angleterre serrant la main de la France, c’est l’Amérique serrant la main de l’Europe, et quant à moi, je ne sache rien de plus grand et de plus beau ! (Explosion d’applaudissements)

Le jour où nous sommes, le 24 août, est l’anniversaire de la Saint-Barthélemy. Les catholiques couraient aux armes, les protestants étaient surpris dans leur sommeil, et un crime où étaient mêlées toutes les haines religieuses, civiles, politiques, un crime abominable s’accomplissait. Eh bien ! aujourd’hui, dans ce même jour, dans cette même ville, Dieu donne rendez-vous à toutes ces haines et leur ordonne de se convertir en amour. (Tonnerre d’applaudissements)

À la place de l’idée de vengeance, de fanatisme et de guerre, il met l’idée de réconciliation, de tolérance et de paix. Non seulement Anglais et Français, Italiens et Allemands, Européens et Américains, mais ceux qu’on nommait les papistes et ceux qu’on nommait les huguenots se reconnaissent frères (mouvement prolongé) et s’unissent dans un étroit et désormais indissoluble embrassement. (Explosion de bravos et d’applaudissements. M. l’abbé Deguerry, papiste, et M. le pasteur Coquelet, huguenot, présents, s’embrassent devant le fauteuil du président. Les acclamations redoublent dans l’assemblée et dans les tribunes publiques. M. Victor Hugo reprend : )

Frères, j’accepte ces acclamations, et je les offre aux générations futures (applaudissements répétés) oui, que ce jour marque la fin des massacres et des guerres, qu’il inaugure le commencement de la concorde et de la paix du monde ! (Longue et unanime acclamation. L’émotion est à son comble : les bravos éclatent de toutes parts ; les Anglais et les Américains se lèvent en agitant leurs mouchoirs et leurs chapeaux vers l’orateur, et, sur un signe du vice-président, ils poussent sept hourras.)

Hourra, hourra ! hourra ! hourra ! hourra ! hourra ! hourra ! L’écho du septième vient jusqu’à moi, ici, sur la page, en l’an de grâce 2002, ce mardi 12 février, quand l’Amérique considère l’Europe comme Gargantua Lilliput. Ah ! Hugo, toi qui as tant rêvé l’universalité et la commune pensée, tu es servi : nous en sommes à la pensée unique. L’Europe courbe l’échine devant la puissante Amérique dispensatrice de cette pensée, du dollar, de la démocratie, de l’éthique universelle. Aucune voix commune pour se révolter de cette suffisance. Aucun tribun pour s’indigner du silence de l’Europe face à la destruction systématique de la Palestine par Ariel Sharon. Aucun intellectuel n’a le courage d’ouvrir la bouche par crainte d’être accusé d’antisémitisme. Toi le poète des grandes orgues sentimentales, tu serais déçu de notre pudeur. Dans la chose littéraire, le sentiment est le tabou majeur de notre époque. Gommé en littérature, il se venge en politique. Tu pourrais développer une « géopsychologie » : jamais autant de sentiments et de ressentiments affichés, d’orgueil imposé, d’humiliation subie et, comme tu sais, l’humiliation est la pire des bombes à retardement. Elle s’inverse en haine et orgueil, tel Lucifer ben Laden contre le grand Satan américain. Toi qui espérais l’embrassement des peuples et des religions, nous assistons à l’exacerbation de ces dernières. Ta généreuse utopie de l’amour universel s’est diluée dans d’hypocrites et haineux égoïsmes. Le monde n’a jamais tant parlé de bon droit et de terrorisme, jamais tant prôné la paix et fait la guerre. La Gloire de Dieu s’estompe, celle d’Allah grandit. Mais, victoire ! L’Europe a l’euro. Elle a Victor Hugo (longues acclamations), heureux Hugo ! (Oui ! oui !) Bienvenu dans notre siècle que tu as rêvé devant un tas d’imbéciles, que tu as convoqué du tréfonds de ton génie, et que, durant trente ans, ta bouche n’a cessé de mastiquer avec des envols d’emphase et des particules salivaires qui arrosaient ta barbe fleurie. Ce siècle que tu as glorifié avec la souveraineté du visionnaire, que tu as appelé de tous tes désirs de grand politique, ce siècle te célèbre, même s’il te trouve pompeux, emphatique, bondieusard, dévoreur de toutes victuailles, mangeur à toute auge, dégustant le brouet de la Drouet, infidèle à la bonne Adèle, mais si terriblement Hugo, avec ton regard foudroyant. De ta tombe, ton œil nous regarde, toréador Totor, tes lèvres s’agitent au murmure d’une houle imperceptible : ah ! mes chenapans, mes descendants, mes Européens, je n’avais pas si mal vu, je fus Hugo, vous êtes l’Europe, vive l’euro !, vive Hugo !

(Longs vivats. Remue-ménage. Rideau.)

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