J’extrais d’un curieux dossier, sur lequel je compte revenir, le document suivant. Il s’agit d’un poème et de son commentaire relatifs au boustrophédonisme ou, à ce que certains préfèrent appeler Les Amis de la Boustrophède. Je rappelle d’un trait que Les Amis de la Boustrophede, dont l’appellation actuelle rend mal l’extrême ancienneté, forment ce que l’on désigne, au choix, comme une secte ou un cercle d’initiés. Je publierai, ici ou ailleurs, d’autres pièces importantes tombées entre mes mains. Centrale est l’idée que, à chaque situation, il existe deux réponses possibles d’ailleurs opposées. Ce qui n’est pas admis, c’est le médian, le tiède, le mou, le consensuel – jugé faux par nature.
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Il a paru nécessaire, avant d’aller plus loin, de faire connaître un poème essentiel qui éclaire tout le deuxième rite de sa beauté enveloppante. Il s’intitule Si… Pour un NO. Il est le plus probable qu’il ait fait partie intégrante du rite. On s’accorde en général à y voir un texte déclamé par le Grand Bâtard juste après les préliminaires du deuxième rite[1]. Préliminaires dont on sait qu’ils étaient fort longs et se terminaient par les mots « La fête était fal. Aux NOs maintenant d’ânonner »[2].
Si…
Pour un NO
Si un jour, peut-être, très fort,
Si un jour qui n’aura pas été proclamé,
Si, par tumulte ou par désir,
Si, de lasse nullité ou de mâle revanche,
Se levant, lui et cent mille de ses semblables,
Tous trouillant du dedans mais braves et sots pour eux-mêmes,
Si, méchants et fâchés contre leur existence,
Mais quêtant l’harmonie et prêts à lui faire place,
Le NO, un NO, cent NO, Mille NO,
En front commun, en fronde ouverte,
Avec les catapultes de leurs hargnes et leurs vies en bandoulières,
Mettant gros cailloux dans petits fronts et jetant leur sort dans la balance,
Si, réveillant les turns, les grabs, les tréps,
Tous ceux qui dorment en eux et à l’entour,
Sonnant autant que sonné, le grand réveil, quoi !
Si le NO, enfin, disait son nom.
Insouciant de la mitraille, confiant dans son courage, le NO s’avança jusqu’au cœur de lui-même. Noir et âcre, le cratère fumait. Et, dans cette combustion de scories mêlée de clapotis fétides, il crut voir son image. Plasmique, caoutchouteuse, impudemment répandue, l’image était là. Alors, tournant la tête vers sa légende, l’implorant de ses yeux d’humilité, il dit : « Est-ce là ce que je suis ? ». « Oui ! » lui dit la voix. Et le NO ne put que contempler son désastre. « Au moins, ne suis-je pas gâchis », dit-il pour s’excuser. « C’est vrai, lui dit l’autre, tu es plus gâché que gâchis ». Et le NO comprit. Il comprit que, gâché fondamental, personne ne l’avait cru digne de devenir gâchis. On avait toujours manqué de temps pour lui. D’amour aussi. Et il se retrouvait là, seul au bord du cratère, privé de toute identité, privé même de l’effrayante possibilité d’avoir jamais déçu quelqu’un. N’ayant jamais connu la caresse de la vague pas plus que la dureté du ressac.
Le NO vit cela et, quoiqu’il lui en coûtât, un sourire vint soudain illuminer sa face de rebelle. Il venait de comprendre que, jouet de l’impéritie d’un destin frivole, du moins s’était-il toujours tenu à l’abri de l’indignité. Et ses bras se tendirent vers tous les grands bâtards passés et à venir. Car, comme eux, il souffrait d’une faute qu’il n’avait pas commise. De cette minute, de cet instant date son affranchissement. Les idoles, toutes les idoles, aux doux sourires et aux cœurs de pierre, s’effondrèrent. Ces rédempteurs de fautes jamais accomplies, ces censeurs péremptoires : tous firent la culbute sur leur socle. L’airain, le marbre et le porphyre vinrent se fracasser sur le sol meuble.
Et quand la poussière enfin se dissipa. Et qu’il fut à nouveau possible de discerner la Grande Prairie de la vie, les deux portes du champ avaient été ouvertes et deux bœufs attelés à un soc d’argent avaient entamé le grand labourage. L’heure du Grand Jumal enfin allait sonner.
Si tu ris dans les deuils et pleures aux noces,
Si, de tes dix doigts, tu parviens à inventer vingt mondes,
Si, te retournant sur ta chaise, tu continues à aller de l’avant,
Si tu bois d’un coup le lait sauvage,
Alors tu seras un NO, mon fils !
Le premier vers de la dernière strophe a engendré un commentaire passionné (« Si tu ris dans les deuils et pleures aux noces »). La question est de savoir s’il permet de ranger Baudelaire parmi les initiés de la Boustrophède. Plutôt que de ne nous perdre dans une polémique dont on ne saura sans doute jamais le fin mot, nous avons préféré reproduire ici le texte incriminé, magnifique lui aussi, en laissant juge le lecteur.
La voix
Charles Baudelaire
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlait. J’étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,
Au-delà du possible, au-delà du connu ! »
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille, et cependant l’effraie.
Je te répondis : « Oui ! douce voix ! ». C’est d’alors
Que date ce qu’on peut, hélas !, nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J’aime si tendrement le désert et la mer ;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la voix me console et dit : « Garde tes songes ;
Les sages n’en ont pas de plus beaux que les fous ! ».
Troublante lecture en effet. Indépendamment du vers incriminé, c’est tout le climat général du poème qui frappe vivement l’esprit par son boustrophédonisme. Cet appel à briser les décors de l’existence, ce terreau de culture sur lequel on s’appuie pour mieux le renier, cette proximité des contraires (« …un goût suave au vin le plus amer ») : Baudelaire commet là un texte d’une élévation toute boustrophédoniste.
[1] B. Ruissel, À propos de quelques fragments boustropbédonistes et de leur place dans le rite, dans Bulletin Trimestriel des Archives des Idées Contemporaines, 24, 1967, pp. 37-45.
[2] Le palindrome constitué par « La fête était fal » (lafetetefal) a été noté par tous quoiqu’aucun ne soit parvenu, selon nous, à donner un sens certain au mot « fal ». Cette injonction s’insère en tout cas avec grand bonheur entre les deux premiers rites (grosse troulala et lessivage).