Eurofête chez les Euroliens

Liliane Schraûwen,

Mes bien chers little-brothers !

 

C’était il y a longtemps, bien longtemps. Avant même La Grande Unification. En ce temps-là, il y avait sur la Terre un double mouvement.

Il y avait ceux qui plus que jamais rêvaient de singularité, de particularisme, de nationalisme, de différences. On parlait de pureté du sang, de droit du sol et que sais-je encore. Les Bretons, les Basques, les Flamands, les Wallons, les Serbes, les Croates, les Hutus, les Tutsis… : un peu partout, on prenait les armes au nom du passé et de l’avenir, au nom d’une langue, d’une religion, d’une culture ; on se battait, on s’entre-tuait avec une sorte d’âpre plaisir. Des corps pourrissaient au soleil, d’autres dérivaient au fil des grands fleuves africains. En terre d’Europe (c’était encore comme cela qu’on nommait alors la région A 45 Euroland), certains restaient là, debout, figés par le gel. Des fosses communes s’ouvraient en silence, la nuit, et l’on y précipitait jusqu’aux femmes et aux enfants.

Des documents récemment découverts nous en ont appris beaucoup sur les mœurs de nos barbares ancêtres. Je sais que plusieurs, aujourd’hui, prétendent que ces choses n’ont pas existé. Les films, les CD-ROM, ces images que nous avons trouvées, tout cela ne serait que fiction, montages, œuvres d’art. Car il paraît qu’en ces temps lointains, l’Homo Consommator s’ennuyait beaucoup, et créait de toutes pièces de bizarres assemblages de sons et d’images aux seules fins de se distraire, de meubler le temps. D’autres artistes — les plus minables, sans doute — se contentaient d’aligner des mots sur des feuilles de papier que l’on pouvait acquérir pour un peu d’argent.

On appelait cela la Civilisation des Loisirs. Oh, je sais que ce terme peut faire sourire, aujourd’hui : considérer comme « loisirs » des combinaisons d’images animées ou fixes, voire des lignes mal imprimées sur un papier rudimentaire qui ne mettait que quelques années à se désagréger, cela paraît incroyable. Pourtant, cela a existé. Après tout, cet Homo Consommator était notre père, ou plutôt notre arrière-grand-père. Même si, comme vous, j’en ai un peu honte. Ne rêvons-nous pas, tous, de le connaître enfin, ce fameux chaînon manquant dont nous ne savons rien, et qui fit la transition entre l’animal primitif et féroce qui exterminait ses semblables avec frénésie quand il ne se délectait pas de divertissements imbéciles, et cet être lumineux et paisible qui constitue l’essence de notre race actuelle ? Mais je m’égare…

Quoi qu’il en soit, les documents dont je vous parle n’étaient pas destinés au plaisir. Ce ne sont pas des fictions, le Comité de Vérification Historique des Origines est formel.

 

À côté de ce courant de haine et de repli sur soi, un autre mouvement, timide encore, a commencé à se manifester. Celui-là même qui, au terme de mutations et de révolutions successives, devait déboucher sur La Grande Unification. Certains exemplaires du Consommator, en avance sans doute sur leur temps, tentaient d’unir leurs semblables plutôt que de les diviser. Bien sûr, il s’agissait avant tout d’intérêts économiques ; on était loin encore du Fluide-Amour-et-Connaissance qui constitue la base de l’unité profonde où nous baignons. Mais enfin, c’était un début. Des régions, des États se fédéraient, cependant que d’autres, ailleurs, s’émiettaient dans le sang et le feu. La Super-Communication-Directe-et-Infinie en était à ses balbutiements, avec un ancêtre ridicule de notre Big-Father tant aimé qu’ils appelaient, je crois, Internet. Il restait bien des obstacles pourtant, et le moindre n’était pas ce que ces primates du passé nommaient « culture » et « langue ». Car ils s’exprimaient encore à travers des codes complexes et différents de signes écrits, de sons, d’images. D’ailleurs, l’on se battait aussi pour cela : pour la primauté d’un langage sur un autre. Il y avait le français, avatar pourrissant d’une langue plus ancienne encore. Et l’engliche, qui gagnait du terrain à travers, justement, le vieil Internet. Et puis le chinois, parlé par un nombre incalculable d’individus. Et des tas d’autres, langues et langages, dialectes, patois, codes divers…

Et puis il y avait l’argent. Les plus cultivés d’entre vous doivent savoir à quoi je fais référence. Pour les autres, je vais tenter d’expliquer brièvement de quoi il s’agit. La Sécuniverselle n’existait pas, et chacun devait se débrouiller pour survivre, pour se vêtir, se nourrir, se soigner, se protéger des intempéries. Biens et services, tout s’achetait au prix de piécettes ou de feuillets de papier.

Un temps est venu où l’objet matériel qu’ils appelaient « argent » a disparu ; les transactions se faisaient alors électroniquement. Mais, malgré ce considérable progrès, il s’agissait toujours de monnaie, fût-elle virtuelle ou symbolique. Et cette monnaie que nos ancêtres dépensaient, il leur fallait d’abord l’obtenir, ce qui se faisait généralement en échange d’une certaine quantité de travail. Tant il est vrai que le malheureux Consommator se trouvait encore soumis à cette nécessité aujourd’hui si loin de nous : le travail. Je puis même vous dire que le manque de travail, chez eux, était considéré comme infamant ! On a peine à le croire, n’est-ce pas ?

Bref, tout s’achetait et se vendait, même le temps. Il existait des barèmes compliqués, des tarifs, des listes de prix. Car chaque objet, chaque bien, chaque service et chaque individu avait une certaine « valeur », fixée selon des critères très complexes.

Oui, je sais, tout cela vous paraît difficile à appréhender. Pour tout vous avouer, je n’y comprends pas grand-chose moi-même ! Quand je vous aurai dit que, pour tout compliquer davantage, chaque État possédait sa propre « monnaie », vous aurez compris à quel point ce système était ridicule. Les mêmes objets, les mêmes services, avaient une « valeur » différente selon le pays. Acquérir un véhicule — car nos ancêtres utilisaient encore ce mode archaïque de déplacement — était plus ou moins onéreux selon l’endroit du globe où l’on se trouvait. Et je ne vous parle pas des taxes diverses instaurées pour empêcher les Consommators de tirer profit de ces anomalies…

 

Jusqu’au jour, vers l’an 2000 de l’ère pré-unificatoire, où quelques pays déjà plus ou moins liés par des accords commerciaux et même, il me semble, par des traités militaires, décidèrent d’instaurer entre eux une monnaie unique. Ils l’appelèrent EURO, du nom de cet ancien continent aujourd’hui disparu. Mais les hommes de ce temps-là n’étaient pas prêts, et ce qui aurait dû être le début d’un âge de communication nouvelle fut, en réalité, le commencement du désastre qui devait détruire l’embryon de civilisation et la société qui était la leur.

Les membres les plus âgés de la communauté n’arrivèrent pas à s’adapter au nouveau système. Beaucoup se trompaient, continuaient de calculer en monnaie ancienne, payaient en EUROS des montants évalués sur base de la LIRE ou du FRANC, perdant en deux ou trois transactions les économies de toute une vie. Des escrocs comprirent tout le bénéfice à tirer de la situation, et l’on vit fleurir de faux bureaux de change où de prétendus conseillers-à-l’euro expliquaient à leurs clients naïfs comment se faire voler sans peine. Il y eut des vagues de suicide, des attentats, des émeutes. Quelques banques brûlèrent, cependant que les privilégiés se ruaient sur ce qu’on appelait des valeurs-refuges, comme l’or, les collections de tableaux de maîtres, les vins anciens. Là aussi, des escrocs les aidèrent, et les faux Van Gogh se multiplièrent, alors que la cote des vrais chutait vertigineusement. Un commando investit le Louvre, arrachant des murs les derniers vestiges de temps plus anciens encore.

Sur le plan international, de nouvelles guerres éclatèrent. Le pays considéré alors comme le plus riche et le plus puissant du monde ne put accepter la rivalité de cette monnaie qui risquait de supplanter la sienne. Un vieillard sénile et parkinsonien — car ces maladies primitives existaient encore — régnait sur un autre État. Amoindri par l’âge, la maladie et, paraît-il, l’alcool, il vit dans ce nouveau conflit international l’occasion d’affirmer sa puissance et de rendre à son pays son lustre d’antan. Il déjoua donc tous les contrôles, il contourna tous les obstacles de sécurité, et c’est lui qui, dans un moment de folie ou, peut-être, dans un instant de génie, déclencha le Grand Conflit qui détruisit presque entièrement ce qui fut le monde de nos ancêtres.

 

Comme vous le savez, il a fallu des siècles et des millénaires pour que la vie, enfin, reprenne ses droits sur la planète.

Et nous voici aujourd’hui, riches de la connaissance de ce passé dont nous avons trouvé les traces et la relation au fond d’étranges bunkers souterrains.

Et me voici devant vous, moi, le Médiateur, qui ai l’honneur de représenter notre cher Big-Father tant aimé. C’est sur sa demande que je vous ai raconté cette histoire merveilleuse et triste, afin que vous sachiez d’où vous venez, afin que vous appréciiez à sa juste valeur la bienveillante prévenance du Grand Maître Universel et afin, surtout, que vous célébriez dignement cette Eurofête qu’il a décidé d’instaurer. Ainsi pourrez-vous commémorer, chaque année, l’événement qui, mettant fin aux temps archaïques, permit la naissance de notre espèce et l’avènement de l’ère de La Grande Unification.

C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons été nommés EUROLIENS.

 

Prions donc ensemble, mes bien chers little-brothers, Euroliens, mes frères et sœurs, afin que nous soient épargnées les erreurs de nos prédécesseurs. Et rendons hommage à Big-Father, celui qui plus que jamais possède le règne universel, la puissance du Fluide-Amour-et-Connaissance et la gloire de la Super-Communication-Directe-et-Infinie !

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