Alors, €ureux ?

Jacques De Decker,

Un franc est un franc, une lire est une lire, un florin est un florin, une pesète est une pesète, disait l’adage. Cette tautologie chargeait les désignations des monnaies de bien davantage que de leur signification financière. Autour de ces mots fétiches, que de désirs, de regrets, de fantasmes ont couru et courront encore ! Imagine-t-on que, demain, dans la littérature, on entreprenne de partiquer toutes les conversions ? Et pourra-t-on s’attendre à ce que les écrivains, du jour au lendemain, se mettent à compter en devises nouvelles ? Combien valent, en euros, les sacs et les briques de la conversation courante ? Ils datent d’avant le nouveau franc, c’est tout dire sur la résistance du langage quotidien, et de sa créativité cependant notoire, aux mesures monétaristes…

L’Euro, dira-t-on, c’est encore autre chose. Un symbole, le signe que le grand chantier européen s’est traduit en un emblème concret, sonnant et trébuchant, pas seulement un étendard claquant au vent, et qui nous fait voir des étoiles, nous grisant de sa cosmologie euphorisante. Tout autre chose que les réglementations opaques qui peuvent déclencher, comme en ce lundi de février bruxellois où l’orage n’est pas que dans les nuées, la rage des agriculteurs face au pouvoir sans visage. L’Europe, à travers sa monnaie, se décline déjà dans les tarifs, et y a-t-il, de nos jours, des énumérations plus familières ? Une question plus lancinante que « Qu’est-ce que ça coûte ? ». une obsession qui nous définit mieux que celle qu’induit dans nos esprits l’horreur économique ?

On a pu déplorer que, le jour de l’introduction officielle de ce concept devenu éminemment concret, il n’y ait pas eu plus de réjouissances. Qu’un ministre importante, d’un pays germanique, mais au nom de fabuliste français, ait estimé que sa présence n’était pas requise, qu’il ait laissé les autres contempler le lâcher de ballons qui saluait la circonstance. Parce qu’il est convenu que rien ne peut plus se marquer de nos jours que dans le festif et le ludique. Ces appels à l’allégresse, en l’occurrence, faisaient suite à de discrètes tractations, menées dans le secret des salles de réunion stéréotypées, aussi interchangeables que les chambres des grandes chaînes hôtelières, où les interrupteurs sont exactement au même endroit, sous quelque méridien que l’on se trouve.

Et le résultat n’a été atteint qu’au pris de sacrifices qui, eux, ont concerné tout le monde. Les années préparant l’Euro auront marqué les esprits, parce qu’elles auront touché dans leur chair d’innombrables citoyens. Devait-on fêter cela : les emplois perdus, les sécurités sociales étranglées, les « mesures d’accompagnement » aussi rigoureuses qu’impitoyables ? Les chaînes de l’humanité future, disait Kafka, sont en papier de ministère. Ce siècle n’avait pas vingt ans lorsqu’il prononçait cette prophétie. Elle se confirmerait au fil des décennies, pour culminer dans cet édifice bureaucratique sans précédent qu’est l’Union européenne. Qui, à la différence d’autres structures étatiques, ne s’est même pas dotée, ne fût-ce que pour la forme, d’un département culturel digne de ce nom.

Car il semble, par exemple, que les rares initiatives que l’Europe avait prises sur le terrain de la littérature soient déjà compromises. Un prix littéraire existait tant bien que mal depuis une dizaine d’années, appelé Aristeïon, qui avait couronné une liste de lauréats dont il n’y avait pas lieu de rougir : Tabucchi, Nooteboom, Rushdie, Ransmeyer, Montalban étaient du nombre. Par ailleurs, cette même distinction avait un pendant consacré à la traduction. Et là encore, des délibérations éminemment délicates (comment comparer un poème catalan traduit en danois avec un roman autrichien traduit en portugais ?) avaient débouché sur la désignation de quelques lauréats aux mérites évidents : qui pourrait contester, par exemple, que Françoise Wuilmart, auteur de la monumentale transposition française du « Principe Espérance » d’Ernst Bloch méritait amplement d’être couronnée ? Tout porte à croire que ces deux prix d’excellence, où l’Europe se traduisait dans ce qu’elle peut produire de plus subtil et de plus sensible, ne puissent plus se conjuguer qu’à l’imparfait. La volonté de les poursuivre s’étiole, au risque de frapper de caducité ce qu’ils ont pu accomplir jusqu’à présent, car chacun sait qu’un prix littéraire, en disparaissant, efface des mémoires son palmarès, fût-il des plus prestigieux…

Non, l’Europe, à travers sa traduction la plus vénale, mais qui semble être son principal souci, n’est pas une promesse de bonheur pour les écrivains. C’est ce qui ressort des textes qui se sont très spontanément agglomérés autour du thème de ce numéro. Ils contiennent leur pesant de mélancolie, ils mettent un vibrato autour d’un motif qui n’avait pas, jusqu’à présent, été traité sous cet angle. Ils déplacent le problème, en fait, et lui font aborder des zones où on ne l’attendait pas. Ils rappellent que l’argent n’est pas seulement le nerf de la guerre, mais une composante tout sauf neutre de nos vies, qui est en train d’y occuper une place disproportionnée, de boucher les horizons, de boucher les issues. Et que le fonctionnement d’une monnaie unique est difficilement concevable sans une pensée du même type, c’est-à-dire sans tension, sans débat, sans réelle dynamique dans l’échange. Ce qui serait bien le pire ! Sommes-nous entrés dans l’ère de la monnaie du non-échange ?

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