Europe, fille de Phénicie

Jean-Louis Lippert,

 

Extrait d’Acéphalopolis, juin 2014

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Un grand silence noir déploie son voile sur Jérusalem en Atlantide. L’acteur en scène devine sous lui l’abîme sans visage des origines, puis il regarde le plafond de la voûte céleste avec ses nuages et ses anges. La force tellurique ne se représente pas, quand la puissance cosmique génère une pléthore de créations imaginales. Si figurent des monstres au sein du peuple des statues, ces chimères ailées métamorphosent les énergies naturelles en œuvres de culture. Mais le chaos n’a guère de langage pour se dire. Le propre de l’homme n’est-il pas de contempler les nuages ? Une enfance africaine me fit apercevoir l’importance du truchement des images taillées dans la matière pour unir ciel et terre. Lier l’organique au symbolique. Par le troisième œil se médiatisent vie et mort, jour et nuit, réalités et fictions. Quel coup de force que celui de tribus au désert, pour faire de l’absence de représentation le signe de l’Être et non du néant ! Mystification sans égale, si ces clans n’avaient usage, pour nommer la divinité, que de termes partagés avec les autres sémites comme la racine El, ou Adonaï, ou Rabbi, puisant ensuite ailleurs pour tirer Yahvé de Jovis ou Jupiter selon l’hypothèse de Freud, et que la seule façon d’affirmer leur identité fut de décréter imprononçable un nom divin fixé dans le tétragramme YHWH, qui ne faisait que voiler de mystère ce dieu des volcans Yahvé-Jupiter. Créer une idole universelle autorisant le pouvoir temporel à se revendiquer de l’Éternel : tel fut l’attentat conceptuel de la monolâtrie judaïque ! L’orage au-dessus du monde n’a cessé de s’intensifier toute la nuit. Je vois encore les sentinelles en armes voltiger dans leur singulier ballet sur la muraille du Temple. Elles sont d’essence divine et ont mission de sacraliser l’espace terrestre dévolu à Yahvé. Leur danse est nimbée d’une grâce inaccessible à la race inférieure, enracinée dans la glèbe depuis Caïn. Malédiction sur les paysans, de Canaan à Tamaroute ! Le peuple élu danse à la cime de l’humanité, mû par une spiritualité dont les mystères s’illuminent par la Kabbale. Sous lui rampe le monstre du tohu-bohu, traqué par des mitrailleuses postées sur le mur du Temple. Partisans et maquisards de l’ombre seront toujours des terroristes. Il s’en cachera demain sous la soutane du pape, lors de son pèlerinage au Saint Sépulcre. Le même jour ont lieu des élections en Europe et en Ukraine. Les Boches de Kiev ne sont guère allemands, si Panoptic n’a d’oreilles que pour offrir les mots de Poutine et de Merkel à Kapitotal.

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Jouer avec Shéhérazade les fascine au point que son regard détraque leurs parties de poker menteur. Je prête mon personnage à leur théâtre pour mieux m’assurer de leur figuration dans le mien. Mais il faut s’y jeter comme on plonge dans l’abîme. De partout et de nulle part je suis, donc j’ai ma place en ce sommet de l’humanité qu’est un village berbère de montagne, aussi bien que dans les bas-fonds interlopes où se croisent les pires pègres du monde comme cette Maison Blanche à Washington… On ne sait rien de la vie si l’on n’a pas fréquenté les repères de la plus vile turpitude, où le crime parade une fleur morale à la boutonnière. Ce bureau Ovale ressemble à la projection sur écran d’une fête somptueuse et factice. Et c’est une mise en abyme de plus que cet écran plasma sur le mur, où les services de la NSA projettent en temps réel des images de Poutine et d’Angela Merkel, tandis que l’on entend l’échange qu’ils ont en russe au téléphone. Le traducteur d’Obama paraît embarrassé par les rires échangés, lorsqu’ils évoquent le prince Charles d’Angleterre ayant comparé Poutine à Hitler. La famille royale d’Albion, comme sa gentry, n’étaient-ils pas favorables aux nazis ? La conversation roule sur les élections en Ukraine, où le roi du chewing-gum et du chocolat ne promet pas moins que de centupler les salaires, assurant son gibier qu’il dispose d’une seule cartouche : tirez sur Poutine en votant pour moi ! Des images au mur illustrent ce discours où l’on reconnaît, aux côtés du milliardaire levant le poing gonflé comme un ballon prêt à exploser, la silhouette filiforme de BHL. Toussotements dans le bureau Ovale, alors qu’un télescopage d’images montre deux jeunes Palestiniens abattus à bout portant par la soldatesque de Jérusalem, le ministre Liebermann affirmant aussitôt qu’il s’agit d’un complot génocidaire, l’armée d’Israël étant la plus morale du monde. Il se fait qu’est présent dans le bureau Naftali Bennet, star de la politique israélienne comme fondateur du parti La Maison juive et sémillant ministre des Services religieux, de l’Industrie, du Commerce et du Travail. Il se renverse dans son siège, tous les yeux tournés vers lui. J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie, c’est vrai, mais il n’y a aucun mal à cela…, souffle-t-il dans une bouffée de cigare. Ne sommes-nous pas le seul rempart occidental contre la barbarie d’Orient ?

3. Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

Toute civilisation n’exprime-t-elle pas une relation entre les hommes et l’univers ? Comment nommer un rapport social qui soumet l’âme humaine, la cité, le cosmos à ce Moloch auquel, selon le prophète, sacrifiaient les rois de Juda ? Pouvaient-ils savoir l’âme habitant une statue ? À quel point leurs fétichismes étaient ceux d’automates ? Mon effigie dans le bureau Ovale relevait d’un art sacré de l’Orient que l’Occident ne peut comprendre, qui d’un siècle à l’autre est passé de Jünger à Juncker. Hier, un génie de la littérature allemande combattait pour le diable ; de nos jours, le plus médiocre employé de bureau d’un continent va diriger l’Europe… Mais c’est un employé de l’Éternel ! s’exclame-t-on devant moi. Quand il était Premier ministre au Luxembourg, et que l’URSS existait encore, n’aurait-il pas favorisé la CIA pour faire exploser quelques bombes utiles à la stratégie de la tension ? Le foyer central de la guerre impose désormais d’organiser les attentats contre Sion. Car le judaïsme offre une structure nécessaire pour légitimer l’ordre binaire. Divinité suprême omnipotente, omnivoyante et omnisciente, Kapitotal guide le monde et la tour Panoptic lui garantit une caste sacerdotale impartiale… Tous les simulacres sont requis pour maintenir l’immense majorité des humains dans la servitude à une tyrannie sans précédent, dès lors que l’emprise psychique est assurée par un artifice de synthèse qui substitue son ersatz au Dieu biblique. Le clivage entre winners et losers trouve sa base ontologique dans la malédiction divine contre tout ce qui s’enracine dans une glèbe locale, quand l’élite mondiale voit sa domination justifiée par élection de Yahvé. Grâce aux moyens techniques appropriés, l’Esprit de l’Utopie se trouve éradiqué : leurs sous-produits d’imitation remplacent avantageusement philosophes, artistes, prophètes, aèdes expropriés. Le Septième ciel de l’esprit condamné, nul risque d’accéder à la Sphère par cette culture de magazines qui s’est emparée de l’espace littéraire à l’instar d’un BHL. Depuis les étages inférieurs, et d’une manière plus insidieuse que sous le nazisme, une main ferme plonge le corps social, tête la première, dans un marécage fétide. C’est alors que les lèvres de mon simulacre ont prononcé deux mots en arabe…

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L’océan ruisselle d’étranges lumières sur trois continents. L’écran des vagues fait resurgir un peuple de noyés et de crânes aux orbites vides. Jamais n’a cessé la traite négrière, toujours se porte bien le commerce triangulaire grâce aux négociations du grand marché transatlantique. L’acteur en scène tourne les yeux vers l’Amérique où Goldman Sachs a fait élire le président qui convient aux intérêts du Moloch. Diplomate et souriant, son masque de fils de Cham dissimule une soumission de grand style à Sem et Japhet par la politique du dialogue et de la main tendue, mais habile à dégainer ses drones pour tirer sans sommation. Francs-tireurs et partisans… pré-sen-tez armes ! La salve du canon sur le mur du Temple vient de pulvériser le drapeau tricolore à croix de Lorraine que je viens de hisser devant les sentinelles et l’obus doit être allé s’écraser du côté de Bethléem. Qui pourrait oser dire que Jérusalem doit son étoile de Goliath à la croix gammée qui flotta sur l’Europe, remplacée par l’emblème à la triple flèche concentrique de la Commission trilatérale, invisible sur l’officielle bannière européenne ? Il est certain que l’hitlérisme postulait l’abandon de tout patriotisme condamné comme terroriste et la destruction de toute résistance à une Europe nouvelle imposée comme rempart contre la barbarie orientale. Du point de vue nazi, folle et criminelle était l’insoumission populaire face à l’ordre supranational dont Tcherkassy fut en Ukraine la pointe avancée sur le front de l’Est, là même où dans sa campagne électorale vient de gesticuler le magnat du chewing-gum accompagné par BHL. Il est aussi certain que l’Amérique espérait l’écrasement par le Reich de l’Union soviétique, à l’instar des principales élites européennes. Il ne s’en fallut que de Stalingrad et d’une croix de Lorraine aujourd’hui déchiquetée par tous les vents mauvais de l’Atlantique. C’est donc une revanche contre de Gaulle qui se joue dans les élections du week-end. Contre l’idée d’une Europe allant de l’Atlantique à l’Oural se dessine le plan d’un marché transatlantique s’étendant jusqu’au Pacifique. Dans cette autre guerre, le Führer avait promis la chute de Moscou pour le 14 juillet. Jamais ne se renie un pacte méphistophélique, même s’il n’est plus d’Ernst Jünger dans la nouvelle Wehrmacht pour connaître Goethe. Il n’a plus non plus de visage, le diable qui négocie son âme et son corps avec le Faust collectif. Un masque nègre bégaie et sa langue fourche pour clamer qu’à l’Orient barbare s’oppose une civilisation…

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Shéhérazade est la reine de l’échiquier sphérique et elle vous met échec et mat. Cheikh mat ! J’ai distinctement vu prononcer ces deux mots en arabe sur les lèvres d’une statue de plâtre ou de bois coloré dans l’angle du bureau. Cette effigie grandeur nature de quelque prince oriental en turban semblait m’avoir dicté mes propres pensées. L’effet de la phrase est impressionnant sur la fine équipe réunie autour de la table brillante. Ils s’en tirent par des sourires entendus. Tout mon jeu consistait à faire croire que je préférais n’être plus une créature légendaire en leur noble compagnie, pour avoir le privilège d’entretenir des relations soumises à leur souveraine autorité. Vous voyez le genre. Ma tirade inspirée par le calife dans son coin, que je reconnais trop bien, les a désarçonnés. Je ne me prive pas de cette liberté nouvelle pour leur balancer un discours qui devrait exciter leur hilarité : Des organismes autonomes ayant perdu leur tête et n’ayant plus qu’un système nerveux commun se comparent au céphalopode, qui devient le modèle des systèmes économiques, politiques et idéologiques à l’échelle planétaire. Mais une seule structure humaine s’avoue pieuvre, celle du crime organisé. Cette structure organise Kapitotal et la tour Panoptic. À son imitation se construit l’Union européenne. À l’inverse, il fut jadis en Europe une coalition de têtes pensantes sur un seul corps commun. L’ironie de l’histoire européenne actuelle veut que la pieuvre dirigeante, pour sa propagande, se revendique de ce qu’elle ignore : cet organisme utopique reliant dans l’espace et le temps les esprits d’Homère et de Virgile, de Dante et d’Érasme, de Cervantes et de Shakespeare, de Goethe et de Pouchkine, de Hugo et de Fernando Pessoa. Ce génie polycéphale aspirait à un idéal spirituel dont ses œuvres mettaient en lumière l’antagonisme avec le pouvoir matériel. C’est au risque de leur vie que Giordano Bruno, Galilée, Diderot, Walter Benjamin tracèrent les voies d’une démocratie qui reste à inventer. Toute la supercherie d’aujourd’hui réside en la destruction de cet idéal, auquel se substitue un ersatz qui permet à la domination de paraître l’incarner, non sans se réclamer frauduleusement de ces illustres figures dont elle est la négation. Ce trucage par des analphabètes exige un matraquage idéologique sans exemple antérieur des populations européennes, réduites à la fonction de capital variable d’ajustement structurel – corps et âme !

6. Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

La Sphère, par le truchement d’une statue rigide et hiératique, vient d’inspirer Shéhérazade. Elle évoquait moins la figure d’une goule, cette engeance diabolique des Mille et Une Nuits, que tous les acteurs présents dans le bureau Ovale. Alors ma représentation s’est mise à sourire, et chacun put l’entendre dire : elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! De tels abrutis ne pouvaient savoir que cette parole prophétique était de l’aède Rimbaud. J’ai prononcé les derniers mots de sa Saison en Enfer : et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. Pour que l’effet stratégique fût complet, m’est venue cette citation de Marx dans sa Question juive : L’émancipation sociale du juif, c’est la société s’émancipant du judaïsme. À coup sûr, tout ceci tombait sous la condamnation de Maïmonide ! Avant que leurs services n’interviennent, il fallait m’expliquer. La bourgeoisie ne s’est-elle pas affranchie des tutelles despotiques par un contrat social engageant le peuple entier ? Chaque citoyen jouit du statut d’être majeur et responsable. De la volonté collective seule émane donc le pouvoir politique. Telle est la promesse démocratique. Or Kapitotal et la tour Panoptic ne font-ils pas surgir de nouvelles castes féodales et ecclésiastiques ? La rapacité des seigneurs de la finance et la perversité du clergé médiatique ne supplantent-elles pas les hypocrites férocités d’Ancien régime, au point que les vestiges de la noblesse et de l’Église paraissent de moindres maux, voire quelquefois de bienveillants recours protecteurs pour une plèbe saignée aux quatre veines ? Et n’est-ce pas imitation de transcendance divine que les nécessités économiques et idéologiques dictées à la vile gueusaille, toujours sous couleur de progrès, de modernité, de liberté ? L’humour sarcastique du Moloch ne fait-il pas hisser les drapeaux de la Résistance, de la Commune et de la Révolution française ? Alors, pourquoi s’étonner d’un retour apeuré vers le Moyen-Âge ? Quel argument contre la réaction d’extrême droite, même chez ceux qui prétendent se réclamer de l’extrême gauche ? Il faudrait, contre la tentation du diable, rien moins qu’un sens du septième ciel – du mana – de la Sphère !

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La nuit de l’Atlantide s’incline devant cette grandiloquence. Le soleil brille à l’Est et s’éteint à l’Ouest, vont découvrir demain les agents de la Panoptic à propos des élections en Ukraine et en Europe. L’acteur contemple au loin la ligne d’horizon, par-delà l’immense praticable de la scène. Sous l’océan scintillent des phrases qui lui sont parvenues dans une langue liquide. J’entends l’appel de ce qui a besoin de moi pour être dit et me crois destiné à le dire tant il vient des profondeurs, se dit-il. Toutes les crises de l’humanité sont des conflits qui opposent le corps et la tête, signalant des pathologies dans les rapports entre la matière et l’esprit. Toutes révèlent une absence de médiation. Quand noblesse et clergé font sécession du peuple, un Tiers état guillotine cette excroissance et crée des normes libérales pouvant à leur tour se transformer en tumeur. Tel était l’axe entre Washington et Jérusalem, qu’il voyait comme un péril Monsieur Tout Blanc venu de Rome poser son front contre le mur de béton séparant Israël du territoire occupé. La presse internationale avait éventé l’affaire d’une statue parlante à la Maison Blanche, et dans le même temps, comme si cela ne suffisait pas, voici qu’éclaterait bientôt le rocambolesque scandale du tombeau de David sur le mont Sion. Tout ça le week-end qui devait donner une tête à l’Europe. Car les principaux candidats n’avaient pas plus tôt fini de jacter sur la grandeur de l’humanisme que les cinq tonnes du David sculpté par Michel Ange s’écroulaient devant le Palazzo Vecchio. Mais ce n’était qu’une réplique. L’original, dans la Galleria dell’Accademia, s’était quant à lui envolé ! Ne restait que sa fronde à pierre, ce qui fit rire du côté de la Cisjordanie. Ce n’en fut pas pour autant le signal d’une troisième Intifada. Le commando militaire d’un seul homme qui avait très professionnellement opéré ce jour même dans le Musée juif à Bruxelles, offrant par un bain de sang l’occasion d’assimiler cet acte criminel à toute critique du sionisme, fabriqua la diversion souhaitée. Nul ne pouvait plus voir l’humanité comme un Golem, cet automate animé par la science cabalistique d’un rabbin, ni spéculer si le rabbin lui-même avait une tête. À l’unisson tous les membres de la confrérie, par la bouche d’Avraham Goldstein, interdirent la messe qu’un pape idolâtre allait célébrer dans le Cénacle où aurait été intronisée pour les Chrétiens l’Eucharistie. C’est alors que, depuis son tombeau, le David en marbre de Carrare éleva la voix pour chanter l’un de ses psaumes…

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Shéhérazade se sent comme une déesse primitive à l’âge de la pierre. Devant elle s’est évanoui le monde moderne, à mesure qu’une statue s’en est emparée. Ce sont des forces élémentaires d’avant Noé que ce clan regroupé dans une caverne au sommet de la civilisation. Nul son n’a franchi ses lèvres tout le temps de son laïus. On l’a entendue parler mais tous les mots venaient d’une ventriloquie manigancée par l’effigie grandeur nature d’un barbu à turban dans le coin du bureau Ovale. Elle cherche la cohérence de ce qui échappe à sa mise en scène. Bien sûr, il viendra des explications sur la présence de ce bois sculpté laissé là par Bill Clinton comme par les Bush père et fils. Et la dramaturge a reconnu les traits du calife Haroun al Rachid. Mais toute experte en magie qu’elle se veuille, comment admettre qu’il ait pu lui faire produire une analyse de l’Europe actuelle ? Le premier à réagir fut BHL : Bon résumé de la situation. J’aurais pu en être l’auteur, si je servais d’autres intérêts que les miens. Benny Steinmetz, principale fortune d’Israël, bondit : N’avoue pas cela, tu sais bien que nous n’avons pas d’intérêts particuliers ! Peu importe en regard de la confusion générale provoquée par les images de Terre sainte. Une attaque nucléaire n’eût pas causé plus de chaos que la diablerie des oiseaux de nuit surgis devant les caméras quand le David en marbre entonna son psaume depuis son tombeau sous les projecteurs : Seigneur, dirige-moi par ta vérité ! Je louerai l’Éternel pour sa justice ! Dans un sabbat de hiboux aveuglés par la lumière au sortir de leur antre, gardiens du Christ et rabbins furent mis en déroute par cette sorcellerie. Nul artifice technique n’expliquait davantage l’origine d’une telle voix que les acouphènes à la Maison Blanche. Il fallait donc évoquer la tuerie de Bruxelles. Mais la moindre mémoire non artificielle, depuis la bombe de la Piazza Fontana de Milan en 1969, n’avait-elle pas enregistré les innombrables massacres aveugles comme relevant d’une stratégie de la tension programmée depuis ce bureau ? Les regards se fixèrent sur la statue du calife. Ce n’était pas qu’il eût parlé, ce témoin de Bagdad exilé depuis le pillage des palais abbassides ; l’effet en était pire. Son silence à lui seul saturait l’atmosphère d’une clameur venue du fond des âges. Il était certain qu’il savait. Comment faire taire une vulgaire œuvre d’art ?

9. Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

Shéhérazade use d’un bien grand mot : l’artisan qui m’a produit n’avait rien d’un Michel Ange ! Par quel sortilège une statue grossière s’était-elle mise à parler ? Tout plaidait en faveur de sa disparition. Qu’elle fût de bois, de plâtre ou de terre cuite, cette antiquité douteuse n’avait aucun label et ne concernait pas le marché de l’art. En outre, elle pouvait évoquer l’image d’Abou Bakr Al Baghdadi, dont le nouveau Djihadistan courait des faubourgs de Bagdad à l’Euphrate en Syrie par la grâce d’Arabie saoudite et Qatar, affidés de l’axe Washington-Jérusalem. Dans ce carnaval qui faisait des émirs, cheikhs, sultans et califes de toutes les nations les esclaves des marchands, c’est au jongleur du verbe qu’il revenait de mimer la réflexion scandalisée sur une destruction de l’État, que par ailleurs on s’employait à bombarder. Leur silence accompagna ma litanie jusqu’à l’explosion, qui devait alourdir le bilan terroriste. Un commando militaire d’un seul homme avait fait son travail au Musée juif de Bruxelles, pour occulter le fait qu’un colonialisme raciste sans fard ni masque venait de s’imposer à la présidence d’Israël, pays le plus lepéniste du monde. Mais ils n’en ont jamais assez, spécialement en France où les esprits semblent un peu retournés. Chacun n’y comprend-il pas désormais gauche et droite comme les deux ailes réversibles du nouveau Versailles, inversées dans le miroir médiatique ? Dès lors que la Commune avec le communisme fut chassée du jardin à la française par les maîtres du château – qui assènent à la populace : Les intérêts de Versailles sont les vôtres qui vivez au-dessus de vos moyens – comment s’étonner si cette populace vote pour le plus populacier ? Fascisme et social-démocratie partagent la mission d’abolir toute conscience de l’antagonisme des classes, dans l’unité fantasmatique du peuple et de l’État. Mais si Goldman Sachs dirige la Banque centrale européenne, et Rothschild la cellule économique de l’Élysée ; si Kapitotal détruit toute communauté, toute sécurité, toute identité quand Panoptic ne bruit que de communautarisme, sécuritarisme, identitarisme : allez vous indigner de voir le prolétariat prendre le contre-pied de BHL et Bernard Tapie ! Tels devaient être, à la Maison Blanche, les mots inspirés par la Sphère…

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Washington et Jérusalem sont les piliers de l’empire, constate l’acteur sur la scène de tous les désastres. Une bombe y retentit ici comme là-bas. L’explosion qui s’est produite à la Maison Blanche résonne tout le long du mur des Lamentations. Revendiqué par Al Baghdadi, chef de l’État islamique de l’Irak et du Levant, l’attentat n’a pas fait de victime parmi les experts humanitaires qui entouraient Obama pour l’examen d’un plan de paix dans tous les conflits planétaires. La providence les a fait sortir par miracle juste avant le déclenchement d’une machine infernale dissimulée dans une antiquité mésopotamienne. Aussitôt les services de sécurité du monde libre ont décuplé la mise à prix sur leur inestimable remplaçant de Ben Laden, connu pour juger Al Qaïda trop modéré. N’est-ce pas à lui que vont en Syrie les largesses de l’Arabie ? S’il était encore fécond, le ventre de la bête immonde, pourquoi celle-ci paraîtrait-elle sur la scène historique avec la même gueule qu’hier ? Son immondice même ne tient-elle pas en l’art du camouflage, qui lui fait usurper d’éclatants oripeaux ? La ruse de l’actuelle Propaganda Staffel tient en son discours émancipateur, parant la Kommandantur des prestiges de la Résistance. Uniforme Feldgrau médaillé rébellion ! Comment la plus vulgaire démagogie ne recueillerait-elle pas le trop-plein des frustrations d’un peuple auquel il est prohibé de se connaître comme prolétariat ? Ce qui est prévu dans le canevas : contre la vague brune, union sacrée du rose et du bleu, titre BHL aux kiosques. Une pompe aspirante suce vers les nuées toute substance humaine, quand coulent au fond de l’abîme les déchets de l’humanité. Discours officiel d’Israël, unique pays lepéniste au monde : un chômeur c’est un Nègre ou un Arabe en trop. Sécession, ségrégation, séparatisme, apartheid : ces mots sont les appâts cachés de l’hameçon qui ferrent l’électeur, enduits d’une gelée contraire. Démocratie, droits de l’homme, Europe. Chaque jour, des mots jadis prononcés avec vénération sont astreints aux pires contrefaçons du sens. Les principes auxquels se référaient la gauche et la droite avaient les uns comme les autres une validité, qui ne fut jamais si manifeste qu’au temps où gaullistes et communistes se battirent contre un même adversaire. L’aristocratisme pétainiste aux ordres de l’Occupant fut réincarné à l’Élysée par François Mitterrand, dans une revanche de l’indignité parée des noms les plus prestigieux. Seuls m’indiquent encore un sens le regard et la voix des statues…

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Shéhérazade fut priée d’obéir aux consignes sécuritaires. Il fallait la faire taire, cette effigie du calife de Bagdad qui jactait dans le bureau Ovale. Quoi de plus utile que d’avoir sous la main cet Abou Bakr al Baghdadi, qui reprenait le rôle de Ben Laden ? Ce fut un travail de routine. Sitôt le dos tourné, la bombe a explosé. Mais l’affaire s’est gâtée, car la clameur d’Haroun Al Rachid reprenait de plus belle. Toute la Maison Blanche retentissait d’une litanie parasitant leurs éclats de voix. Qui n’a pas son anneau magique ? répétait l’invisible calife comme un marchand des rues. La fine équipe évoquait quant à elle un monstre appelé de Gaulle. Cette bacchanale démoniaque, dirigée par Moscou, que fut la Libération de la France. Par bonheur, la science du Reich put gagner le monde libre et la NASA mener son programme spatial, comme les cerveaux de l’Oncle Sam bénéficier des techniques de gazage massif pour pacifier le Vietnam rouge grâce à l’agent orange. L’anneau magique fait apparaître un djinn !

Imaginez ce foutoir qui autorisait des maquisardes communistes à mettre aux arrêts les éminences collaborationnistes ! Le grand patronat moins honorable que le prolétariat ! Djinn ayant le pouvoir d’asservir ce qu’il prétend servir. Car ce n’est pas un seul anneau, mais une chaîne de bagues de bracelets et de colliers assez séduisants pour que l’humanité se les passe aux doigts aux poignets aux chevilles et au cou… Trente ans, qu’il nous a fallu, pour y remettre bon ordre… Magie du crédit puis de la dette, gérés par les propriétaires de la chaîne d’anneaux ! Car la foi meut toute société. Qui représente l’universelle divinité se fait banquier de l’univers. Credo se change en crédit. La dette sacrificielle de l’humanité lui appartient… Jusqu’à quel point Shéhérazade est-elle maîtresse de son théâtre ? Je les entends pérorer sur le Dieu vengeur des Armées qui châtia l’engeance marxiste au Chili, premières armes des Chicago Boys. Ne fallait-il pas se défaire de l’esprit grec et de cette satanée déesse Athéna ? Que voulait donc dire la nuée de chouettes envolées du tombeau de David ? Et ces millions de colombes ayant pris leur essor depuis le Parthénon, pour les rejoindre au-dessus d’une Phénicie à feu et à sang ? Car je suis Europe, la fille du roi Phénix, que Zeus transporta jusqu’en Crète pour y donner naissance aux Européens. Qu’ont-ils, au fil des siècles, fait du Phénix ?

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