Love actually: 2015 edition

Martine Depret,

 

Donc, avant tout, fut Abîme ;
Puis Terre aux larges flancs,
assise sûre à jamais offerte à tous les vivants,
[…] et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels.(1)

Najat.

Cet hiver-là, je vis le doute et la crainte s’emparer des visages, s’installer dans les rues, occuper les conversations ! Cet hiver 2015 qui allait commencer dans quelques jours. Comme d’habitude, juste avant Noël. Quant à moi, jamais je ne pus traverser sereinement le long et humide tunnel de décembre, si faiblement éclairé, et l’appréhension commençait au changement de solstice, le 21 juin, très exactement. Jamais je ne pus supporter l’élargissement des nuits, l’obscurité étalée sur nous, les lumières crues des lampions partout répandues. Les boules trop colorées. La brusque joie des fêtes, l’ambiance souvent artificielle de famille et de chaleur. Je me sentais toujours hors de ce temps impie. Détourné et récupéré. Comme perverti.

Cet hiver-là, à la lumière jaune des vitrines et des guirlandes, s’étaient ajoutés les éclats blancs et bleus des gyrophares des voitures de la police, des ambulances, des pompiers même. À l’odeur des marrons et du vin chauds des marchés de Noël, se mêlaient celles des explosifs et du sang. Nous étions en guerre, et enfin, on commençait à en parler ouvertement… depuis la mi-novembre. Les attentats à Paris l’avaient révélée avec violence et nous devions dès lors réaliser : il y avait, pour nous y aider, des soldats et des chars, des écoles et des métros fermés, des magasins et des restaurants aussi. La difficulté était que l’ennemi s’était établi entre et parmi nous et qu’il n’était pas facile de le distinguer : il n’arborait aucun signe distinctif. Cependant, on nous demandait avec insistance de ne pas « faire d’amalgame ». Bien sûr ! Nous nous efforcerions de ne pas en faire. Ce n’était pourtant pas si simple de concevoir cette nouvelle façon de guerre et de s’adapter : d’adopter l’attitude pertinente qui devait se situer « quelque part » entre vigilance, prudence, tolérance et bienveillance.

On croyait apercevoir encore des éclaboussures épaisses d’un rouge sombre sur les trottoirs, ou sur les fenêtres et les museaux des trains fonçant tête baissée dans la nuit, aveuglés par la vitesse, vers Paris ou ailleurs. À feu et à sang, sang dessous dessus, il nous fallait pourtant reprendre le cours de l’existence et tâcher de fêter Noël avec une bonne humeur obligée, démontrer que nous n’avions pas peur pour nos nobles valeurs menacées gravement. La vie devait continuer, reprendre ses droits sauf pour ceux qui avaient été sauvagement assassinés et ceux qui les pleuraient… Show must go on.

Alors sur les pierres et les pavés, apparurent de petits fruits racornis qui éclataient dans de brefs sons secs – ces détonations multiples donnaient l’impression d’un combat permanent – et répandaient une poudre bleue qui aussitôt, la pluie aidant, se diluait et coulait dans l’eau des rigoles et des fossés, y formant une mousse céruléenne et nauséabonde. Il fut très vite question de pollution, de radioactivité et de cancer. Car ayant épuisé en vain, lors de trop nombreux colloques stériles, toutes les ressources du vocabulaire pour tenter de cerner puis de définir les drames de notre monde en pleine dé-création, les gouvernements et les scientifiques, avaient décidé de retenir ces trois mots-là qui désormais étaient au pouvoir, pour résumer l’ensemble qui bien sûr s’avérait catastrophique. Et auxquels venait de se surajouter comme pour les supplanter, le mot guerre…

Ces « fruits » m’obsédaient. Je ne me sentais pas autorisée à ne pas m’en soucier. Venus sans doute d’un passé lointain duquel je participais encore et toujours. Et ce bruit incessant que rien ne parvenait à étouffer. Oui, je me sentais à la fois concernée et responsable : ces pustules sur ces cailloux, ce n’était pas anodin. Ces petits fruits, sans autre pulpe ou jus que cette poussière bleue qui coulait tout droit dans la nappe phréatique, traçant sa route, recouvrant les taches de sang…

— Ça vous fait quoi, me demandait mon psy, imperturbable ?

— Je me sens impliquée : ce sont des conséquences… « ça » a mal tourné… C’est le contraire, l’avènement du contraire… le contraire commence. Il ne comprenait pas ! Il s’efforçait même de dessiner sur son visage, qui se devait pourtant de rester impassible, une expression qui se voulait à la fois interrogative et réprobatrice : en quoi cela vous concerne-t-il, de quoi vous mêlez-vous ?

L’avenir est à la mode, certes, et tout est dès lors possible mais quoi de plus incertain, improbable que cet avenir qui semble soudain oublier jusqu’à le renier, le passé. Dans quoi va-t-il s’enraciner l’avenir ? Ces champignons secs sont-ils à l’image de cet avenir oublieux de ses racines, qui accélère le pas et refuse dorénavant de se nourrir de la lente fermentation du temps écoulé ? Comme s’il allait tout réinventer… repartir de zéro après avoir bien balayé ! Le bleu en poussière qui sort de leur petite capsule froissée sera-t-il la couleur de demain ? Celle de l’après Noël 2015. Un monde bleu de schtroumpfs sans roses… un schtroumpf schtroumpfé à un unique schtroumpf. Un parfum de « synthèse » flotte avec un persistant relent d’amalgame sur le nouveau jardin public qui ressemble étrangement à celui des Finzi-Contini(2), version 2015.

C’était hier, me semble-t-il, que nous redoutions les petits hommes verts de Mars et leur langage gris métallisé d’appareil électronique. Allaient-ils nous envahir, menacer notre culture et nos libertés, risquaient-ils d’anéantir des siècles de civilisation ?

Eva.

Eva Czetsavka s’est levée tôt, embarrassée d’une nuit floue, et elle a allumé la radio pour écouter les mots. Les mots ordinaires des embouteillages et des accidents de la route, les mots du froid qui arrive et les mots de la pluie qui tombe sur la ville encore allumée et sur les sans-abri, les mots de la politique qui frappent les sans papiers et les mots des chansons. Quien dijo que todo esta perdido yo vengo a ofrecer mi corazon como un documento inalterable.(3)

Les mots répétitifs et si communs de nos désordres. Les mots qui en parlent sans rien résoudre. Elle a fait du thé et du café. Certains matins, elle fait aussi du chocolat et du pain grillé sur la flamme. Pour retrouver la chaleur du souvenir que ces odeurs ramènent. Un souvenir de petite fille qui ne parlait pas encore : il y avait donc bien « quelque chose » avant tous ces mots. Elle a allumé une cigarette et même pris des vitamines. C’est alors que, avec le bruit de l’eau qui bout et du café qui coule en faisant des crachouillis, les bruits des voitures et les cris des gens de la rue sont arrivés en foule pressée dans l’appartement, heurtant avec force son cerveau encore engourdi et ravivant cette angoisse indéfinissable sur sa poitrine, comme chaque matin. Elle s’est secouée pour la chasser, comme chaque matin, mais elle est bien là, installée avec des habitudes prises de longue date : dehors, à l’extérieur, des gens dont elle ne voit pas les visages s’interpellent, vont et viennent. Elle a regardé Juan partir vers cela… qu’elle n’arrive pas à définir mais qui cependant bouge, grouille même et lui lance un appel aigu… Consulter ses mails. « Votre ordinateur est exposé aux menaces ». Et vous aussi ! Ajoute-t-elle chaque fois qu’elle l’ouvre et que la phrase s’affiche. La peur peut dès lors occuper son ventre et le tenir bien serré, écrasé par ce terrible sentiment d’impuissance dont les mots n’ont pas l’air de vouloir s’occuper.

Des milliers d’espèces disparaissent irrémédiablement chaque jour tandis que les ressources partout s’épuisent. Les ourses blanches flanquées de leurs petits disparaissent sous leur banquise qui se désagrège et il n’y a presque plus de tigres : l’espace nécessaire leur manque. Les abeilles regagnent les villes, gorgées de pesticides dans les campagnes. L’eau va monter et, un jour, sans doute tout recouvrir. La COP 21 réunit les « hauts dirigeants »… Mais il semble à Eva que les phrases tournent autour de l’irréparable sentiment de détresse que provoquent les amours abîmées à jamais avec ces ourses blanches et leurs petits.

Y a-t-il un cimetière ondoyant de fleurs aquatiques où reposent en paix les ourses blanches à côté de leurs petits ? Un paradis que rejoignent ceux qui ne sont plus ici… Qui n’ont pas pu rester…

La crise économique heurte de plein fouet les plus fragiles dont le nombre augmente sans cesse. Les gens deviennent agressifs. Des hommes se poignardent dans le dos ou de face, pour un travail, pour un téléphone. Une mince tablette que l’on effleure délicatement et prestement d’un doigt sec et qui « délivre »… des informations… sur tout cela qui va si mal…

Le soleil brûle ceux qui cherchent sa lumière et sa chaleur tandis que les produits solaires tuent les récifs de corail et que la pollution coupe le souffle de ceux qui courent dans les parcs pour se détendre. Les crabes de toutes sortes et leur lente et maladroite progression latérale pincent facilement ceux qui avancent tout droit. Les crabes épuisent l’espèce. La télévision des pays riches fait grossir les enfants qui la regardent, bourrés de soda et de viennoiseries par des parents qui « bossent » tandis que d’autres, au loin, dépérissent par manque de nourriture. Malbouffe et malnutrition tuent également. Des récoltes se dessèchent et des inondations en submergent d’autres. Ailleurs. Partout. Ici. Encore ailleurs. Il y a aussi les guerres, des froides, des fratricides et des civiles, des de religions, et des économiques. Sans parler des culturelles – profondes et incurables – qu’on ne pourra bientôt plus évoquer faute de ce vocabulaire que les tablettes auront malmené jusqu’à ce que l’espèce « dictionnaire » s’éteigne, elle aussi, dans les lueurs des brefs et pâles clignotements électroniques. Mais les guerres, hélas, ce n’est pas nouveau, c’est de toutes les époques, de toutes les saisons. De circonstance !

Warning ! Votre batterie est faible ! Branchez-vous d’urgence…

Il faut se tenir informé ! Eva se tient informée : la réalité s’impose à elle sans vergogne, sans retenue, impudique, dévoilée, dans la brutalité absolue de sa matérialité, de son efficacité meurtrière. Son intransigeance inconsciente. Arrogante. Aujourd’hui il ne saurait plus être question de ranger sa petite voiture devant le garage, de décharger ses paquets, de les déposer dans le frigidaire ou au pied de son sapin, aidée de la femme de ménage comme le faisait sa mère qui, à l’époque, disait la servante… « notre servante espagnole ». Dix pots de confiture bien ordonnés sur l’étagère et qui allument dans la cuisine dix petites lumières rouges comme ces bougies dans les églises qui signalent la présence de Dieu, ne peuvent rien contre « ça » : cette agonie sournoise dont les anciens seuls semblent réchapper car eux, ne meurent plus et coûtent cher à la société qui bientôt devra songer à financer leur « droit à la mort dans la dignité » pour se débarrasser d’eux qu’elle aura mis tellement d’acharnement à prolonger. C’est ce qu’il est convenu d’appeler le progrès… Est-ce obscène ? Pathétique ? Ou seulement déplorable ?

Quand Eva ne travaille pas, pour diluer sa peur dans l’odeur et la chaleur de celle des autres, elle va au supermarché. Avant que le bus la crache dans une expiration rauque et bruyante sur le trottoir, Eva se remet un peu de rouge à lèvres, mue par une sorte de respect, – elle estime qu’il ne faut plus sortir non maquillée – noue son écharpe étroitement, saisit son cabas recyclable et songe. Le véritable amour servirait à comprendre, à accepter les vérités diverses et à permettre qu’elles coexistent, pour nous unir. Sans en débattre. Un autre, c’est ton frère, aime-le, ne le juge pas. Full stop !

Dans les allées du « supermarché », elle croise des gens. Elle tente de percevoir chez eux, des traces de joies ou de tristesses, des signes de vie, de leur vie. Soudain, une femme dépenaillée l’interpelle et se met à lui parler.

Elle n’a eu dans sa vie de quarante-huit ans que des drames et des malheurs.

Elle vient de se cogner et s’est cassé plusieurs dents. Et c’est cher, les dents. Son propre père avait des « indécences » avec elle sur lesquelles sa mère fermait les yeux. N’était-elle pas une « chose » encore, une « chose » de plus, quasi inanimée puisque déjà vaincue ? Une chose de plus à « entretenir » pour sa pauvre mère qui en avait déjà bien assez sur le dos, allez ! Sa maison est rongée par le salpêtre et elle tousse jusqu’à l’asphyxie. Son homme la battait qui a fini par la quitter. Et pourtant, elle s’y était habituée. Les coups, c’est des coups, les bleus, ça vous défigure, les insultes, c’est autre chose, n’est-ce pas ? Ça vous dévisage, si vous comprenez bien… Celui-ci avec qui elle vit aujourd’hui, est gentil, lui, mais ses enfants sont cupides et craignent qu’il fasse un testament en sa faveur – il n’est plus vraiment jeune – aussi s’opposent-ils à leur relation et ne viennent plus le visiter… Même à Noël… Pensez, si c’est pas malheureux… Elle a fait ses confitures car elle aussi craint la rouille de l’automne et l’obscurité du froid de l’hiver : des abricots serrés les uns contre les autres dans des pots, dans la lumière trouble de leur gelée orange. Ne regardez pas mes pieds crasseux ni ces sandales de plastique. Mes chaussures ont craqué. Elles étaient pourtant jolies avec une fine bride sur la cheville. Trop fine sans doute. Elle pense qu’elle vieillit et que les jours indéfinis, les nuits floues, les magazines, les compléments alimentaires, la pressent de prendre son temps à elle, ses heures de bonheur et de répit : de bien-être. Mais les horizons gris s’allongent toujours plus loin vers des lendemains qui refusent de chanter. Et le bien-être, elle se demande ce que ça peut bien être. C’est pourquoi, elle remplit son « caddie » de soutiens-gorge et de crèmes de beauté avec courage et un espoir probablement invincible en demain. Plus tard, elle l’abandonnera à quelques mètres des caisses… Repartira comme elle est venue, les mains vides… le cœur moins lourd : tous les mots qui lui échappaient pour parler de sa détresse, elle les a donnés à Eva pour qu’elle les porte avec elle désormais, en témoin, car sa raison vacille, là, dans les « rayons ». Il y en a des centaines qui demeuraient coincés dans sa poitrine.

C’est un univers que la folie et l’on peut s’y mouvoir, s’y croiser. On peut aménager ce recoin absurde qui n’appartient plus au monde mais y reste comme rattaché par un « caddie » abandonné, rempli d’objets disparates – le temps de faire comme si – et une frêle luminosité retenue dans les pots de marmelade. C’est en ce lieu même que se produisent les miracles de l’amour infini voué à la fragilité… à l’éphémère… à l’illusion… Le fil décroché d’on ne sait où pend dans le vide, on tente de le saisir et de faire une broderie ! On disait que c’était Noël, que c’était mon cadeau… songe Eva.

Dans son cabas « recyclable » Eva enfouira impuissante, la part de cette existence qui lui a été confiée. Elle aussi quittera le « supermarché » sans avoir rien acheté. Dans le bus, Eva se reverra, minuscule, avec sa grand-mère, sur la route encore bordée par l’été : chaumes blondis et corneilles noires qui les survolent en croassant. Tandis que les trottoirs et le béton gris nuancé de bleu, se dissolvent, elle songe à ce peintre qui rendait si bien ce jaune des chaumes et ce noir des oiseaux qui les hantent, luttant lui aussi, à grands coups de pinceaux et de couleurs, et qui très jeune, s’est rendu, éreinté. Fou ! Il cherchait la lumière au bout de ses pinceaux.

La phrase d’une chanson anglaise lui revient à la mémoire : This world was never made for one as beautiful as you, Vincent !(4)

Mais pour qui est-il fait alors ce monde ? Ce gigantesque manteau aux poches mystérieuses bourrées de toutes ces folies ?

Pourquoi repousse-t-il avec cette cruauté jalouse ceux qui, l’ayant dans la peau, s’occupent vaillamment de sa splendeur, la cherchent partout et demeurent inconsolables ? Inconsolables au point d’abandonner un piano solitaire dans le rouge et le noir et de s’en aller dans la nuit se précipiter sur les rochers parce qu’il faut bien arrêter le chagrin d’une façon ou d’une autre, allez…

Faire des confitures pour conserver dans des pots la lumière de l’été jusqu’à Noël et porter des chaussures à fines brides, vouloir se faire belle le court instant de remplir un « caddie », au fond d’une telle détresse, c’est aussi s’occuper de la splendeur du monde !

Eva voudrait aussi avoir le courage de s’occuper de cette splendeur.

Juan.

L’eau va tout envahir, remarqua Juan. La mer est toujours démontée et s’obstine contre les carreaux de la salle de bains : d’immenses vagues se fracassent le long des vitres dans un jaillissement verdâtre. Une salive trop épaisse pour qu’il parvienne à l’avaler, s’écoule des commissures de ses lèvres. Il sent le froid l’envahir peu à peu, monter en lui comme un serpent visqueux et glacé qui s’enroulerait autour de sa colonne vertébrale, et l’engourdir. La poigne de fer qui tient durement sa poitrine entière et son sort, ne relâche pas son étreinte. Il faut donc qu’il paye. Cela au moins ne le surprend pas.

Il frissonna. Il allait se réveiller, remonter sur lui la couverture. Eva serait à ses côtés et, demain, il rappellerait Maxime s’il en avait le temps et le courage.

Quelle heure était-il ? Il ne portait plus sa montre au poignet. Il avait dû l’enlever pour se doucher.

Mourrait-il sans savoir ni le jour, ni l’heure ? Il ignorerait l’heure précise de sa propre mort, lui, si ponctuel. Ce n’était pas possible. Il était improbable qu’il meurt lors d’un rendez-vous qu’il n’avait pas même pris la peine de noter. Ce n’était donc qu’un malaise, un cauchemar, peut-être ?

Il appela sa secrétaire : il fallait vérifier tout ça…

Eva devait s’être couchée à présent sans oser le déranger dans la salle de bains, sans s’être souciée de lui. L’avait-elle seulement entendu rentrer ? Eva portait toute la tristesse, toute la misère, tous les malheurs du monde. Elle méprisait son business et lui-même, sans doute. C’était pourtant bien avec l’argent généré par ce business qu’elle faisait du bénévolat… s’évertuant à prendre les transports en commun tandis qu’il avait un chauffeur, une voiture de fonction et à porter des vêtements de seconde main comme pour lui faire la leçon !

Sa secrétaire ne répondait pas.

Sa mère arriverait trop tard comme d’habitude. Elle avait toujours aimé le faire attendre. Elle refusait de considérer en lui l’homme pressé qu’elle non plus n’aimait pas.

Il regrettait que sa secrétaire soit déjà partie. Il l’aurait emmenée dîner puis, il l’aurait caressée. Cela l’aurait distrait, détendu.

Qu’importe. Il resterait donc seul et mourrait avant Noël, sans que personne ne s’en préoccupe. Chacun vaquerait à ses occupations, vivrait sa vie, poursuivrait sa route. Comme lui-même l’avait fait en dépit de tout ce qu’il avait dû abandonner pour y parvenir. Ainsi il prouverait une dernière fois qu’il n’avait besoin de personne, fût-ce dans le pire des cas. Il en conçut une grande satisfaction.

Sa dignité lui était restituée.

Déjà, sa secrétaire entrait dans son bureau. Elle vint contre lui pour lui faire signer son courrier. Il sentit l’odeur tiède et sans hésiter, l’invita à dîner. Elle accepta. Elle ne se refusait jamais. Il glissa furtivement la main gauche entre ses cuisses pour éviter tout malentendu. Elle quitta la pièce lentement. Il envisagea la photo d’Eva posée sur le coin de sa table. Décrocha son téléphone.

Il se sentait de bonne humeur, ragaillardi. Cette fois, il préviendrait qu’il ne rentrerait pas. Il dirait un mot aimable à Eva. Lui achèterait un beau sac pour Noël. Il était content de lui, presque satisfait. Brûlure rose, assaut, spasme. Ce n’était plus qu’une question d’heures maintenant. Dîner puis hôtel, hôtel puis dîner, hôtel seulement, il n’y avait plus que cela à orchestrer.

Eva, démaquillée, devait lire, le visage contrit, le repas réchauffé trop souvent, desséché. Pourtant, il savait, Eva ne dirait pas un mot et à ce silence, il n’ajouterait rien. Entre eux, il continuerait de couler pour les séparer les flots de migrants, de sans-abri, de sans papiers, de « sans dents », les déshérités et les miséreux de tout poil. Toujours plus fantomatiques, plus démunis. Toujours plus nombreux.

Et elle ne ferait ni sapin, ni cadeaux parce qu’elle ne voyait « aucune raison de fêter ça entre riches » surtout de nos jours, déclamerait-elle.

Loin, quelque part, dans un coin de la pièce, il entendit sonner son portable, tressautant sur le carrelage de la salle de bains. Ce devait être Eva ou cette autre femme, jeune et commune avec laquelle il avait déjeuné. Il ne se rappelait plus son prénom. Ce genre de femme n’a pas de prénom. Il ne se rappelait pas davantage avoir déjeuné. Ces seins, ces cheveux si naïvement colorés, cette charmante vulgarité si accessible et si confortable. Sans ambiguïté. Ce contact aisé de cette chaude chair sans prénom. Voilà ce dont il se souvenait. Il la recontacterait. Elle lui était sympathique.

« Y a-t-il quelqu’un en toi, Juan, qui mériterait ma sympathie et mon estime et que tu crois pouvoir encore sauver ? »

Maxime le regardait gravement.

Alors, il poussa un cri faible dont le son resta noyé dans cette salive épaisse, contre ses dents, au bord de ses lèvres qui ne s’ouvraient plus. Comme ce « je t’aime » qu’il avait un jour articulé pour elle, pour l’écume salée de Maxime jaillissant dans sa bouche et qu’elle n’avait pu entendre. Et qu’il ne répéterait pas.

Serait-ce une larme, une enfin, une seule, cette petite eau froide qui coula de son œil vers son oreille pour pleurer avec lui ?

Et serait-ce cette larme, le cadeau d’adieu de Maxime ? Le cadeau de son dernier Noël ?

Maxime.

« Parmi les menteurs, les tricheurs, les amateurs, tu as été mon héros, cher Juan, et cela ne se peut changer parce qu’il n’y a pas de miracles chez nous, les mortels et ce cœur que tu m’as donné, désormais, je le porterai seule. » Sur ces derniers mots s’achevaient leur histoire et la lettre de rupture qu’elle avait écrite à Juan. Maxime vérifia qu’elle avait bien cité les vers de Byron :

Fare thee well ! And if for ever

Still for ever fare thee well :

Even though unforgiving, never

Gainst thee shall my heart rebel (5)

En effet, elle tenait à ce qu’il sache qu’elle entendait bien conserver pour lui son amour intact et que c’était l’unique raison de cette rupture : le quitter avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle ne puisse plus l’aimer.

En revanche, elle ne lui avait pas dit qu’elle portait son enfant depuis quelques mois et qu’elle avait pris la décision de le garder.

Alors, le téléphone sonna et Najat lui annonça la mort de Juan ! Avant-hier, le 21 décembre, dans sa salle de bains, le cœur… Il en avait donc un, ajouta Najat, méchamment.

Après avoir raccroché le téléphone, Maxime se rua dans sa chambre et contempla sans le voir vraiment son lit sur lequel étaient étalés, dispersés dans le plus grand désordre, – il y en avait aussi qui jonchaient le tapis – des vêtements, quelques objets de toilettes, l’un ou l’autre livre, des boîtes de médicaments, des disques. Elle s’apprêtait donc à essayer de caser tout cela dans une minuscule valise et à partir. Mais, à présent que Juan n’était plus, elle ne se souvenait pas bien. Projetait-elle de partir deux, trois jours avec lui, à l’occasion de Noël puis, se ravisant, renonçant, elle s’était interrompue et était allée écrire la lettre ou avait-elle eu plutôt l’intention ferme de quitter Marc pour de bon, cette fois ?

Tout quitter ? Choisir, trier, décider et partir. Jusqu’ici, ne l’avait retenue que la recherche acharnée de l’erreur possible, éventuelle, probable. Celle-là même qui lui ferait une leçon qu’elle avait encore à apprendre. Ne pas se tromper d’intuition, ne pas confondre désir et sentiment. Plaisir et paix. Juan mort, Juan n’étant plus, il lui faudrait retrier encore, songeait-elle, troublée, dans son profond désarroi devant le capharnaüm répandu partout dans l’appartement. Vite, se ressaisir et ranger tout avant le retour de Marc. Il était inutile de l’inquiéter. Puis, plus tard, reprendre posément le tri, celui des heures de la vie, la vraie, celle-là qui « ne repasse pas les plats » et alors seulement décider. Considérant d’un d’œil différent la petite valise de cuir gold qu’elle avait jugée insuffisante pour partir en week-end avec Juan, elle la trouva brusquement bien assez grande.

Lorsque Marc rentra ce soir-là, il trouva son épouse, les yeux rougis, en train de lire dans le canapé du salon. Il y avait un feu allumé dans la cheminée. Ce qui suffit à expliquer cette temporaire irritation des paupières.

« On nous a enfermés dans cette grande salle vide, au bout des ateliers de l’Arsenal, sans doute parce qu’on ne pouvait pas nous mettre dans les cellules avec les prisonniers ordinaires. On nous a donné des lits de sangles, des couvertures. On a pris tous nos papiers, l’argent, et tout ce qui pouvait être une arme, même les aiguilles à tricoter des femmes et les petits ciseaux à barbe des hommes. À travers les hautes fenêtres à barreaux, on voit une esplanade nue, recouverte de ciment fissuré, […].(6) »

Elle referma le livre, le déposa sur la table basse, regarda son mari.

À quoi penses-tu ? Lui demanda-t-il poliment. Mais, à ces fêtes de fin d’année, à Noël, à tous ces gens, sans toit, sans papiers, à ces migrants, à leur courage insensé qui les pousse à partir, à tout quitter, à fuir droit devant eux avec une telle force, une telle détermination. N’emporter avec soi que le strict minimum dans de pauvres sacs, s’engager sur les routes sans même savoir où elles mèneront. Avec des enfants, des bébés, des vieillards, des malades… Petite, quand je voyais à la télévision des images de l’exode des populations pendant la seconde guerre mondiale, je me disais : je serais restée sur place. Jamais je ne me serais risquée ainsi sur les chemins avec des enfants en larmes. et de vieilles poussettes déglinguées pour transporter le très peu de chose qu’il m’aurait fallu absolument conserver de ma vie. De quelle sorte d’espoir faut-il donc être animé pour agir ainsi ? Ô, Marc, quelle confiance, plutôt même quelle foi !

Alors qu’il me semble à moi que l’insoluble et l’irréparable sont advenus. Est-ce bien l’hospitalité, un réel asile accueillant et réconfortant, digne de cette foi, à la hauteur de cet espoir que nous leur offrons ou plus égoïstement, un point de chute qui pourrait les amener à tomber encore plus bas. Et cela parce que l’on ne peut évidemment pas les rejeter à la mer et sur les routes si nous voulons avoir bonne conscience. Dès lors, se pourrait-il que nous soyons à notre tour entraînés dans leur chute ? Et comment, alors, nous en expliquer à ceux qui ne sont ni dans les camps de réfugiés, ni dans les asiles de nuit et qui dorment sous les porches des immeubles, dans les halls des gares, les bouches de métro et qui font nous font peur, la nuit, quand on rentre chez soi… « Toi t’envoies dix francs pour les enfants du Gange parce que tu as vu des photos qui dérangent, t’envoies dix francs pour les enfants d’ailleurs parce que t’as vu des photos qui font peur. Et elle que tu croises en bas de chez toi ? » Cabrel chante un truc dans ce genre…(7)

Alors, Marc, imitant Louis Jouvet : « Non, mon p’tit, ce sera pas Noël pour tout le monde, mais quand même, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »

Elle faillit demander : mais QUI est de BONNE VOLONTÉ finalement ?

Elle s’en abstint de crainte de s’entendre répondre par Marc, toujours philosophe : tout le monde, personne, toi, moi, nous, eux. Au point où on en est, qu’est-ce que ça change ? Ce qui ne l’aurait ni rassurée ni réconfortée. Un peu agacée même.

 

(1) Hésiode. Théogonie. (v.116 sq) Début VIIe siècle av. J.-C.

(2) Giorgio Bassani. Le jardin des Finzi-Contini. 1962.

(3) Francis Cabrel et Mercédes Sosa. Vengo a ofrecer mi corazon.

(4) Don Mclean.American Pie. 1971. Vincent.

(5) Lord George Byron. Correspondance. 17 mars 1816.

Adieu, et si c’est pour jamais

Eh bien ! Pour jamais adieu,

Même s’il n’y a pas de pardon,

Jamais mon cœur ne se rebellera contre toi.

(6) Don Mclean.American Pie. 1971. Vincent.

(7) Francis Cabrel. Saïd et Mohamed

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