Les Caprices de « Frau Grüssgott »

Hermine Bokhorst,

J’adore faire mon petit tour dans les couloirs le matin, vrai dédale en marbre que je connais comme ma poche à présent. J’aime croiser la délégation roumaine avec leurs petites mallettes de cuir, les attachés parlementaires irlandais affichant des airs affairés, les journalistes italiens en grande discussion gestuelle, les visiteurs autrichiens un peu raides sous leurs imperméables de marque… Invariablement, ils me gratifient d’un vibrant « Excellente journée, Madame Grüssgott ! » ou d’un cordial « Bon petit-déjeuner, Madame Grüssgott ! ». J’en ronronnerais de plaisir. S’ils savaient !

Cela fait cinq ans que j’habite le Caprice des dieux, sous la cloche à fromage bien sécurisée du Parlement européen. Je ne m’appelle pas réellement Madame Grüssgott. Je vais vous raconter mon histoire si vous me promettez de l’inclure dans votre livre.

Jetzt geht die Chose loss !

Mon vrai nom est Petra Lukowski, je suis polonaise. De Byalistok. Comme plein d’autres compatriotes, j’ai pris le bus en direction de Bruxelles en 1991. J’avais vingt-cinq ans et des rêves de télé américaine plein la tête. Je venais de décrocher mon diplôme d’ingénieur agronome. Je croyais qu’il représenterait la clé pour un avenir rose et or, situé loin, loin de la terre de désolation et de désespérance qui m’a vue naître. J’avais tout pris dans le vieux sac de cuir récupéré chez ma grand-mère : un carnet, ma brosse à dents, un petit miroir, un échantillon de parfum acheté cher au marché noir et deux saucisses sèches. Dans le car, je regardais défiler les paysages larmoyants et gris. La monotonie d’un pays plat planté de mornes bouleaux qui obstruent toujours la ligne d’horizon. Mes compagnons de voyage biberonnaient leur alcool de patate distillé maison, un breuvage qui exige un estomac en Téflon et qui grille instantanément au moins cent mille neurones. Je tenais bien trop à mes connexions cérébrales pour les risquer dans une aventure éthylique mais surtout je voulais être fraîche et opérationnelle en vue d’un éventuel emploi dans cette Bruxelles mystérieuse qui décidait du sort des agriculteurs européens. Si j’avais bien compris, il s’agissait d’une sorte de bureau du Plan — pas celui du parti mais à la sauce démocratique — où chacun des douze pouvait ajouter son étoile politique, comme sur le boulevard des célébrités à Hollywood. Je me suis endormie dans le carrosse des espérances au milieu des chahuts à 72°.

L’autocar nous a déposés sur un terrain vague devant un grand hôtel bruxellois. Il s’est garé parmi les autres véhicules collectifs polonais. Nous étions cent, deux cents, trois cents, sans doute plus, hagards et désemparés. « Tu sais où se trouve la mission polonaise ? C’est là qu’on trouvera du travail ! » On se bousculait, on s’invectivait, on se pressait. Il fallait arriver le premier ! Il n’y en aurait pas pour tout le monde. Remonter de l’hôtel Président vers le Botanique. Prendre le tram 92 (il y a peu de contrôles). Sortir à Louise, descendre à pied vers la porte de Hal… J’avais mon copion. Avec le stress, je ne devais pas être très présentable, mais bon je courrais avec les autres en me tordant les chevilles sur les trottoirs grossièrement pavés. Drôle de capitale européenne ! Je suis arrivée hors d’haleine et hirsute à la mission. Le curé nous attendait calmement comme il attendait chaque jour l’arrivage de la main-d’œuvre clandestine polonaise. Une messe d’abord, les places ensuite. J’ai regretté de ne pas avoir avalé au moins une gorgée du tord-boyaux autochtone avant de sortir du bus. Elle aurait permis de dominer mon angoisse. Personne ne nous attendait. J’avais dépensé toutes mes économies pour prendre ce fichu car et me voilà dans la file d’attente, pire que celle qui se déroulait devant les grands magasins Goum à Moscou à la rumeur d’une arrivée de chaussures.

J’ai fini par décrocher un job : avec mon allemand, j’allais travailler en tant que dame de compagnie pour une duchesse teutonne qui avait fui ses petits-fils en exigence d’héritage. Frau Crombrugge von Stiellenbach zu Asschenfeld, ça arrache un peu la bouche comme l’alcool de patate mais ça arrache surtout l’estime de soi d’une ingénieure sortie avec distinction de l’université de Krakow. Bon, elle était encore relativement sympa du haut de ses nonante ans de dignité échoués dans un lange pour incontinents. J’avais le lit (dans l’avenue Molière), le couvert (chez le traiteur Nihoul) et l’argent de poche pour m’acheter enfin des vêtements dignes de ce nom. Mais je devais être sur le qui-vive en permanence pour ne pas me faire repérer par la police. J’étais une sans-papiers d’Uccle. Une bonne catholique polonaise est certes moins visée que les clandestins musulmans d’outre-Bosphore, mais il fallait se méfier tout de même !

Tout allait pour le mieux dans la meilleure des capitales européennes, jusqu’à ce que la comtesse avalât son bulletin de naissance. Déboulement des petits-fils, vente de la maison et la pauvre Petra s’est retrouvée à la rue vêtue de son splendide Burberry’s avec son vieux sac de cuir contenant une brosse à dents, un flacon d’Opium, un set de maquillage avec miroir de chez Dior et deux boîtes de caviar iranien. Petra, SDF, arpentant les trottoirs en pavés défoncés de la porte de Hal à la recherche d’une solution. La mission polonaise avait déménagé. Les bus de Byalistok débarquaient les nouveaux venus sur la petite ceinture à cheval entre deux zones de police, une sorte de no man’s land juridique. Entre-temps, la Pologne était entrée dans le giron européen. Et Petra a fini au Samu social.

Je ne me sentais aucune affinité avec ces habitants de la rue éructant la société capitaliste, accros pour certains à la vodka antigel ou s’auto-défonçant aux larmes de victime dans un registre qui m’était devenu étranger. NON. Pas comme cela ! Je veux les roses et ors ! Le respect et les euros !

J’ai dormi, ou plutôt vaguement somnolé sur un fauteuil à l’entrée du centre d’accueil de nuit. Guettant les puces orphelines et les pétages de plombs collectifs. Le lendemain, la gentille assistante sociale a voulu recueillir mon histoire, celle de la Polonaise digne en vêtements de marque. Je lui ai parlé d’un portefeuille volé et d’un train raté. Elle a fait semblant de me croire. Je lui en suis reconnaissante. Elle m’a dit, qu’en journée, il fallait quitter le Samu social mais que je pouvais y revenir dès vingt heures et qu’elle me réserverait un lit. Pourquoi n’irais-je pas aux portes ouvertes de la Commission, puisque nous étions le 9 mai ? Avec mon look, affirmait-elle, personne ne se douterait que j’étais sans-abri. Au moins, je n’aurai pas à errer dans les avenues, sans le sou. C’est comme cela que j’en suis venue à habiter ici. Je vois votre étonnement. Permettez que je détaille.

Quand j’ai franchi la porte du Caprice des dieux, j’étais complètement fascinée. En colère aussi ! Mon pays avait intégré l’espace européen sans moi. Administrativement, je devais faire figure d’apatride. Je ne pouvais même plus tenter une naturalisation pour raisons politiques. Je me voyais encore moins retourner, penaude, dans la masure familiale au milieu des forêts de bouleaux. Pour les miens, j’avais disparu. Je préférais m’effacer de leur carte affective que d’avoir à me justifier. Absorbée par mes pensées, je me suis laissé happer par la houle des visiteurs à travers le bâtiment de verre et de prestige. Je me trouvais dans un état second. Ce contraste avec la nuit de cauchemars au Samu…

Je ne sais plus comment, je me suis retrouvée enfermée dans les toilettes après la fin des portes ouvertes. Le lendemain, les fonctionnaires ont repris possession des lieux. Je suis sortie des waters, raide et digne, amidonnée de l’intérieur comme une directrice d’école de filles ultra-catholique. Personne n’a fait particulièrement attention à moi. Sauf l’huissier d’étage qui m’a lancé un truc, en flamand, je pense. Je n’ai rien compris, j’ai supposé qu’il me saluait et j’ai répondu automatiquement : « Grüssgott ! », comme j’en avais l’habitude chez Frau Crombrugge von Stielenbach zu Asschenfeld. Le gardien a cru que je déclinais mon identité. Je suis donc devenue Frau Grüssgott. Je sais, c’est tellement incroyable, mais oseriez-vous contredire une directrice d’école aux airs aristocratiques ?

Je me suis promenée toute la journée dans les couloirs pour découvrir un endroit pour me réfugier la nuit. Je l’ai trouvé. Je ne vous confierai pas dans quelle pièce j’ai élu domicile, c’est bien trop risqué. Il y avait des douches à chaque étage, je chipais des jupes et des chemisiers classiques, passe-partout. Personne ne se rendait compte que des vêtements disparaissaient dans les migrations mensuelles vers Strasbourg. Les walking dinners se succédaient dans les divers communs et j’y ai pris mes habitudes. Tout ce luxe ! Cela me dégoûtait un peu… C’était ça ou la rue, je n’allais pas faire la difficile.

Petit à petit, je m’enhardissais. Je prenais plus de place. Je m’inventais un personnage : « Frau Grüssgott », celle que l’on voit partout et qui fait un peu peur. Celle à qui l’on n’ose pas trop poser de questions tant son assurance se marquait sur son visage impénétrable. J’ai commencé par me glisser dans l’hémicycle, au fond, pour assister aux débats que j’imaginais passionnants : pensez-vous, j’assistais à la construction européenne ! Bien vite, je me suis rendu compte que c’était Clochemerle qui y régnait. D’abord, mon pays, tous les privilèges pour ma région, des avantages maximaux pour mon petit bout d’univers, fût-il de la taille d’un timbre-poste !

Futile.

Une vraie tour de Babel. Les seules décisions affirmées bénéficiaient aux entreprises privées, aux investisseurs et aux 6 500 lobbyistes qui hantaient les couloirs, avec des rapports sous le bras.

Et l’utile ?

Les gens, le peuple, la démocratie, la protection du plus faible ? Où étaient-ils, les bénéficiaires lambda de la politique européenne ? Pendant que je cherchais à comprendre, la colère montait dans mes tripes. J’éprouvais de plus en plus de difficultés à rester dans mon rôle de dirigeante sûre de son bon droit.

Mais je devais garder mon calme. Demeurer sereine en apparence, même si, au fur et à mesure des interventions, je me suis aperçue que le PPE, le plus grand groupe au parlement, celui des conservateurs et dois-je l’admettre, celui des Polonais, manœuvrait très habilement pour privatiser les bénéfices d’une société démocratique, à détricoter les acquis, à annihiler les protections économiques des « petits ». L’un d’entre eux m’a avoué naïvement qu’il s’agissait pour le Parti populaire européen de revenir à la charité du xixe siècle. Face à l’arrivée massive des réfugiés dépossédés, à la montée du chômage et au vieillissement de la population, il leur semblait nécessaire de retourner à l’époque bénie où les riches pouvaient décider de qui méritait d’être aidé. En ce millénaire religieux, avec le retour des croyances de toute sorte et la remise en question du positivisme, il lui semblait que le moment était venu d’inverser la coûteuse tendance aux États providence. Je devais faire quelque chose, c’était ignoble ! D’un cynisme incommensurable ! Si Petra fulminait, Frau Grüssgott se sentait désarçonnée. Elle, toute seule, n’allait tout de même pas convoquer une conférence de presse contre les agissements du parti dominant en Europe !

J’ai alors décidé de déconstruire l’Europe à ma façon.

La directive « tondeuse à gazon » qui a fait hurler les Britanniques ? C’est moi ! Le règlement des lunettes pour camionneurs ? Encore moi ! Vous ne me croyez pas ? C’est tellement facile, pourtant. Prenez un sujet extrêmement épineux genre dumping social au sein des vingt-sept. Un sujet qui fâche. Celui des Roumains, par exemple, qui sont venus en masse à l’Ouest afin d’améliorer leurs conditions de vie — un peu comme moi, quand j’ai quitté Byalistok — et qui travaillent au noir sur les chantiers gris de Bruxelles… Eh bien, il n’y a plus personne en Roumanie pour faire tourner les usines ! À quoi bon les subventions de modernisation ? Figurez-vous que le gouvernement de Bucarest a invité des travailleurs chinois pour les faire fonctionner. Des ouvriers payés au barème chinois bien entendu !

J’en avais soufflé un mot à un journaliste qui a écrit trois lignes. Mais dans l’hémicycle cela virait à la bagarre générale. Tous s’invectivaient et se jetaient des horreurs à la tête. Il fallait absolument cesser cela et recomposer l’image d’Épinal à l’attention du public. La Grande Europe généreuse qui se préoccupe de tous les citoyens. J’ai susurré l’idée des tondeuses au plus agité du groupe des Verts. Miracle, un vrai débat a eu lieu. Chacun s’écoutait, oubliait les crises dans son propre pays en réglementant pour le bien des consommateurs européens. Tous s’y retrouvaient. Moi, je riais sous cape ! Il s’agissait de fait d’une cape Gucci que j’avais empruntée à la délégation italienne.

Je prenais ma revanche sur les héritiers de Frau Crombrugge von Stielenbach zu Asschenfeld, sur le fait que moi aussi, j’aurai eu droit à une femme de ménage ukrainienne à Byalistok et sur la Pologne qui est entrée en Europe sans moi, ingénieure agronome diplômée avec distinction de l’université de Krakow !

Exit Petra Lukowski, bienvenue aux Caprices de « Frau Grüssgott ».

Cela vaut bien une place dans votre livre, non ?

Une dernière Delikatessen ?

Ma plus belle réussite dans mon plan de déconstruction est la directive « Longueur des ficelles de capuchons de sweat-shirts » en pleine crise financière grecque ! De celle-là, vous vous souvenez, non ? Allez, j’y vais, c’est la soirée cocktails chez les Lettons.

Auf wiedersehen, Monsieur l’écrivain !

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