« Hé ! Flupke ! »

J’ai relevé la tête du banc de finissage et je l’ai vue dressée à l’entrée de l’échoppe – haute, cambrée, d’une classe infinie. Mes mains tannées de cirage et de graisse se sont frottées au tablier, j’osais plus avancer.

« Tu te grouilles, dis ? Ça urge ! »

Que venait-elle faire là, cette beauté étrangère, perdue dans ce quartier en grossière compagnie ? J’aurais voulu que le grincement des brosses, le cylindre à verrer deviennent dans mon dos un riff taillé pour elle. Mais ce n’était que le chaos de la tôle qui vibre, des aiguilles et des roues qui paraissent de torture, et l’odeur âcre et la pénombre.

Mes semelles s’étaient faites de béton, engluées dans le sol. « Ne t’inquiète pas, Belle, je suis le gentil cordonnier dont te parlent les contes ». J’essayais de lui dire ça du bout des yeux, absolument en vain.

« Tu joues à quoi, là, Flupke ? »

Je me suis secoué.

« T’es encore dans tes ailleurs, sans doute ? »

Il faut que je l’avoue : je suis un ket des Marolles, mais mon cœur baigne là-bas au fin fond de la Virginie. Je ferme les yeux, je vois les ailes des voitures qui se croustillent de chrome et de soleil, et les motos qui vous gobent la route – pour circuler à Bruxelles, j’ai acheté un vélo. Je pense pouvoir y adapter le moteur d’une machine à coudre et si mon patron ne l’interdisait pas, je porterais, sous mon tablier, un blouson de cuir.

Mais voilà que je ramasse un tombeau d’injures, du potverdekke et des bien pires. « Dans quel stoemp que tu rames, dis donc fieu ? Faut la réparer, cette godasse ! » Godasse ? Ma princesse des highways, la traiter de godasse ? Je suis un ket, c’est sûr, mais on me la fait pas, j’ai vu tous les John Wayne. Je sais les reconnaître, les vraies, celles des cow-boys ! Du pur cuir de bison, elle est née dans un ranch – celui de James Lore peut-être, à Paradise Rocks, au milieu des canyons.*

« On en a besoin dans cinq minutes »

Je l’ai contemplée sans oser la toucher. Un de ces vauriens de pavés bruxellois, toujours déchaussés, comme s’ils étaient incapables de s’entendre entre eux, lui avait décroché la semelle. Quelle déchéance, quand on a été faite pour le bitume de la 66 et les pédales des Harley !

« Dans cinq minutes ! Pigé ? »

Sous mes yeux, la puissance de la tige s’élève vers le ciel en arabesques fauves taillées à même le cuir. Je n’aurai donc que cinq minutes en la compagnie de cette déesse dont la seule vue ouvre dans ma tête des portes en cascade ?

Mon quotidien, ce sont les galoches à bouts carrés des représentants de commerce et les sandales sans grâce que portent les meïs. L’autre, je le connais bien. C’est le patron d’un hôtel chic. Il apporte de temps en temps une urgence. Un escarpin et son talon à part ou un soulier verni qui bâille comme un alligator sur les rives du Mississippi.

« Vous avez un cow-boy dans vos clients, patron ? »

« Mieux que ça, qu’il me fait, mais je peux pas le dire ». Puis il ferme un œil et désigne l’affiche punaisée sur le mur, presque invisible des clients – mais le patron râle que je l’y ai mise et l’arrache chaque matin. « Johnny ! » que je crie – j’y crois pas, il me fait aller… « Ouais, il monte sur scène dans vingt minutes au Palais des Sports de Schaerbeek**. Ça l’arrangerait peut-être d’avoir deux bottes… »

Johnny Hallyday, rien qu’en entendant ce nom, j’ai su que j’aimerais sa musique ! Tout le monde a pas la chance de s’appeler Hallyday… Moi je suis qu’un Smet comme des milliers d’autres Smet à Bruxelles, tellement que je me retourne même plus quand on crie ce nom dans la rue… J’ai bien essayé avec Gaby, la fille à crolles du quincaillier, de me présenter en Phil Smith. Ça faisait bien américain, je trouvais – Elle m’a traité de zievereir.

Johnny, il peut pas le cacher qu’il a pas l’accent d’ici. Il l’a dit l’autre jour dans la télévision que son père a un ranch au Texas. Et sa moto, elle est terrible ! Elle est comme les monstres du passé que l’on voit au musée dans le parc Léopold… un squelette de métal, des cylindres pour la cage thoracique, des échappements tendus comme des griffes qui hurlent la hargne de la vie…

Moi je suis né dans la rue et une rue d’ici. Je sens bien que ça peut pas m’emmener bien loin… Mais avec Johnny, je peux vivre mes rêves – par petits bouts, sans faire tout exploser. Le matin à la radio, il infuse dans ma chicorée un peu du vaste Ouest, de ces contrées lointaines que je ne verrai pas.

Au lieu de la Grande Prairie, j’ai été jusqu’à Pâturages au cœur du Pays noir chez un oncle danseur qu’on disait pas sérieux. C’était un peu après la guerre, on m’a parqué pour une semaine dans le centre aéré qui n’était pas construit. Mais, il y avait une camionnette où l’on offrait la boisson des GIs – celle qui n’essaie d’imiter aucun fruit – et on l’a bue direct à la bouteille avec une paille – comme le font les Américains.

C’est ça qu’il m’offre Johnny. Quand le patron m’engueule – parfois il a raison et parfois il a tort, mais il m’engueule quand même –, j’entends une voix en moi. Elle me dit que la liberté, c’est juste un autre mot pour n’avoir rien à perdre.

Je n’oserai jamais, je sais bien. Je n’ai pas grand-chose et c’est peut-être trop. Je me contente de rêver… je regarde les machines en fredonnant comme un bagnard regarde la chaîne qui l’attache au boulet, sans plus la remarquer. Et chaque matin et chaque soir, le tramway en passant vient refermer la porte du pénitencier de routine où se ponce ma vie… Ça ne me fait pas mal…

J’ai reposé la Belle sur le comptoir. Elle jette des éclairs qui déchirent le noir épais de la boutique. Je sens son odeur vive qui éclipse le cirage et la graisse. C’est l’odeur de l’ancienne Virginie, des apple pies qu’on croque en faisant du stop au bord de la highway. Le monde est venu dans mon antre. « Gentil cordonnier, ne te rends-tu pas compte que tu oublies de vivre ? Viens avec moi ! Je te ferai goûter au bourbon des saloons, je te guiderai dans des nuits saturées de guitares, nous casserons les cols de nos bouteilles pour entonner le blues et nous poursuivrons les troupeaux de mustangs. »

Je regarde la botte, effrayé. Ce n’est qu’un bout de cuir, un vulgaire bout de cuir, une godasse, ils ont raison ! Il faut qu’ils l’emportent hors d’ici, cette tentatrice ! Mais elle est si polie de la pointe au talon. Elle en a vu des choses… Je la tends avec un soupir… On me remercie, on me paie et la porte a claqué…

Il n’y aura plus de client ce soir… dans dix minutes, ce sera mon tour de partir… Et si cette chaussure – cette schoone comme on dit – était l’un de ces signes que vous fait le destin dans les films ? Allons ! Je n’ai pas le sérieux pour me sortir d’ici… Je devrais apprendre à moins rêver, peut-être… Mais ce soir, au centre de la scène, devant la foule, il y aura un peu de Flupke Smet, battant le rythme du rock’n’roll.

 

* Henri Vernes, Mission pour Thulé (Bob Morane), 1956.

** Le concert a eu lieu le 18 octobre 1961.

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