Forme établie

Jack Keguenne,

Avoir été génial pendant une demi-heure ne fait pas de vous un héros.

Et aucun compte en banque n’a jamais constitué un monument de gloire. Quel poing lever quand il faudrait, à tout moment, pouvoir consulter le téléphone ?

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Dans la chaleur ambiante et l’état avéré du monde, il y a autre chose à planter qu’une tente dans un parc public.

Cela ressemble à ces semences qui ne vont pas germer. À une hystérie stérile. Une forme de distraction pour le voisinage.

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La politique n’est pas un temps de vacances indécises, ni l’économie une loterie ou une période de cadeaux enrubannés.

Le courriel a, certes, remplacé l’affiche, mais avec la même agaçante inefficacité.

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Rien ne se trouve rude dans une journée de contestation ; dans un grand groupe, on ne perd jamais de vue le meneur et il est facile de se laisser convaincre par son voisin, par le drapeau d’une copine.

Des idées s’échangent entre deux sodas. Généralement, elles ne valent que pour les cinq minutes à venir.

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Mourir ne constitue pas un mode transitoire, quoique l’agonie puisse être mise en scène.

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Les marchés ? Allons bon !

Il y en a sous ma fenêtre avec des choux-fleurs et des chaussettes à bas prix, du poisson prétendument frais.

Pensez-vous que je vive du CAC 40, que je m’en nourrisse, ou que je le surveille à tout instant ?

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La vie ne vacille pas entre deux tartines tirées du sachet de pain, pas plus qu’elle n’oscille entre des déclarations quelconques, fussent-elles largement relayées par les télévisions.

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Ne gagne jamais que celui qui décide de la forme contondante du nouveau bâton.

Pourvu que d’autres se laissent battre.

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Dans le registre de nos communications, les icônes viennent, jeunes ou vieilles, nous imposer la stratégie de leur choix d’éternité.

L’un révolté, l’autre concepteur : pensées extrudées, moules conformes — chacun de son côté, avec sa méthode.

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Nous sommes des quidams.

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Il faut à certains accorder le nom d’autorité.

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Aux couvertures des magazines, substituer souvent ce que les rédactions ignorent ou négligent, méprisent ou dédaignent.

Au prêt-à-penser, opposer une connaissance souveraine.

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Commencer dans un garage ou dans le secret d’une résistance n’ouvre pas la porte à toutes les morales.

Un nécessaire savoir-vivre s’impose pour participer à la citoyenneté.

L’autre n’est pas la victime que l’on croit.

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Que reste-t-il d’oreilles à ceux qui ne font que donner de la voix ?

Et je n’ai pas parlé des yeux, bien sûr. Ni du goût.

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Il y a une forme du droit devant qui non seulement oublie ses arrières, mais aussi ses à-côtés. Qui a perdu la trace de son histoire — envoyez toutefois les violons, journalistes, lors de l’évocation —, et n’est d’aucune naissance sinon impuissante.

Changerais-je le mot impuissante pour invalide ? Soit.

Et, tant qu’à faire, le mot naissance pour génération.

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Nous ne sommes pas de la grandeur espérée.

Notre taille ressemble à ce que, en vue d’un dessin, nous faisons subir aux crayons.

Et pourvu qu’on veuille bien nous livrer encore le papier.

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Il ne s’agit pas, en quelques pages sous copyright, de faire la norme de nos étroitesses.

Désormais, nous savons où se trouve l’Amérique et que Christophe Colomb ne l’a jamais découverte. Tous les maquis nous demeurent secrets, celui qui sauve a réussi l’embuscade.

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Nos terreurs sont innombrables.

Le rappeler, ce serait proposer de les apaiser en échange de papier-monnaie.

Il se lève nombre de gourous qui ont tout du rapace nocturne de l’humanité.

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Troubles.

Nous n’interviendrions qu’à un certain moment du mode commercial, du mode politique, de l’ordre social.

Ce serait l’injonction d’une confiture de mots d’ordre sur le pain quotidien. Sans souci pour la farine, la culture du blé, ou l’état du champ agricole nourricier.

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Je n’échappe pas, je sais, il est trop tard.

Néanmoins, face aux concepts programmés, je maintiens la manière poétique.

Le premier qui meurt a perdu.

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Ce n’était qu’un discours. Le son était mauvais, l’orateur lointain, les mots déjà entendus.

Revenir ne soulevait aucun enthousiasme ; toute ma solitude se trouvait gâchée, et l’idée du groupe déjà très confuse.

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Imaginer l’administration du monde relève d’une cocasse illusion, mais qui fait vendre.

Et ajoute du sens à ceux qui donnent de l’illusion au monde.

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On pourrait, dans les villages, ériger un monument à l’inconnu qui s’active dans les ordinateurs. Pour mémoire, en quelque sorte.

Avec une flamme, peut-être, si le gaz ne devient pas trop cher.

Variante économique : aux façades des mairies, une plaque de marbre dédiée au silicium malicieux et aux éminences grises réunis.

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Il me souvient des heures passées avec de simples pièces de bois à assembler — cubes, lattes, parallélépipèdes.

Aujourd’hui, on en viendrait à imaginer un dépanneur, spécialiste de ces jouets, qui résoudrait tous les problèmes. Mais ne pourrait venir que dans la quinzaine.

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L’étonnement vient de la simplicité, de l’idée que tout va être facile. Mais à ignorer l’histoire et l’évolution depuis des décennies, peut-être même des siècles, on ne joue que dans un castelet étroit, suspendu à des fils gouvernants.

Pas tant que notre mémoire soit courte, mais l’emploi du temps reste conditionné dans ses limites.

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La politique ou la technologie ressemblent à l’image que la mer présente aux marins : elle est vaste, on s’y engage sans vraiment la connaître et on y cherche un cap sans jamais pouvoir comprendre ses mouvements.

Et ce n’est pas le grain qu’on craint d’affronter, c’est le pot au noir.

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La réussite est un outrage qui déborde d’argent.

On ne fait pas un spectacle d’une plainte, mais on crée un opéra pour la promotion d’un nouveau téléphone.

Les foules ne se déplacent pas en mouvements équivoques.

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Ma voisine, femme de ménage, un grand bidon de javel répandu par jour et qui utilise l’eau en bouteille pour préparer son café.

Sans jamais penser à ce que boiront plus tard ses petits-enfants.

Nous avons la sottise active de l’immédiateté. Et le regret tardif de n’avoir conquis que des allergies à la société et visité les rues sales du village global.

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Ce n’est pas nus que nous irons, nous avancerons dépouillés. Nous serons sommés de partir au-devant des brigands pour verser la rançon d’une imposture qui aura pris des allures souriantes.

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En peinture, l’idée du tableau n’a pas changé depuis la Renaissance ; il reste la forme décorante d’une illusion, même s’il prétend ouvrir une perspective.

Au moins n’y a-t-il pas ce mensonge publicitaire qui n’offre d’ouverture que dans le vide.

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Si la vie a toujours débordé la théorie, c’est que la vérité demeure sans forme établie.

Nous n’avons pas de compte à rendre de nos pensées et il y a de l’indécence à se poser en guide.

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D’une manière ou d’une autre, quoique certains proposent ou annoncent, la manœuvre, malgré les tentations répétées et les désirs exacerbés, est devenue impossible ; l’homme n’a plus le droit de fouler le jardin d’Éden.

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