Offenburg. 1966.

L’œil. J’ai vu l’œil. Mat. Glacé. Réflecteur. Mon image flotte en lui. Je m’y vois multiplié à l’infini. Pris en sandwich entre deux miroirs. Je me brise en mille morceaux. Je saigne. Hémophile éternel.

Je ne sais pas pourquoi je fais ce rêve depuis que la caserne m’a avalé. Le colonel et ses deux filles énamourées tiennent à me ménager. J’ai vite eu ma chambre personnelle. Les gars, un peu trop distants au départ, sont devenus plus sympas. Je me sens pourtant plus vieux qu’eux. Le lait leur coule encore du nez alors que j’ai déjà tant vécu pour mon âge. L’hystérie des foules. L’adoration des minettes. L’extase du riff. Les cascades de billets. Le carrousel des villes de province et les paillettes de la capitale.

J’ai, en les regardant, le sentiment que l’on m’a volé quelque chose. Quelque chose que, eux, tiennent précieusement dans leurs mains terreuses à force d’avoir rampé et que, moi, je n’ai pas réussi à encager.

Les premiers jours ont été bizarres. Dans mon treillis, j’étais parfaitement pareil aux autres. Perdu, indistinct, dans la masse du régiment. Béret incliné du même côté que tous.

Pendant l’instruction, je me suis tortillé avec eux, sous les barbelés. J’ai apprécié viser les cibles que j’imaginais en journalistes baveux, la bouche remplie de questions qui m’intimidaient ou en photographes harceleurs accrochés, dans toutes les positions, aux réverbères, jouant les funambules sur les gouttières ou les singes savants aux branches. Je leur tirais dessus. Ils tombaient et je décrochais la timbale avec un trou, plein centre.

Les paparazzis sont d’ailleurs les seuls qui me rappelaient la vie d’avant. Certains se sont introduits, au mépris du Code pénal, dans l’enceinte pour quelques clichés de moi en tenue de camouflage. Certains ont fini au violon. D’autres, plus futés, se sont évaporés en fantômes vénaux. Après les premières publications, ils ont fini par se lasser des mêmes images.

Au début, je me languissais de Sylvie et David. La brutale césure entre les tournées, les enregistrements et la vie militaire m’entraînait dans un gouffre. Au moins, je tentais de m’agripper aux parois. Depuis que l’instruction a pris fin, je plane, anesthésié.

Le temps s’est gélifié dans une routine déroutante. Je n’ai jamais eu beaucoup d’inspiration pour écrire mes propres textes ou musiques, mais au moins je les ressentais, je les régurgitais avec une puissance que personne n’égale. Ici, je suis vide de l’intérieur. Atone. Catatonique. Je finis par regretter les paparazzis. Au moins, ils me mettaient en colère. J’en viens à désirer les corvées patates que l’on m’épargne.

Les permissions ressemblent à d’étranges parenthèses enchantées. Je n’en profite pas vraiment. Comme si elles me rappelaient un monde évanoui qui n’est plus le mien. Ces morceaux reconstitués n’offrent aucune autre perspective que le retour à mon pénitencier kaki.

Avant de pouvoir réintégrer la prison du show-biz, il faut accomplir toute sa peine.

Je n’ai pas cherché à y couper. Je voulais de toutes mes forces faire mon devoir. Je n’y suis pas vraiment arrivé. Régime de faveur. Difficulté d’échapper à une certaine lueur dans la prunelle de potes qui n’en sont pas vraiment.

Le garde-corps à l’entrée du camp n’est pas le seul qui m’empêche de sortir. Il y a tous ceux qui me barrent la route des âmes.

On dirait que j’ai franchi une frontière sans retour. J’y songe souvent quand je me promène, solitaire, aux confins du terrain, à quelques kilomètres à peine du Rhin et au-delà de Strasbourg et de la France. Je peux presque la voir mais ne peux plus y pénétrer. J’habite à Offenburg pour toujours.

Bien sûr, il y a aussi le pays rêvé. Celui que je n’ai jamais vu et qui ne m’a jamais prêté attention. Là. Tout au nord. Écrasé dans ses plaines d’indifférence. Je ne verrai jamais la grand-place de Bruxelles.

Mes seules échappées consistent dans les longues marches bimensuelles. Combat shoes aux pieds. Harnachement qui scie les épaules. Soleil gelé ou rôtisseur. Ces épreuves physiques me rendent un peu du vertige des scènes où je me brûle les ailes de la voix, où mes jambes se raidissent pour ne pas fondre sous la sueur, où mes doigts se râpent au contact des mailles métalliques du micro, où mes neurones grésillent plus qu’une sono mal réglée.

Finalement, c’est peut-être là que ma route se sépare de celle du reste de la troupe. La plupart des gens ont peur de la souffrance. Ils ne veulent que le plaisir. Pour moi, les deux sont indissociables. L’une nourrit l’autre. Le manque est si difficile à admettre. On finit par le convoiter parce qu’on n’a rien connu d’autre.

Je marche dans la poussière ou la neige. J’aime ça. Seul sur les chemins ou seul sur les planches. Que les oiseaux soient les uniques spectateurs du don de mon corps ou qu’il s’agisse de salles gondolantes de paires d’yeux ou d’oreilles, je ne trouverai aucun autre réconfort que la douleur de mon cri.

Quand nous revenons, trempés, puants, essorés, lessivés de toute émotion, je respire enfin, loin de moi-même.

Hier, le colonel m’a appelé dans son bureau. Je ne savais pas si c’était encore une ruse de ses filles ou pour une permission non prévue au règlement qu’il affectionne de m’octroyer en grand seigneur.

Il se fit plus mystérieux, me signalant qu’une surprise m’attendait à l’entrée.

De loin, je vis que le planton discutait avec un vieux type, campé derrière la barrière, tenant un ours en peluche dans ses paluches.

Le soldat, à ma vue, chuchota quelques mots au bonhomme qui s’agita. En m’approchant, je l’entendis répéter, en refrain. « Mon fils. Mon fils. Mon fils. ».

Tout en restant de l’autre côté du garde-corps, il me serra dans ses bras. J’étais aussi raide que mes jambes après vingt kilomètres, barda sur le dos. J’aurais voulu me laisser aller. Je n’y parvenais pas. J’étais sans rancœur. Sans chaleur.

Il me promit monts et merveilles. Un avenir radieux et complice. C’était la première fois que je le voyais en vingt-trois ans. J’étais incrédule, dépassé, incapable d’émettre un son.

C’est alors que j’ai vu l’œil. L’œil mat, glacé, réflecteur. L’objectif de l’appareil. Tendu comme un sexe de violeur. Il me crucifiait sur pellicule, me diffusait déjà sur papier glacé, en bagnard de moi-même vers l’océan d’amour de mes fans, trop heureux d’avoir une histoire à se raconter à eux-mêmes.

Cet après-midi, en lisant le journal, j’apprends que les deniers de Judas s’élèvent à cinq mille francs. Je ne lui en veux pas. Je ne sais si c’est de la pitié ou de la piété filiale. Je n’en veux qu’à moi. Je n’ai jamais été assez « aimable ».

Je saigne. Je me saigne. Hémophile pour l’éternité.

Lorsque je me réveille, à l’hôpital, je comprends que mon salut résidera désormais dans les couplets qui m’accoupleront avec ces anonymes que je connais mieux qu’ils ne se connaîtront jamais.

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