« Il vieillit », disait invariablement ma mère quand nous quittions la résidence où mon père, son époux, l’éminent chef d’orchestre de nos vies et de quelques-unes des plus belles salles de concerts avait été interné. Mon père, son époux, le chef d’orchestre, ou du moins ce qu’il en restait, vieillissait, oui… Et à mesure que l’âge marquait ses gestes alourdis, l’âge, toujours lui, allégeait son esprit. Savait-il encore qui nous étions, où il était, qui elle était ?

Elle continuait pourtant de lui rendre visite, invariablement, trois fois par semaine. Et profitait chaque samedi de ma culpabilité de fils unique pour se faire accompagner là où il m’était insupportable d’aller. Je venais la voir, elle. Elle m’emmenait le voir, lui. Dans cette résidence où présidait son absence. Et chaque visite était pire que la précédente. Il ne tenait de mon père guère plus d’une vague ressemblance, décatie et figée. C’était un vieil homme qui vieillissait encore. Ce n’était plus le brillant, le tortueux, l’excellent, le magistral. Ce n’était plus le père, figure tutélaire, crainte autant qu’admirée de mes jeunes années. Le modèle, l’homme intègre, la loi enfin. La Loi. Et l’autorité. Celui qui me terrorisait. Et qui maintenant ne suscitait plus qu’une pitié filiale mal gérée.

Il perdait la tête. Une sale histoire de date anniversaire et de prénoms comparés. Né le même jour que lui. Les mêmes prénoms aussi. Avait décidé, depuis janvier, qu’il s’appelait Johnny. Qu’il était Johnny. Hallyday, oui. Celui-là même qui venait de mourir et dont l’image occupait encore tous les esprits. L’affreux Johnny, que je détestais presque autant que j’avais haï mon père, avant qu’il perde la tête… Le rocker, avec son mauvais goût, ses tatouages improbables et sa vie décousue. Le trublion populaire. La star aux rides aussi creusées que les sillons des disques qu’il avait alignés durant toute sa carrière. L’antithèse de mon père, chef d’orchestre bien-pensant, maître du classique flamboyant… toujours en retard sur son temps. Je l’avais détesté pour ça. La vie qu’il nous avait fait mener. À la baguette. L’ordre régnait. J’avais fini par fuir cette famille, figée dans sa rigidité. Moi, seul le jazz m’intéressait.

Et c’était lui, le tyran, qui s’encanaillait maintenant, se prenait pour Johnny ! Ruait dans les brancards, Envoyait aux orties son passé d’homme rigide à l’élitisme amidonné. Le snob, le raide, l’élégant distingué cédait le pas aux blousons cloutés et aux bottes en croco. Ah il était beau ! Et ma mère, dans son amour mal récompensé, le laissait faire. Minaudait même. Accédait à toutes ses exigences de diva. Groupie, aurait-on dit, tant, dans son tailleur trop serré, sa poitrine fatiguée soubresautait d’impatience à l’idée de le retrouver. Elle fournissait la cour en habits têtedemorisés, en jean troués, en breloques vulgaires et aussi peu adaptés à son âge qu’à sa posture voûtée de vieillard humiliant de sénilité. Ce samedi, quand nous l’avions quitté, il s’était même roulé par terre.

Elle laissait faire et souriait.

Il vieillit, disait ma mère…

À mesure qu’il rajeunissait dans sa tête.

Il faisait tout à l’envers.

*

J’avais 17 ans. À l’aube de la Rhétorique. Du latin plein les oreilles et l’envie d’en finir avec le collège et les frères dont les soutanes remplaçaient mal les jupes que je rêvais de soulever. J’avais économisé longtemps pour pouvoir m’offrir ce 45 tours. Le premier de ma longue carrière. Je l’avais rêvé, attendu, espéré. Obtenu. « Laisse les filles » en boucle avec le volume à fond sur le pick-up du salon. J’imitais, je chantais, prenais la pose et fantasmais, une cuiller en bois entre les mains. Roulé par terre. Et il était rentré. Mon père. Mon duo improvisé avec Johnny n’avait pas résisté aux décibels de sa colère. Il avait arraché le disque qui tournait. Un bruit assourdissant. Terrible. Un crissement de douleur strident. Avait brisé en deux le vinyle et en hurlant avait vociféré que jamais telle musique de sauvage n’envahirait plus son salon.

Je l’avais haï ce jour-là. Mon père. Ce salaud.

Et j’étais retourné chez le disquaire, avec la ferme idée de me venger. De lui. J’avais demandé ce qu’il avait de plus classique, de plus pompeux, de plus tonitruant. Des cordes, des bois, des cuivres et des percussions. Beaucoup de percussions. Je suis ressorti avec Tchaïkovsky. Fier de moi. Victorieux. Ah il voulait de la grande musique ? Ah, il refusait le rock encore sage de Johnny Hallyday ? Ma foi, ses oreilles allaient en prendre pour leur grade. Sans qu’il puisse cette fois accuser l’origine du vomissement musical qu’il allait devoir endurer. On n’interrompt pas Tchaïkovsky. On ne brise pas Tchaïkovsky. On s’incline et on écoute. On subit sans sourciller.

Mon plan n’avait pas vraiment fonctionné. Il se fichait de Tchaïkovsky. Tolérait. Aimait même, qui sait…

Moi ? J’ai été époustouflé. Sonné, choqué, conquis. Rompu. Et dans la foulée, je me suis inscrit à l’académie. Ma carrière s’était tracée sur ce malentendu. Le groupie contrarié deviendrait un maître de la symphonie. Ma vie entière fondée sur une vengeance mal orchestrée. Des regrets ? Jamais. J’ai laissé tomber les filles, épousé Marie, changé de registre… Toute la musique que j’aimais s’est concentrée dans l’opéra. Il me reste parfois tout au plus un écho, une envie de me rebeller, le souhait bien caché de crier ma colère.

*

Il vieillissait mon père. Et perdait sa superbe. Je l’avais détesté pour sa sévérité. Et sa sénilité lui donnait une apparence destroy qui me heurtait plus que je n’osais l’avouer à ma mère. Ou à moi-même. Il se trahissait, pensais-je, dans sa défroque de Johnny alité. Ridiculisait jusqu’à l’idée de sa propre dignité. Elle seule avait sauvé l’intransigeance qu’il avait opposée à mon adolescence. Je ne parvenais pas à lui pardonner cette ultime conversion. Ainsi donc, parce que mon père avait décidé de jouer tardivement les rockers, il m’obligerait, d’un jour à l’autre, à pleurer au bras de ma mère – qui vieillissait, elle aussi – la triste mort de Johnny.

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