Genève pour la journée

Luc Dellisse,

J’avais pris place au centre du wagon, là où deux banquettes se font face – quand il n’y a pas trop de monde, on peut allonger les jambes. Les TGV de la première génération sont rapides, bien suspendus, bien oxygénés, mais si on a quinze centimètres de trop, c’est l’enfer de Dante, l’ankylose comme supplice éternel.

Je redoutais le temps immobile du voyage. J’avais emporté du travail : un carnet toilé aux pages couvertes de chiffres, la newsletter du Crédit Suisse. Je me donnais comme consigne d’établir exactement l’état des lieux. Tâche fastidieuse, mais nécessaire. Je devais remonter la piste d’un très ancien héritage.

La récompense si je travaillais bien était le volume de Montaigne que j’avais trouvé au BookRelay de la gare de Lyon. Mais il est resté intact sur la place voisine. Porté par une vague de calculs euphoriques, je suis parti dans une suite sans fin de rêves éveillés. J’achevais de relire mes signes cabalistiques quand le train est entré en gare de Cornavin.

Je connaissais Genève sans la connaître. J’y avais mis les pieds à six reprises, pour des raisons amoureuses, ce qui annulait le bénéfice touristique du voyage. Je me souvenais du Rhône, du lac, des pièces d’échec géantes dans un parc. Je reconstituais assez nettement le jet d’eau, les halls d’hôtels provinciaux malgré le prix astronomique des chambres, le goût terreux de la perche et de la viande des Grisons : rien d’autre. La première chose qui m’a frappé en débarquant, et dont je n’avais pas gardé le souvenir, c’est la vivacité de l’air.

Il faisait si merveilleusement froid que j’ai cédé au plaisir de la marche. Sur mon plan, le trajet n’était pas si long. Ça montait vers le Salève, en passant par Rel-Air, la Croix-Rouge, Claparède, le parc Bertrand et Croix-de-Champel. En moins d’une heure, on atteignait le Bout du Monde, un quartier dont le nom seul faisait chaud au cœur. Tout en marchant, je ne pouvais m’empêcher de remarquer comme on devait être tranquille dans cette semi-campagne. Tranquille mais pas en sécurité pour autant.

Lionel, dans sa belle maison avec jardin, vivait en seigneur tourmenté. L’excès de ses tâches le burinait. De tous les hommes pressés que j’ai connus, il était le plus écorché par le manque de loisirs, le plus dépossédé de lui-même. Lui qui était fait pour lire de gros livres et pour tailler des vignes, en préparant de loin en loin une communication sur les dangers de la sociologie, quelle idée furieuse l’avait pris de devenir consultant juridique et financier ? Depuis vingt ans que je le connaissais, il avait acquis une importance professionnelle considérable, dont son opulence tranquille témoignait : grosses voitures, jet privé, toiles de Gérard Garouste, personnel nombreux et familier. Mais il y avait un prix à payer pour ces avantages indirects : une perpétuelle énergie au service des marchés financiers, et des nuits de plus en plus courtes. Une des dernières fois que je lui avais parlé, Lionel m’avait annoncé, comme si c’était un succès personnel, que grâce aux hormones de croissance, il n’avait plus besoin que de quatre heures de sommeil.

J’étais sensible au fait qu’en me recevant au pied levé, il avait dû bousculer un emploi du temps draconien. Il était une heure et demie quand j’ai sonné à sa porte. Madame Huguette m’a ouvert presque aussitôt. Elle parlait comme dans les vieux livres que Lionel ne lisait plus.

— Bonjour, Monsieur Luc. Ça fait bien longtemps qu’on ne vous a plus vu à Genève. Essuyez vos pieds, Monsieur Luc. C’est monsieur qui sera content de vous voir.

— Il n’est pas là ?

— Il va arriver d’un moment à 1 autre. Il vous a certainement vu passer.

Ainsi ai-je appris que Lionel avait acheté la maison à vigne vierge, de l’autre côté de la route, pour y installer de nouveaux bureaux. Je suivais Madame Huguette dans l’escalier. Les pièces de séjour étaient au premier étage. Elle trottait encore bien, Madame Huguette, malgré ses soixante-seize ans et l’arthrite dans ses deux jambes. Elle m’a installé dans un des salons, encombré, mal meublé, mais que ses fauteuils de cuir rendaient confortable, j’ai posé mon paquet sur une table basse recouverte d’une nappe anglo-indienne. Madame Huguette m’a recommandé de ne pas mettre de cendres partout et m’a quitté pour aller surveiller le repas. Je me sentais quand même un peu déprimé : je ne fumais pas, pourquoi me parlait-elle comme ça ?

Un instant plus tard, un gros appareil gothique a sonné sous mes pieds.

— Monsieur Luc ! C’est pour vous ! Décrochez ! a crié Madame Huguette de sa cuisine.

J’ai obéi. J’ai reconnu la voix traînante de mon ami.

— Comment vâs-tû ?

— Bonjour Lionel.

— J’arrive dans deux minutes. Fais-toi servir un verre. Tu as la liste ?

La liste de mes actions PetroLife et les comptes de l’établissement

bancaire où elles étaient déposées.

— Elle est juste griffonnée au stylo.

— Aucune importance. Glisse-la dans l’appareil et pousse la touche start.

J’ai fait ce qu’il m’a demandé, et ma petite feuille de papier s’est débattue dans l’appareil comme une souris prise au piège. Mais elle a réussi à s’échapper par l’autre bout. Je l’ai remise dans ma poche.

Madame Huguette m’a apporté un verre de vin blanc tout embué par les glaciers suisses. Elle l’a posé sur un sous-verre en carton qu’elle a tiré de sa poche. Pas très stylée, mais ce n’était pas ce qu’on lui demandait. Robuste Vaudoise, toujours fidèle à son poste. Roc malgré les années.

J’ai humé le vin, il avait l’air excellent. Je reconnaissais l’odeur fiévreuse du Meursault. Mais je ne voulais pas y toucher. Euphorie facile qui me pousserait à relâcher ma garde. Tabou. Je me remettrais à boire du vin quand je serais devenu propriétaire – si les dieux lares voulaient bien. J’ai vidé le verre dans le terreau d’un ficus triomphant. J’entendais des pas rapides dans l’escalier. En tenue de ranchman chic, Lionel surgissait dans la pièce. Il jetait sa casquette sur la table et me prenait dans ses bras. Accolade.

— Tu as fait un bon voyage ?

— Avec les TGV, ça glisse tout seul.

— Tu veux un autre verre ?

— Non merci…

— Tu enseignes toujours à Dijon ? À Tours ?

— Pas pour le moment. J’ai pris un congé sabbatique pour écrire.

— Ah, oui, pour écrire, on est bien à Paris, c’est vrai.’

Le ton de sa voix laissait entendre que pour faire de l’argent, ce n’était pas l’endroit idéal. À preuve ma présence ici.

— Tiens, je t’ai apporté un petit truc de Paris, justement.

Je lui désignais le paquet Fauchon sur la table basse. Il a sorti les lunettes de la poche de son gilet Camel. Il a pris le paquet dans ses deux mains. Malgré remballage, il ne devinait pas du tout, ça se voyait.

— C’est du pain d’épices ? a-t-il dit de sa voix chantonnante.

— Déballe, tu verras.

Ce qu’il a fait. Les trois pots de confiture, dans leur fourreau de carton élastique, se dressaient au milieu du papier chiffonné. J’ai vu un sourire plus jeune rosir le cuir de ses joues.

— Oh ! Tu y as pensé ! C’est gentil.

Il regardait le butin étalé comme Napoléon, j’imagine, regardait les brumes d’Austerlitz en train de se dissoudre dans l’éternité. Puis il a un pris un pot dans chaque main, moi le troisième et mon verre à vin vide. Nous avons été les porter dans la cuisine – une des cuisines plutôt, car il y en avait deux ou trois dans la maison, je n’avais jamais fait le compte exact. Il y en avait plus que de salles de bains.

En nous voyant comme deux dadais égarés dans son domaine, Madame Huguette s’est mise à nous houspiller. Vite, vite, il fallait passer à table, les légumes attendaient déjà, elle-même arrivait avec le rôti. Nous nous sommes dépêchés de gagner la bibliothèque – une des bibliothèques. Sur la longue table ovale qui aurait dû servir à ouvrir les lourds volumes légués par oncle Magos, les assiettes, les bouteilles, les verres, le pain, les pommes de terre et les légumes blancs nous attendaient, tièdes et pimpants.

Un énorme canard désossé, guillotiné et garrotté a glissé vers nous, par un ingénieux passe-plat. Il semblait avoir succombé à une pluie d’aérolithes : les olives vertes dont il était inondé. Je voyais au ralenti Lionel sortir de son étui en bois le couteau à découper. Il jetait des coups d’œil furtifs derrière lui, il semblait désireux d’échapper aux rudes remarques de sa gouvernante.

— Ça ne doit pas toujours être facile de vivre sous le même toit que Madame Huguette, hein ?

— Pourquoi dîs-tû çâ ?

Et, tout en attaquant la viande, il s’est mis à me parler en anglais. D’après lui je me trompais du tout au tout sur Madame Huguette. Je ne voyais que l’écorce. Elle n’était pas du tout envahissante, elle avait sa vie – she’s got a life. J’ai dit à Lionel de ne pas faire l’imbécile, et il est revenu à notre implacable langue natale.

J’aime le canard et les olives, même accompagnés d’un simple verre d’eau. De temps à autre, la gouvernante passait la tête par le passe-plat et nous intimait l’ordre de nous resservir. Lionel maniait le couteau à découper comme si sa vie en dépendait, et nous nous resservions.

Puis soudain, il en a eu assez d’être docile. Il a crié à Madame Huguette : Il faut que nous bavardions à l’aise pendant deux minutes, et il a fermé la porte matelassée. En revenant vers la table, il souriait. J’ai dit :

— Il reste le passe-plat dérobé…

— Madame Huguette. Fermez le passe-plat, s’il vous plaît !

De la poche de sa veste Marlboro il a extirpé non sans effort une grosse enveloppe, du format d’un roman de Christian Jacq. Elle était fermée au moyen de deux petits cadenas en plastique. J’ai fait sauter le plastique avec mon couteau-scie un peu graisseux et j’ai soulevé le rabat. J’ai aperçu un matelas de belles coupures bordeaux. J’ai reposé l’enveloppe sur la nappe anglo-indienne.

J’étais quand même un peu gêné. J’avais imaginé obtenir de mes actions PétroLife une avance confortable, mais pas une somme pareille. Ça faisait plus d’argent que ce que j’avais gagné de toute ma vie.

Pour le principal, m’a dit Lionel (le principal !), il se chargeait de le verser sur le compte de mon choix, quand les actions seraient vendues. Il pouvait même m’ouvrir un compte numéroté à Bâle, si je voulais. Pourquoi à Bâle ? Il me l’a expliqué.

J’ai signé sur un coin de table une longue bande de papier vert comme une salade sur laquelle figuraient mon nom, des codes et le nombre 640. Il l’a pliée en quatre et a resservi du thé.

Lionel était un ami fastueux. Cette liste de valeurs que je lui avais faxée, rien ne prouvait qu’elle ne sortait pas de mon imagination. Même s’il n’avait aucun doute sur mon honnêteté, il payait rubis sur l’ongle. Mais depuis qu’il était devenu riche, il veillait à éviter les deux écueils de la richesse : l’arrogance et la prudence. Il lui suffisait d’avoir une puissance tranquille. Ne plus jamais être à un million près augmentait encore, si c’était possible, sa générosité naturelle.

C’était sa revanche sur la grande déception de sa vie : brillant sociologue, assistant du professeur Lamarche, il avait tout perdu quand Jacques Lamarche avait été détrôné par Pierre Bourdieu. Il avait quitté son poste, son appartement, et Paris même, sans esprit de retour.

Se souvenant opportunément que son père était d’origine vaudoise, il s’était installé en Suisse. Il avait une bonne tête mathématique, de solides diplômes et un physique trapu et souriant qui le faisait paraître moins fin qu’il n’était. Il avait trouvé tout de suite à travailler dans une banque d’affaires. À force de conseiller des gens riches, il n’avait eu aucun mal à comprendre que la perpétuelle rotation de dizaines de milliards dans le monde n’est pas étanche : il s’en perd toujours quelques fractions çà et là. Cela n’avait rien à voir avec les commissions occultes. Cela relevait de l’usure des matériaux. D’être un des centres de l’hélice créait des obligations, mais aussi des opportunités. D’opportunités en circonstances, il s’était vu un jour disposer en propre de quelques bons millions de francs suisses et d’un excellent réseau. Il n’avait pas tardé à ouvrir pour son compte une société de courtage. Sur cette base, tout devenait encore beaucoup plus facile, m’a-t-il avoué ce jour-là. Il n’était jamais avare d’explications avec ses vieux amis.

Nous restions face à face. Madame Huguette a frappé à la porte. Elle avait eu le temps d’ôter son tablier et de resserrer ses tresses. Ainsi coiffée et tressée, elle approchait encore plus l’idéal d’une Heidi du quatrième âge, qui poussait vers nous un gros restant de gâteau genre quatre-quarts. Faut vous nourrir. Monsieur Luc, après tout ce voyage ! Si elle n’a pas prononcé exactement ces mots, son air affable et mêle-tout le disait pour elle. J’ai donné l’exemple du parfait appétit en engloutissant une énorme portion de gâteau. Il était vraiment très sec.

— Ce serait peut-être intéressant d’essayer avec ta confiture, a dit Lionel, d’une voix que la préméditation faisait trembler.

— Excellente idée.

— Madame Huguette ? Vous voulez bien nous ramener un des pots de confiture que Monsieur Luc a apportés tout à l’heure ?

Madame Huguette était devenue sourde. Lionel m’a regardé comme je me levais.

— Où vâs-tû ?

— Oh moi, je ne suis pas fier. Je vais la chercher moi-même.

— Je t’en prie, reste assis. Il faut qu’elle comprenne que je mange son cake étouffe-chrétien sans discuter, mais que c’est quand même moi le maître !

Étions-nous épiés par le passe-plat ? À l’instant précis où il disait : « le maître ! », le pot a jailli sur la table, comme lancé par une forte catapulte. Je l’ai rattrapé au vol. Déjà, Lionel sortait des couteaux du tiroir. Tous les deux, nous nous léchions les babines. Ça faisait vingt ans que nous tenions la confiture de vieux garçon pour la meilleure du monde.

Nous étions cinq quand nous en avions mangé pour la première fois. Michel était revenu de Paris après une semaine d’absence mystérieuse, comme ça lui arrivait souvent. De sa gibecière en cuir éraflé où il transportait la plupart de ses biens terrestres, il avait tiré les délices dont nous autres, étudiants pauvres d’une des plus Vieilles universités d’Europe, nous étions privés. Les boyards sans filtre, de l’épaisseur d’un cigarillo et d’une belle couleur jaune de papier post-it. Le pain d’épices moelleux et glacé de La mère de Famille. La NRF, où paraissaient en feuilleton les chimères lyriques de Maurice Blanchot. Le Bartissol, apéritif avec lequel de nos jours on obtiendrait sans mal un succès comique, mais dont la saveur d’hydromel et de figue nous faisait rêver. À cette foison de trésors, Michel avait ajouté un pot de confiture dont l’étiquette banale ne nous disait rien qui vaille (nous placions Hédiard au-dessus de Fauchon, comme nous misions sur l’Argentine contre le Brésil : sans aucune expérience directe, pour des raisons purement morales).

Trois ou quatre jours avaient passé avant que l’un de nous s’avise d’y goûter. Il s’était empressé d’alerter les autres. Ce jour-là : une conversion, à côté de laquelle celle de Paul de Tarse n’est qu’une mascarade de carnaval roumain. « Sublime comme de la vieux garçon » est devenu notre expression fétiche, même dans nos dissertations philosophiques, ce qui faisait ricaner le professeur d’épistémologie, que nos improvisations abstraites terrorisaient.

Ah oui, ce couvercle qui cède d’une simple torsion, cette confiture à étages, cette lame de couteau qu’on enfonce presque à la verticale dans le pot, pour en exhumer tous les saveurs recrues de l’automne, et cette percée soudaine de trois rouges distincts sur le bleu du jour, tout nous ramenait à la violence de notre sang quand nous liquidions sur le méchant pain du boulanger Léon XIII les trois ou quatre pots disponibles – butin d’une trop rare expédition à Paris. À présent que Michel était mort, qu’Annie avait tourné voyante, que Philippe avait quitté la Carrière pour vivre en Turquie, il n’y avait plus que ces deux quinquagénaires carnivores face à face pour refaire tout le rituel du bonheur, sans manquer un seul geste. Vieux garçons, ça oui, nous l’étions restés.

Mais à deux heures quarante-cinq, le téléphone de Lionel a sonné, non pas un banal appel de l’extérieur (les milliards n’avaient pas arrêté un instant de tournoyer), mais une cascade de carillon praguois : le signe que la récréation était finie et qu’il fallait reprendre le rang. D’ailleurs, il s’était levé, sa serviette rugueuse à la main. D’ailleurs, Madame Huguette annonçait que le chauffeur faisait tourner le moteur de la Volvo pour conduire le patron en ville. Lionel écartait les bras en signe d’impuissance et me proposait de descendre avec lui dans le jardin pour regarder ses perce-neige.

Au beau milieu du gravier, séparé des fleurs blanches minuscules par un grillage comme au jardin zoologique, il a fait allusion à la nécessité de rester en contact. La dernière génération de téléphones portables, selon lui, pourvoyait à tout. À la fois ordinateur, fax, agenda et modem, ils tenaient aisément lieu de cerveau. Mon attitude évasive à ce propos n’était pas loin de l’indigner.

— Moi avec un strawberry, je n’ai plus besoin de secrétariat. Je me suis libéré de la tyrannie des secrétaires. Je consulte les cours, je donne les ordres de Bourse, en roulant. C’est un télé-mail intégral. Avant, je devais toujours compter avec les risques d’indiscrétion ou de chantage. Fini tout ça ! Tu devrais vraiment en avoir un, c’est le jour et la nuit.

— Avoir quoi ?

— Un strawberry ! Dis donc. Tu ne veux pas rester et dormir ici ? Tu as l’air sonné.

— Non, non. Il faut que je rentre. Tu sais, je n’aime pas être rattaché au bout d’un fil numérique. Ça fait jokari.

— N’empêche, il faut qu’on puisse se joindre rapidement et s’échanger des listings comptables. Les mouvements boursiers sur les PetroLife sont en train de se bousculer. On parle de rachat par la Shell. Pour la transaction officielle, ça ne vient pas à un jour. Mais il faut pouvoir réagir aux fluctuations du marché.

J’ai promis, pour le télé-mail. Et aussi de rappeler Lionel le plus vite possible. Il m’a embrassé et a rejoint sa voiture. Le chauffeur fumait près du capot. Il ne s’est pas précipité pour ouvrir la portière. Mais il a jeté sa cigarette avant de s’installer au volant.

Je restais à regarder sans les voir les perce-neige. Il n’y avait pas de neige mais ils perçaient bien.

Ma grand-mère m’avait légué il y a trente ans 640 actions d’une compagnie pétrolière. Il paraît qu’à l’époque, j’avais signé une procuration. Mais il avait fallu la mort de ma propre mère pour que tout cela revienne au grand jour. Les notaires sont de grands cachottiers.

Je me disais que si j’avais été au courant plus rôt, il y a beau temps que j’aurais tout carbonisé. Là, je repartais à neuf. Avec cette fortune inespérée, ma situation changeait du tout au tout. Ma propriétaire me jetait à la porte, pour augmenter ses loyers : j’allais pouvoir lui racheter son palazzo vecchio parisien. J’étais libre, libre comme l’air. J’ai couru jusqu’à la maison.

Madame Huguette a fait le tour du premier étage pour voir si je n’avais rien oublié. À part ma veste et la petite serviette contenant mes papiers et le Montaigne, je n’avais rien à oublier. L’enveloppe gonflée, bien sûr. Je me suis isolé dans les toilettes et j’ai bourré les billets dans la grande poche latérale de mon pantalon baggy. Ça faisait un durillon géant contre ma cuisse. Madame Huguette a proposé que je me repose un peu en attendant l’heure de mon train. Un autre chauffeur me conduirait avec la Range Rover. J’ai refusé la double proposition. J’avais besoin de me retrouver seul, de marcher un peu. Le gâteau quatre-quarts pesait plus que l’argent.

Et me voilà à grands pas, billets en poche, avec une heure dix-huit à tuer. J’ai traversé le beau parc usé, par grand froid, longeant une sorte de muraille à pic où trônaient, en toge, bras croisés, comme sortis d’une réunion du Ku-Klux-Klan, les fondateurs du calvinisme, puissamment sculptés dans le roc. Des étudiantes sortaient d’une fac toute proche, penchées sur des classeurs qu’elles serraient de leurs deux bras noués. Le très petit sac à dos qu’elles portaient toutes n’avait pas d’autre fonction apparente que de faire ressortir la rondeur de leur derrière, car à Genève, le jean moulant continuait à triompher.

Après avoir consacré dix minutes à suivre le déplacement morne et saccadé des pièces monumentales sur leurs échiquiers géants, j’ai franchi les grilles. Sur cette place se resserrait la mémoire. Je reconnaissais les façades, les toits, les trolleys, et les souvenirs plus sensibles affluaient, tant que j’avais vécu loin de là, j’avais pu les tenir à distance. Là j’ai cru sentir une bouffée de parfum citronné : l’odeur même de Catherine.

Le Café Lyrique était de l’autre côté de la place, entre deux institutions charitables, l’Opéra et le Conservatoire.

Je me suis installé dans mon coin habituel, si on peut parler d’habitude, après si longtemps. C’est là que le deuxième soir avec Catherine, je m’étais assis sur la banquette, tout contre elle. J’avais glissé ma main dans le creux de ses reins, sous la ceinture de sa jupe, et touché pour la première fois ses fesses.

J’aimais beaucoup le Café Lyrique. Dommage que le service, un des plus lents d’Europe, ne permettait de le fréquenter qu’à condition de n’avoir ni faim ni soif. En revanche on pouvait s’y asseoir à l’aise, y étendre les jambes, y regarder passer le main stream de l’activité genevoise, et même y lire les journaux, roulés autour de manches à balai et glissés dans une étagère à cylindre. Le choix était large : L’Écho du Léman, la Tribune vaudoise, le Matin de Genève, le Temps de Lausanne, La Dernière Heure de Montreux, Neuchâtel-Express et Le Petit Genevois y figuraient chacun en plusieurs exemplaires.

J’ai fini par obtenir un thé au citron, qui était la boisson préférée de Catherine. En le buvant j’espérais retrouver le goût de sa bouche. J’avais choisi quelques-uns des journaux, j’en faisais la lecture édifiante. Mais une odeur de cigare, envahissante, m’empêchait de frémir à l’aise aux mésaventures du Pasteur Muller ou aux risques de construction d’un kiosque aux jouets sur la place des Pâquis. Bientôt, j’ai été obligé de changer de place, incommodé par la fumée de plus en plus âcre, piquante, raffinée et perfide qui émanait d’un consommateur placé dans mon dos. Je devais à la manie de mon père de savoir distinguer un honnête Romeo y Julietta d’un quelconque Pulchinella rouge. Ce cigare fumé dans mon dos était manifestement une très bonne chose.

Comme je m’asseyais de l’autre côté des plantes vertes, j’ai eu la curiosité de regarder à travers le feuillage à quoi ressemblait l’enfumeur et j’ai eu un éclair de surprise. Tiens, Jean-Luc Godard !

Il avait l’air en forme, le mythique cinéaste, malgré le chaume de sa barbe et trente ans d’insuccès mérité. La solitude et la Suisse, décidément, conservaient. Jusqu’à ses lunettes habilement relevées sur son front, pour en manifester à la fois le luxe et fin utilité, qui concouraient à lui donner l’apparence d’un romancier idéal. Je trouvais même qu’il était devenu très beau, avec l’âge. Quand on pense à la triste tête de pédant protestant qu’il avait, sur ses photos, à l’époque immémoriale où il tournait Bande à part, on se disait que ce vieux bandit était béni des dieux. Non seulement, dans les années soixante, il avait réinventé le cinéma, mais voilà encore que, dans les années deux mille, il révolutionnait la biologie ordinaire : il trônait dans la jeunesse et dans l’immortalité.

Le geste précis, le corps languissant, l’allure fringante, la peau rose et fraîche, il barbouillait consciencieusement les chevrons de sa veste increvable de la cendre floconneuse de son cigare. Un fait m’a frappé pourtant, comme, pour emporter de lui une image complète, je jetais un coup d’œil sur le pli de son pantalon (habilement préservé par sa façon archaïque de croiser les jambes) : ses pieds, moulés dans de vieux bottillons en chevreau. Ils étaient minuscules.

Bon. Il fallait encore tuer une petite heure avant de gagner le chemin de la gare. La contemplation béate de l’auteur de quatre de mes films préférés ne suffirait pas à meubler tout le vide. J’ai d’abord été au bar pour demander un autre thé (la magie de Catherine restait inopérante), puis je me suis dirigé vers les casiers à journaux : je venais d’apercevoir au sommet de l’un d’eux le sigle libératoire du Monde. J’allongeais le bras pour m’en emparer quand une bonne voix sévère et sérieuse m’a dit : « Moi aussi j’aimerais bien le lire, si ça ne vous dérange pas. « Je n’ai pas cru devoir relever l’interruption. J’ai regagné ma place en serrant la merveille. Un Monde tout frais. Un Aionde daté du lendemain. Ça valait bien d’affronter le regard de JLG ! D’une aigreur ! D’une noirceur ! J’avais réussi à me faire un ennemi d’un des principaux cinéastes du siècle. Compliments…

Avoir une fortune en poche aide à relativiser bien des choses. Déjà j’oubliais Godard. Déjà je me plongeais dans les pages touffues. L’article de Marc Weissenberg m’a frappé par son titre : La Machine infernale.

Le fécond journaliste faisait l’éloge de la taxe Tobin, seule capable selon lui, en prélevant une dîme sur les transactions boursières au profit des déshérités, de permettre au système de se survivre. Je repensais à Lionel. Lui aussi prélevait une dîme sur l’incessant brassage. Tout le monde, alors ?

Selon Weissenberg, la taxe Tobin était semblable à une saignée médicale qui, en désengorgeant les artères, empêchait l’embolie. Qui plus est, ajoutait-il, filant sa métaphore, le sang ainsi recueilli servirait aux transfusions, sauverait des vies humaines. Les métaphores rendent idiots, je l’ai souvent constaté. D’après lui, faute d’une telle solution, l’excès des richesses aveugles finirait par faire exploser le système économique tout entier.

J’ai replié le journal. Faire exploser le système n’était pas à la portée des intelligences humaines. Le diable seul y parviendrait peut-être un jour.

Quelle heure ? Oui. Juste le temps de payer les consommations, de rassembler mes affaires. Godard n’était plus là. (Pardon, Jean-Luc). Je suis sorti. Je me suis dirigé vers la gare. J’ai gagné le couloir qui mène au TGV. Au beau milieu, il y avait une antenne de la douane. J’ai eu le pressentiment de ce qui allait se passer.

Chaque fois que j’étais reparti en quittant Catherine, une mallette à la main, rien qu’à ma tête, les douaniers jetaient leur dévolu sur moi. Ici, ça n’a pas manqué. L’un d’eux s’est redressé, il a touché le coin de son képi.

— Vous voyagez pour le plaisir ou pour affaires ?

— Pour le plaisir.

— On peut voir ce qu’il y a dans votre serviette ?

La suite est déjà inscrite noir sur blanc. Le regard du douanier qui se promène de bas en haut sur mon grand corps suspect. L’éternelle guérite dont il ouvre le rideau d’un coup : Veuillez entrer ici. Sans attendre, je lève les bras pour faciliter la fouille.

C’est curieux comme on occulte. Comme j’avais oublié que je ne passe jamais inaperçu. Ma taille ? Mon visage lisse ? Ma façon de m’habiller ? Le douanier a examiné mon portefeuille, a promené ses mains sur mon torse et mes poches revolver. Je ne sais pas pourquoi, il n’est pas descendu jusqu’aux jambes. Il n’a pas remarqué la présence de l’argent. C’était peut-être un signe. Que la chance ne m’avait pas quitté. Ou plus probablement, que le douanier avait reçu l’ordre de ne pas se soucier de l’incessant trafic d’argent noir, du souffle pneumatique que les banques suisses apportent aux poumons malades de l’Europe. Il faisait semblant, pour ne pas troubler le silence éternel.

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