Géométries de la fièvre

Éric Brogniet,

D’après l’œuvre photographique de Jacques Leurquin

1.

Je suis belle, ô mortels, dans le drapé de clarté où je vous dévisage

Mon insolence, mon désir fauve vous démasquent

Il pleut sur le noir des rayures

La lumière en flaques brûle sur ces laques

Je vous envisage à distance sous le loup d’un charbon cristallin

Vous ne verrez que mon buste livré aux caresses de l’air

Avec de mes seins les astres érectiles

Tandis que je halète en circuit fermé

Sous le masque et son appendice caoutchouté

2.

J’occupe tout l’espace malgré la profondeur du paysage

La scène est un abîme primitif et lointain

Fait de micas, de rocs, de courbes ancestrales

Vous m’avez vue venir dans la lumière du paysage

Que ma nuit scandaleuse déchire

Fabuleuse, inatteignable, harnachée

Avec le fouet de ma chevelure

Et ma verge dure pointant sous sa ceinture

3.

Je vous dévisage d’un regard retourné

À sa lumière intime et aux profondeurs

D’où je renais, ressourcée aux abîmes

Mon front plissé de latex est plein d’ombres étales

Où vient chuchoter vague après vague la bouche de la mer

Sous l’astre primordial dont la lueur me moule

J’offre mes lèvres et leur blessure de rose noire

Et mon buste infini comme une plage

Dont les globes aux pointes étranglées

Sont les soleils qui vous calcineront

4.

Tout désir est vertical : comme une foudre tirée à la ligne

Et qui fend le cosmos de son épure

Ma vie s’est relevée d’entre la perte et le deuil

Avec l’apocalypse du sang fouetté

Je parle une langue étrangère

Que bien peu sont capables d’entendre

Vais-je vers votre œil que ce rideau battant fait chavirer

Descendre avec mon plexus de lumière

Et ma fourche de chair au doux tissu gonflée

Vais-je coller ma bouche vulvaire à vos lèvres

Outragées ou me redresser en soulageant très lentement

La tension de mes cuisses laquées d’obscur et d’éclairs ?

Où se reflète l’empreinte de votre face perdue ?

Je suis sereine car souveraine en ce geste arrêté

De la résolution où, si je le veux, vous vous abîmerez

5.

Je traverse, avec mes seins gonflés et mon membre caoutchouté

Le désert et son chaos de micas, son sol absolu que calcine

Un ciel plombé, figure d’un sombre incendie qui passe

Comme une prophétie à travers le paysage fiévreux

Je pose de ma jambe gainée le talon vertigineux

Sur un socle. Le désir infini m’habite comme une fragilité

Je vous ploierai face contre la terre que vous mordrez.

6.

Les larmes d’Éros et le lait noir du Léthé coulent en moi :

De la coupe aux lèvres, j’établis les fondements de la pensée

Immobile et drapée au sein du figé, des ravines, des rocs érigés

Dans la garrigue avec son précipice comme une fente

Et ses lèvres de pierre stratifiée, là où passe l’attribut

De ma trouble divinité, l’herbe a brûlé

Ma douceur va fendre vos abandons

Vous ouvrirez votre fondement à ma pensée

Que la tension durcit

7.

Je sacrifie au soleil mon corps renversé

Et ma tête qui penche tant que je vois

L’horizon sans limites à l’envers

Crucifiée au sol en cet abandon qui me fend

Avec le brasier du ciel qui enflammera

De touffe en touffe le buisson ardent

Dont la prophétie ouvre au bas de mon ventre

La blessure d’où naissent depuis toujours

Les siècles fertiles

8.

Vais-je franchir dans la lessive d’une aube augurale

Cette berge où mes pieds délicats sont posés

De la pointe à l’aiguille ?

Ces eaux sur lesquelles peut-être un prophète a marché

Sont pour moi comme le vin violent de l’oubli

De l’amour qui nous surpasse je mesure ici le temps suspendu

Mon désir est atrocement calme et profond

Comme ces eaux presque étales dont un frémissement

Pourrait baigner en les léchant mes bottes

Un friselis, en son heurt, tremble

Sous ma fourche mouillée que nul ne verra

Sinon le promontoire double, les mamelles telluriques

Car je vous tourne le dos et me plonge, insaisissable

En vous montrant mes reins, dans une leçon d’anatomie

Qui échappera toujours à vos yeux trop pressés

9.

La page est vierge où je m’accroupis

Tellement nue que vous me lirez comme un brouillon

Inachevé

Chasseresse aux poignets de cuir, rose

Effeuillée sous sa corolle de vinyle

Avec sous l’astre blond qui me coiffe en désordre

Le loup profond, le funèbre voile sous lequel

Je vous perce à jour et vous ferai jouir

La lumière vénéneuse éclaire presque violemment

De mes nuits le rubis

Je suis votre clair de lune et mes lèvres ombrées

Ont pour vous qui n’y porterez ni la main ni la langue

La douceur fascinante d’un fruit nu, obscène et défendu

10.

Hors scène, oui, malgré que je vous regarde

De pleine face, défendue par l’arc galbé de mes jambes

Et le rasoir de mes ongles

Quand je dérobe à vos curiosités ma langue et mes yeux

Je suis la voie lactée qui ne dispense sa lumière

Que pour mieux vous troubler

Ma fente brûle comme ces flammes au bout des cierges

Noirs : mes lèvres sont gonflées autour de l’ourlet

Par où tantôt je pleurerai d’une pluie chaude

Qui attisera le feu de votre baiser

11.

La foudre et sa lumière surexposée

Me crucifient à la croisée végétale

Où la ramure gonfle ainsi que noire bronche

Ma chevelure a vibré dans cette électricité crue

Qui traversa les branches et m’a fendue de haut en bas

Mon tronc oscille et ploie

Je jouis dans l’effraction du temps foudroyé

Et vous demeure inaccessible en cet absolu

12.

Car je suis le venin de vos rêves

Et vêtue d’une minimale parure

Il me vient d’étranges abandons

Où ma nature polymorphe

Aime à vous surprendre

Du temps assombri ma lune émerge

Ainsi qu’une claire tangente

L’amour est-il cette hauteur

Qui nous dépasse ou ce gouffre

De soufre et de souffrances consenties

Où mon futur avance, toujours masqué

13.

Je suis parfois votre entrave

Et quelquefois votre entravée

Dans les décombres

Et la ruine des jours :

Bouche muette, visage effacé

Dont l’œil brûlé vous transperce

Je suis votre hallucination et ses vapeurs de musc

La corolle d’un sang noir épanouie sur un fumier

Et qui s’ouvre à midi pour succomber avant le soir

Tout s’est noué dans l’éclat métallique qui me renverse

Et m’a transpercée de part en part

Je mouille le duvet de mes fesses

Et provoque le membre dont vous me pourfendrez

14.

Oh je sais la phosphorescence qui frémit

Ainsi qu’aux profondeurs un astre satellite

Votre désir est une étoile engloutie

Que j’envisage avec détachement

Derrière les hublots de mon masque

Jambes de vinyle aux délicates agrafes

Et gants infinis suscitent des sueurs qui perlent

Comme le tamis de la rosée sur la mer

Je puise mon oxygène en ces purs artifices

Qui font à ma chair la plus intime l’offrande de leur calice

15.

Puis je me penche vers vous qui sombrez

Constellation dérivante aspirant au trou noir

Mon visage sublime est un groin

Et mes yeux des déflagrations

Face absolue vissée sur un collier de chien

Trou relevé jusqu’au vertige

Je veux que vous suciez le bout de mes tétins

Tandis que je promènerai les globes de satin

Que mes doigts profonds et gantés emprisonnent

Sur votre face assoiffée de venin

16.

Je suis votre blasphème à visage d’ange

En cet écrin mortuaire

Inactuel le et déplacée

Je fixe comme une stupéfiée

Au-delà de la mort sur laquelle

Je frotte ma croupe

Le paradis chaviré, la violente nostalgie

Draperies de velours, glands lourds

Aux béants orifices, catafalques funèbres

Ma bouche d’ombre entre mes jambes

Électrifie votre immobilité

17.

Il est doux d’exécuter ce qu’on que l’on a conçu

Je vous dévoilerai la neige la plus tendre

Au-dessus d’un ourlet violent connue un lien

Visiteuse du soir et sombre en son drap de velours dont les plis

Enserrant le ventre et barrant le clair carré de ses épaules

Fait entre les cuisses disjointes une noire cascade de tissu

Que la main se plairait à fouiller :

Cuir, nylons, guipures, dentelles ajourées, moires et métaux

Mon visage est penché et mon regard vous assassine de biais

Tout est affaire de tension et d’abandon mesurés

Noire et pourtant lumineuse, je plante mon talon laqué

Sur la faïence blanche et crue

L’aiguille de mon talon est le thermomètre

D’un calorifère auquel peut-être je vous attacherai

Pour faire monter la fièvre qui vous liera à moi

18.

J’ai soif d’infini et suis méditative : la Nature nous donnerait-elle

La possibilité d’exécuter un crime qui l’outragerait ?

Je veux pouvoir me livrer aux penchants de ma nature

Et jouir de ceux dont les plaisirs sont dignes de mon désir

J’écris ceci à l’encre rouge sur ma bouche fermée

Tandis que mes jambes aux fins nylons qui crissent

Quand la sueur perle à leurs creux sont les colonnes

Du temple où vous lisez de mon vouloir les lettres de feu

19.

Je suis votre face d’ombre au diamant inverse

Et vous poursuis de mon désir sacrificiel

Veuve et voilée je me dérobe pour mieux exposer

Ma figure androgyne car vous le pressentez

Le monde nous est encore inconnu : vous en perdrez

La raison comme un noyé sous les radeaux du ciel

Tandis qu’une salive pleine d’étincelles perle sous ma langue

Je suis obscure : je vous enflammerai

Comme un bûcher de chair sous une averse de neige

20.

Mon corps est une cavale et mon sexe

Imberbe a la douceur de ses naseaux

Confessez-vous à moi, je suis experte en introspection

Ma croupe est zébrée des traits jumeaux d’une épure

Droite et noire comme l’âme qui palpite avec une douceur d’oiseau

Sous le corset qui étrangle mon cœur

Je suis inatteignable à ces hauteurs que me Font les lignes

D’un poème écrit à l’encre sombre

On ne sait plus ce qui traverse le jour avec lenteur

Avec des nuées de lait qui perlent de vous

Tandis qu’un grand silence traverse le feuillage des vitres

Que l’on entend battre au Fond de l’air et de la solitude

Un sang qui sourd comme une rosée noire

Sous la lumière électrique malgré le soleil de quatre heures

21.

Je jouis aussi de vous madone outragée

Et souffrante sous ma botte prosternée

Comme aux pieds de son dieu la sainte qui détaille

Avec le couteau de la lumière sur son ventre

Et votre épave pâle qui tressaille

Est sur ma vie comme un fantôme de flammes

Une blessure de buis noir

À genoux petite putain abandonnée

Adorez-moi : sur vos voiles lacérées

Se brisent les écumes, les parfums d’eucalyptus

Les soleils foudroyés, cœur fondu de perdition

Qui consent au vertige de la morsure

Que je vous destine et qui vous fera crier de plaisir

22.

Je suis la stylite aux cheveux sombres

Retirée au désert et qui vous toise

Sous sa toison

À mes pieds les vertiges

Où de marche en marche vous vous abaisserez

Ou vous élèverez selon que votre langue

Polira de mes bottines le froid miroir

Au pied de cet autel dont je suis le blasphème

À moi les laques à vous les loques ô mon aimé

Nous avons laissé dehors le vacarme de la ville

Et son ciel fou plein de télégraphies et d’électricité

Le silence où je m’empale est un abîme

Un creux sonore que votre halètement découpe

En contemplant entre les nylons et le skaï

De ma peau la lueur pâle

Et de mes yeux l’impérieuse volupté

23.

Du jasmin je n’ai que l’odeur et, peut-être

Sous mon harnachement d’amazone qui crisse

À chacun des mouvements que j’imprime

À mes abandons calculés, l’éclat virginal

De mon intimité. Car j’aime troubler la candeur

Et suis impitoyable ainsi qu’une morsure

Avec mon ventre dont l’alcool vous tuera

Je suis la nocturne anémone, la violente inquisition

L’ange noir aux yeux d’amande amère et de bouche sanguine

Aux jambes infinies comme une journée de solitude

Ô Thésées qui me contemplez du fond de vos cités

Pleines de normes et d’épouvantes

Je suis le Minotaure de vos ciels luxueux et rêvés

24.

Négative, je suis la négation de vos aveuglements

Et si je dérobe à vos yeux mes douceurs sous des robes

Aux troublants artifices, sous des voiles funèbres

Où les mailles dessinent leurs arachnéens labyrinthes.

C’est que, dans ces liens ou ces moires que la lumière

Artificielle expose, vous devinez mieux qu’à la lueur

Morale l’infinie nature de la divinité dont nous sommes pétris

Mes crépuscules sont la forge où s’élaborent un profond incendie

L’enfance de l’art et ses travaux manuels

Les confessions d’un masque, une écriture violente

Avec membres et stylet

Je suis le fil d’Ariane ou l’obélisque enchaînée

Et mes plages sont noires avec des bouquets de muguet

À votre manche j’offre le parfum froncé d’un œillet

Je vous dévoile de la vie les métamorphoses infinies

Le réel est une pellicule surexposée

Où l’on ne peut bien voir qu’en se brûlant les yeux

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