Elle a quatorze ans. Elle s’appelle Larissa et fréquente le collège de T. Elle n’est plus une adolescente, mais déjà presque une femme avec ces mutations qui l’ont transformée en peu de temps : seins, pubis, aisselles et, chaque mois, ces écoulements qui lui laissent en bouche une saveur un peu fade. Puis, surtout, ce qui se passe dans sa tête. Des idées qu’entretiennent ses nombreuses lectures, des poèmes, des romans. Elle les emprunte à la bibliothèque ou bien des copines lui en passent en douce. Des œuvres où il est beaucoup question de sexe et d’amour. Des passions rabâchées, mais qu’elle prend plaisir à retrouver au fil des pages. Ainsi, tout récemment, l’a bouleversée Lolita, un livre de Nabokov. L’aventure d’une adolescente qui s’éprend d’un homme mûr. Elle a avalé ces pages. Elle en est encore marquée aujourd’hui, à un point tel qu’elle est quasi devenue Lolita. Ne serait-ce que par la ressemblance de leur prénom. Oui, l’amour !

Beaucoup de ses amies flirtent avec les jeunes de sa classe ou avec des gars rencontrés en boîte ou dans la rue. Mais Larissa ne ressent aucun attrait pour ce genre d’aventure. En revanche, elle éprouve une attirance un peu folle envers M. Duval, son professeur de français. Un bel homme qui en impose par son collier de barbe entretenu avec soin et qui lui donne un air de dieu romain. On l’a d’ailleurs surnommé Jupiter. Larissa suit ses cours avec attention, s’attachant non seulement à ce que débite M. Duval, mais surtout à ce que suscitent en elle la forme de sa bouche, de son nez, de ses yeux et ses gestes (il a l’habitude d’accompagner ses exposés de grands mouvements de bras, vifs ou lents, selon ses enthousiasmes).

Ce que Larissa adore, ce sont ces moments de rêve quand le professeur, abandonnant les matières arides de la grammaire ou de l’analyse de textes, donne lecture de quelques extraits d’auteurs qu’il semble aimer particulièrement.

Et, comme cette année, M. Duval et M. Claux, le professeur de géographie, projettent pour la classe quelques jours de découverte en baie de Somme, les évocations littéraires de l’endroit ne manquent pas. M. Duval se plaît à rappeler que Victor Hugo séjourna à Saint-Valéry-sur-Somme où il écrivit Oceano Nox. Au bas d’un dessin, qu’il donna à Juliette Drouet, et qui représente la mer, figurent aussi quelques vers :

Ô souvenir, beaux jours, douces heures passées,

Rappelle-toi, ce ciel, ces mers, ces grands tableaux,

Quand nous laissions errer, confondant nos pensées,

Nos pas sur les rochers, nos âmes sur les flots.

Une autre fois, c’est l’évocation d’Anatole France qui, face à la baie de Somme, loua une maison où il écrivit Pierre Nozière : « De la chambre où j’écris, on découvre toute la baie : un vent salé fait voltiger les papiers sur ma table et m’apporte une âcre odeur de marée. » France, explique M. Duval, décrit aussi « les hauts remparts de Saint-Valéry dont l’embrun a couvert le vieux grès d’une rouille dorée, l’église merveilleuse qui dresse sur ces remparts ses cinq pignons aigus, percés de grandes baies d’ogives, son toit d’ardoise en forme de carène renversée et le coq de son clocher. » Ce voyage pédagogique de quelques jours est prévu au prochain printemps. En cette saison, encore peu encombrée par les touristes, on trouvera plus facilement à se loger sans trop de frais dans un hôtel de l’endroit, peut-être au Relais Guillaume de Norrnandy, un établissement recommandé par le Michelin.

Les préparatifs de cette excursion mettent sens dessus dessous toute la classe. On en parle beaucoup. Non seulement M. Duval trouve régulièrement des citations ad hoc, mais M. Claux n’en finit pas de détailler les curiosités côtières qu’on pourra découvrir du Tréport au Touquet, de Cayeux au Crotoy dont Anatole, renchérit M. Duval, a parlé en ces termes : « Devant nous, le sable blond de la baie s’étendait jusqu’à la pointe bleuâtre du Hourdel où finit la terre et jusqu’aux lignes basses de ce Crotoy qui reçut Jeanne d’Arc prisonnière des Anglais. Le soleil enflammait le bord des grands nuages sombres. L’infini rude et délicieux nous enveloppait et nous songions à des choses très simples. »

À ces choses très simples, Larissa mêle cette fois sans fin le visage de M. Duval qui commence à l’exciter beaucoup, tellement qu’elle en rêve de plus en plus souvent.

Donc, au jour dit, un car s’arrête près du collège. On roule bientôt en direction de la mer. Arrivés à Saint-Valéry, on emménage dans l’hôtel du quai Romerel. Le séjour sera entrecoupé de quelques heures de liberté, le temps, pour ceux qui le souhaitent, d’effectuer des achats, d’envoyer des cartes ou de revoir la baie.

Depuis le départ, Larissa est émoustillée en diable de passer ainsi plusieurs jours près de M. Duval. Quel dommage qu’il y ait autour d’eux ces potaches n’en finissant pas de chanter, de rire, de se brocarder !

Donc, lors de la pause prévue, juste après le déjeuner, elle s’en va, seule, pour suivre une dernière fois l’allée qui longe la Somme en son plein à cette heure. Elle a revêtu une espèce de suroît jaune qui la rend plus femme encore. Gros émoi quand elle s’aperçoit qu’elle est suivie par M. Duval. Est-ce un hasard, ou quoi ?

Elle est à présent sur le chemin bordant l’estuaire d’où l’on devine, à travers les embruns, la rive opposée et son profil laiteux. Une pluie fine s’est mise à tomber. M. Duval la suit toujours. Quand elle atteint l’extrémité de la voie carrossable, la pluie redouble.

M. Duval l’a rejointe. « Si nous nous abritions un moment ? » À un jet de pierre, un ancien fortin du Mur de l’Atlantique bée dans des touffes d’oyats. Ils y pénètrent. Cela sent le sel et l’iode. L’endroit doit être souvent squatté car, sur une saillie en béton, des élymes séchés attestent un récent séjour.

Ils se sont assis, côte à côte. Éperdue, Larissa sent près d’elle, contre elle, l’homme dont le ciré a des odeurs d’huile et de mâle. Soudain, elle se penche, s’appuie contre lui, pose la tête sur une épaule dégoulinante de pluie. Jupiter lui a relevé le suroît et dégagé ainsi une cuisse chaude et tremblante. Il y pose la main qui, très lentement, glisse et s’insinue… Ils s’aiment. Larissa est devenue Lolita.

Partager