Par je ne sais quelle perversion du destin il m’arrive de ressentir pour Jojo l’attrait sublime qu’Humbert Humbert éprouvait pour moi, Lolita. Quand je le vois s’ébattre sur la plage parmi ses cousins et cousines, fades et presque nuis face à sa splendeur, quand je m’allonge et bois entre mes cils le ciel et ouvre mes oreilles aux cris si diversifiés et à la fois si pareils d’année en année des enfants sur une plage, j’attends le moment inoubliable où, sortant de l’eau, s’ébrouant, Jojo passe en courant près de moi m’éclaboussant de sable et de rire. À travers mes cils, ses petites dents, sa tignasse plaquée d’eau salée, le doré de sa peau, le duvet de ses cuisses, fugitive vision ! Ab boire ce petit homme de toute ma peau ! Me rouler sur lui comme la mer roule sur un galet. Ou tendrement le bercer de mon souffle dans les cheveux. Chaque jour il vient sur la plage, enfonçant ses pieds comme des fleurs à peine pubères dans le sable mouillé. J’en frémis de joie car les joies se prennent par les yeux, l’ouïe, la salive qui inonde la bouche, le baiser du vent sur le visage. Il file près de moi, silhouette gracile sur le ciel et l’écume des vagues, ombre ciselée sur l’éclat du jour. Moi aussi, Lolita nymphette, j’étais gracile comme cet éphèbe encore enfant avec toutes les promesses d’un fruit prêt à éclore. Et quand, sortant de l’eau, il tend son jeune corps à l’adoration du soleil, je ne puis m’empêcher de sourire à la miraculeuse beauté du monde.

 

Ah ! ses deux petites cerises sur son torse brun ! Ah ! sa quéquette que le tissu trempé du bermuda plaque sur les cuisses ! Je jalouse leurs caresses sur les fruits évidents mais cachés, je rêve d’y poser la joue, la langue, et de suaves baisers mouillés. Verge blonde que je devine charmante, même brandie, même perlante de désir, si opposée à celle monstrueuse, que nymphette, je devais subir… et cette tige, de son innocence, nettoierait celle, violacée, que, en toute candeur, sous le lourd regard libidineux d’Humbert Humbert, je finissais pourtant par adorer… effroyable poupée que souvent je m’amusais à faire pleurer… Mais pas trop, surtout pas trop.

 

Humbert Humbert souffrait mille morts de ne pouvoir atteindre sa Lolita. Moi, riche de mon désir, je ne souffre pas – pas encore – de ce Jojo inaccessible et si proche, et j’ignore ce que j’attends. Certes, j’imagine bien ce que je pourrais… ce que je ferais… comment je l’aborderais… Pas plus tard qu’hier déjà, le ballon, que son pied adorable poussait, est venu mourir entre mes jambes… je me suis soulevée, j’ai saisi le ballon et le lui ai lancé alors qu’il s’excusait et qu’un instant nos regards rieurs se sont pris. Car les petits garçons sont sensibles à l’humour. Les petits garçons peuvent être pris dans le rire et la bonne humeur. Humbert Humbert est passé à l’acte. Et moi, enfermée dans les cris et la tiédeur de la plage, je n’ose pas la première approche. Une nymphette, même quinquagénaire, est toujours un peu puérile. En moi remue une fraîcheur intacte qu’aucun Humbert Humbert ne peut violer. Un instinct plus fort que le désir vient clôturer l’espace lumineux de tous les possibles. La mère en moi s’indigne. La mère en moi demande de protéger cette innocence. Et je reste là, sur le sable, atone, vide, hébétée, ni mère, ni amante, ni perverse, rien. Je ne suis plus rien, je renverse ma tête sur le drap de bain, ferme les yeux au ressac du monde.

 

Lolita, sois raisonnable, pourquoi ne pas te contenter de ton jeune amant de vingt ans ?

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