Histoire d’un lapsus

Claude Javeau,

Un soir, alors qu’ils faisaient l’amour dans leur grand lit conjugal, dans cette position du missionnaire qu’elle semblait ne vouloir mettre en concurrence avec aucune autre, mais il s’en accommodait bien, tant il aimait guetter sur ses lèvres, à quelques centimètres de son propre visage, les premiers soupirs qui le réconfortaient dans l’opinion qu’il avait de ses capacités coïtales, et sur ses yeux, les prodromes d’un chavirement qui le rassuraient sur la perdurance de leur connivence amoureuse, elle avait soudain prononcé, à mi-voix, alors que s’annonçait de plus en plus évidemment l’orgasme qui devait, en conclusion de son travail, l’emporter corps et âme, ce prénom, « Thierry », qui n’était pas le sien, et que du reste il n’avait jamais entendu dans sa bouche. Il en avait ressenti un choc assez violent, mais n’en avait pas moins persévéré dans son opération de pénétration, passant par les figures de son excitation croissante auxquelles il recourait de coutume, comme à une série de lieux communs ritualisés, tantôt mordillant un mamelon, tantôt poignant une fesse, tantôt léchant l’intérieur d’une oreille, jusqu’à ce que l’éjaculation, accompagnée d’un ahan de bûcheron en sourdine, car les voisins, dans l’appartement d’à côté, étaient peut-être à l’affût de leurs ébats, trop fréquents vraisemblablement à leurs oreilles de petits vieux rabougris pour être ceux de gens normaux, le mette hors d’haleine et qu’il abatte son visage à côté du sien, à gauche comme c’en était l’usage, sur l’oreiller marqué des légères tavelures de ses fards, rimmel et fond de teint, tandis qu’elle poussait elle-même un petit cri, sans doute croyait-il étranglé pour les mêmes raisons de discrétion à l’égard de leurs plutôt déplaisants voisins. Lorsqu’il se leva, après les deux ou trois minutes réglementaires pendant lesquelles il était censé attendre qu’elle reprenne un contact point trop pénible, la couverture chaude que lui faisait son propre corps l’en protégeant assez efficacement, avec la réalité du monde banalement vécu, pour se rendre à la salle de bains afin de s’y laver le sexe, il ne l’interrogea pas d’emblée sur ce « Thierry » qu’elle avait invoqué, ne voulant pas transformer la tranche post-coïtum en épisode d’investigation policière, ce qui aurait compromis la suite de leur existence en commun de cette nuit-là, alors que du reste il se sentait assez fatigué et aspirait à un sommeil qu’il estimait, après une journée déplaisante qu’il avait passée à louvoyer entre les arcanes du monde des affaires, son monde à lui, mais plutôt subi que vraiment recherché, sans conteste mérité. Mais lorsqu’il revint à la chambre à coucher, constatant alors qu’elle avait déjà coulé dans le sommeil, il ne put trouver son repos qu’avec pas mal de difficulté, tant il était tracassé par l’allusion à ce Thierry inconnu et qui jusqu’à l’aube demeurerait inconnaissable, dont il essayait d’imaginer l’identité ou les circonstances où elle l’aurait rencontré, dans ces fragments de son existence où il était plus ou moins non grata, par la force des choses davantage que par sa décision à elle de le tenir à distance, le lycée où elle enseignait n’ayant que peu de contacts, sinon aucun, avec l’entreprise où il gagnait sa vie tout en ayant l’impression de la perdre un peu plus tous les jours, en dépit de l’aisance matérielle qu’elle leur procurait à tous les deux, notamment par les attributs de la réussite qu’il ne lui déplaisait pas de mettre en scène, la belle limousine allemande, la maison de campagne dans le Lubéron, les toiles de maîtres contemporains aux murs du vieil appartement aux murs trop minces conservé par fidélité à leur première installation en tant que couple, les toilettes à la mode qu’il était si heureux de lui offrir. Il ne parvint pas à mettre un visage à Thierry, ni à retrouver sa trace dans ses souvenirs, aussi loin que sa mémoire pouvait les reconstituer, qu’il s’agisse d’amis communs à présent perdus de vue, de rencontres de vacances, de partenaires au tennis ou à la planche à voile, de collègues étrangers de passage invités à déjeuner au restaurant ou à dîner à la maison, de pères d’amis ou amies de leur fille, autant de personnages classés sous des rubriques bien spécifiques, objets de sa manie du classement, dans les archives de leur vie en commun, vieille déjà de plus de vingt ans, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qu’elle avait rencontré avant de le connaître, mais elle ne lui avait jamais parlé d’un Thierry, alors qu’elle n’avait pas été très cachottière à l’égard du petit nombre d’ex-amants qui l’avaient précédé, Michel, Claude ou Lorenzo, pas davantage qu’elle ne l’avait été, à l’occasion de l’un ou l’autre épisode psychodramatique de leur vie conjugale, à l’égard d’adultères plus récents, peu nombreux et peu durables assurait-elle encore, Raymond ou Éric, dont il connaissait du reste les traits et dont l’un d’eux, Éric, avait continué à faire partie de leurs fréquentations, en compagnie de son épouse Camille, avec qui lui-même il avait eu ce qu’on a coutume d’appeler une brève, selon les critères habituels, liaison (et elle n’avait pas été la seule, comme il s’en était confessé lors des mêmes épisodes psychodramatiques, Véronique, Nadia ou Caroline), mais parmi lesquels aucun Thierry n’avait été déclaré. Il dormit assez mal, se réveillant souvent et se trouvant alors repris par son obsédante question au sujet de « Thierry », dans laquelle il s’enlisait de manière vaguement nauséeuse avant de reprendre ce qui lui sembla au réveil être toujours le même rêve, celui d’une quête jamais satisfaite dans les vieux fichiers manuels d’une bibliothèque à l’ancienne mode qui lui rappelait celle de sa Faculté de droit où il avait fait ses études, celle d’un livre absolument nécessaire à celles-ci dont il avait oublié le titre et l’auteur et dont il connaissait cependant le prix en librairie, trop élevé pour qu’il puisse se permettre de l’acheter, tout comme il connaissait la couleur de sa couverture, pour l’avoir aperçue sur la table d’une petite amie de l’époque de ses études dont il avait aussi oublié le nom mais qui avait les traits de la femme qui dormait en apparence paisiblement à ses côtés et qui venait, au cours d’un rapport sexuel qui pour être conjugal n’en était pas moins intense et très agréable, de prononcer ce prénom « Thierry », dont l’écho le poursuivait dans son malaisé sommeil comme un mot de passe donnant accès à des secrets qu’il valait peut-être mieux pour lui de ne pas les connaître.

Au matin, alors qu’ils finissaient de prendre ensemble leur petit-déjeuner dans la cuisine, et qu’il se levait, sa tasse de café à la main, pour se rendre en hâte vers son lieu de travail, il lui demanda, d’un ton détaché, comme s’il s’était agi d’une affaire triviale, sans réelle importance, qui était ce Thierry dont elle avait prononcé le prénom pendant leur étreinte de la soirée précédente, à quoi elle avait répondu, sans avoir l’air le moins du monde troublée, qu’elle n’avait jamais prononcé ce prénom, qu’il avait mal entendu, et que c’est en réalité le mot « chéri ! » qu’elle avait crié ou du moins prononcé assez fort et qu’il aurait dû entendre, et que de toute façon elle ne connaissait pas de Thierry, qu’il n’en existait pas dans leur entourage, qu’aucun de ses collègues du lycée, il pourrait aisément le vérifier, ne se prénommait de cette manière, et qu’il avait bien tort d’imaginer la révélation inattendue d’une relation présente, de naguère ou de jadis qui n’avait jamais existé, alors qu’elle n’avait fait que traduire son élan habituel à son endroit, provoqué par le plaisir peut-être encore plus élevé que de coutume que son activité amoureuse lui avait apporté la nuit passée. Il avait feint de se contenter de cette explication et pourtant son trouble diminua à peine, car il n’était pas habitué à se faire interpeller de cette façon, ni en temps ordinaire, ni pendant une copulation, l’apostrophe « chéri » ne figurant guère dans le lexique dont elle usait à son égard, sauf, devait-il reconnaître, lorsqu’ils se trouvaient en compagnie de connaissances, à une soirée, à un repas, mais alors elle y mettait un soupçon d’ironie, comme si elle pastichait les us et coutumes de couples que n’unit plus guère qu’une affection fictive à l’usage des tiers, et qui croient indiqué d’en remettre dans les manifestations d’affection, pour donner le change, ce qui se révèle d’ailleurs inopérant dans la plupart des cas, les interlocuteurs qui n’étaient pas au courant de l’état effectif de leur ménage étant en général dotés d’assez de subtilité pour subodorer l’incongruité d’une telle apostrophe dans la bouche de l’un ou l’autre des membres d’un couple qui ne tenait plus que par inertie, intérêt ou souci du qu’en-dira-t-on. « Chéri », pas plus que « chérie » ne faisaient partie de leur vocabulaire courant, qui au demeurant comportait peu de ces petits mots dont à leurs yeux abusaient des époux ou des amants trop soucieux de paraître épris l’un de l’autre pour être tout à fait crédibles à cet égard, courant ainsi le risque de paraître ridicules en société, même si ce ridicule lui-même pourrait devenir un outil de négociation dans les relations sociales (voyez comme nous sommes mignons, si mignons que nous acceptons qu’on se moque de nous, ce qui est bien une bonne raison pour qu’on nous prenne au mot et qu’on nous fasse confiance), comme si l’amour ne pouvait être dit de manière sérieuse, tant il comportait d’aspects effrayants ou comminatoires, ce dont pourtant l’un et l’autre, riches d’une certaine expérience commune et de certaines expériences qui ne l’étaient pas, étaient certes bien convaincus. Il ne se tint donc pas pour libéré par ce travestissement supposé de « Thierry » en « chéri », par cette accusation implicite d’avoir erronément transformé une manifestation verbale de tendresse en lapsus révélateur, et même s’il lui arriva ensuite quelquefois de se reprocher de mettre sa bonne foi en question, il se remémorait alors d’autres occasions où il l’avait prise en flagrant délit de mensonge ou bien où le mensonge s’était révélé plus tard, mais il s’était aussi souvent qu’elle, au moins aussi souvent, comporté de cette manière, et le mensonge au sein d’un couple n’était pas le comportement auquel il s’attendait le moins, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à ressentir une sourde perturbation à l’évocation de ce « Thierry » si inattendu qui, lorsqu’elle survenait, en général à l’improviste, lui rappelait douloureusement, et plus douloureusement qu’il n’aurait dû s’y attendre, combien sont précaires ou friables les socles sur lesquels prétendent reposer les attachements qui prétendent être les plus solides. Toutefois, il ne lui parla plus jamais de ce cri échappé pendant une étreinte de routine, et que d’ailleurs il n’entendit plus jamais dans sa bouche, quoique désormais il devint plus attentif aux mots qu’elle prononçait à ces moments-là, assez rarement il est vrai, car elle semblait alors si concentrée sur elle-même qu’elle ne se souciait guère de communiquer autrement qu’avec les mouvements de son corps, et les soupirs que pas toujours il obtenait en récompense de ses efforts, sans qu’il se trouve vexé à l’issue de ceux-ci de n’avoir récolté qu’un regard reconnaissant ou satisfait, quand elle ne gardait pas les yeux fermés, prélude sans vergogne affichée du sommeil dans lequel elle basculait très rapidement, le laissant à l’insatisfaction toujours renouvelée, et il s’y attendait sans appréhension, consubstantielle à la satisfaction que la décharge dont son corps avait été le siège venait de lui apporter.

Et puis un jour il survint un grand vent comme on en connaissait de plus en plus souvent dans le pays, et alors qu’elle traversait au volant de sa voiture le bois du sud de la ville, un gros arbre tomba sur celle-ci, la tuant sur le coup, ce que beaucoup de monde apprit bientôt, car des images furent montrées de l’accident au journal télévisé du soir, qu’il ne vit évidemment pas, car il avait été averti très vite et se trouvait encore à l’heure du journal télévisé au dépôt mortuaire de l’hôpital où le corps de sa femme avait été transporté, face auquel il restait les bras ballants, écrasé de désarroi, incapable de renouer avec la trame ordinaire de sa vie et ne devinant aucun moyen d’y parvenir encore un jour, se sentant abandonné sans raison, presque hargneux à l’égard de celle qui venait de le quitter sans préavis, tout en se sentant contre tout bon sens plus épris d’elle qu’il ne l’avait sans doute jamais été. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler la dernière fois où ils avaient fait l’amour, qui était l’avant-veille, dans leur chambre aux cloisons qu’ils croyaient trop minces pour que leur remue-ménage nocturne puisse échapper aux voisins à leurs yeux peu dignes d’estime, et ce dernier soupir volontairement atténué, croyait-il, dans ce souci de discrétion qui était peut-être aussi un souci de ne pas trop flatter son amour-propre de mari fier de son habileté en amour, et encore sa façon cent fois observée de s’endormir presque aussitôt après, alors qu’il se dirigeait comme d’habitude vers la salle de bains, d’où il revenait sur la pointe des pieds, ayant revêtu seulement la veste d’un de ces pyjamas informes qu’il s’obstinait à conserver, considérant que personne n’était censé découvrir l’accoutrement qui était le sien pendant la nuit. Il repensa aussi à ce « Thierry » qui lui avait échappé il y avait deux ou trois ans déjà, et dont il n’avait pu jusqu’à ce jour percer l’énigme, peu satisfait qu’il avait été au fond de l’explication qu’elle lui avait donnée d’un faux lapsus, d’un mauvais entendement, aux sens littéral et figuré, de sa part, et qu’il n’avait jamais réussi à chasser complètement de son esprit, même en ce moment où le malheur le plus absolu venait de le frapper, ce qui signifiait aussi, et bien qu’il aurait fermement souhaité n’y pas penser alors, qu’il ne cesserait de l’envisager désormais comme un problème dont la solution ne serait jamais trouvée, tout en se disant aussi que le respect qu’il devrait accorder à la mémoire de sa femme lui commandait de juger que cela était bon ainsi et qu’il devrait se contenter, au nom de leur amour passé, de cette interrogation pour toujours en suspens.

Lorsque vint le jour des obsèques, il demanda à l’entrepreneur de lui fournir, pour l’accrocher au corbillard, une couronne de fleurs variées, traversée d’un ruban portant son propre prénom, sans autre indication, et une autre couronne de même dimension, dont le ruban portait le prénom de sa fille, complété par la mention « à ma maman », ainsi qu’il croyait convenable de le faire faire, lui qui du reste avait peu l’habitude des enterrements et que son entourage semblait peu disposé à lui donner des conseils utiles en la matière, le sens pratique, dans de telles occasions, étant censé s’effacer devant les expressions de la stupeur douloureuse, plus ou moins bien feinte, et de condoléances dont la sincérité était, selon ce qu’il savait des interlocuteurs, plus ou moins garantie. Il se rendit aussi lui-même chez un autre fleuriste, à qui il commanda une troisième couronne, aussi large que les deux autres, sur le ruban de laquelle il fit écrire « Thierry », sans plus, convaincu qu’il fut alors qu’ainsi il rendait un hommage mérité à cet aspect de l’existence de sa femme qui relevait du secret et dont, comme de tous les autres aspects, il devait prendre le deuil, car il l’avait aimé autant que ceux-ci, et qu’il croyait maintenant que son souvenir se trouverait enrichi par l’énigme à jamais irrésolue, qui n’avait peut-être été qu’une interprétation fallacieuse de sa part, à moins qu’elle n’ait désigné un étranger qui n’avait pas aujourd’hui le droit de faire connaître sa peine et que lui-même se sentait sans ressentiment autorisé à représenter en toute méconnaissance de cause, ce Thierry dont il s’engageait à honorer aussi le souvenir, parce qu’il avait aussi appartenu à une vie dont il voulait ne détacher aucun fragment, celui-ci ne fût-il en l’occurrence qu’une illusion, une vapeur, une ombre légère et fugace sur une image à jamais figée dans un passé qui, il le savait sans même parvenir à le regretter, irait en se décomposant un peu plus tous les jours.

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